Marée verte

Argentine. La bataille pour le droit à l’IVG au Congrès et dans la rue

Carla Biguliak

Argentine. La bataille pour le droit à l’IVG au Congrès et dans la rue

Carla Biguliak

Le 1er décembre, deux projets de loi pour la dépénalisation de l’IVG ont commencé à être examinés par les commissions de la Chambre des députés argentine. Le premier est celui qui a été présenté depuis plusieurs années par une coalition de médecins, d’avocates, d’enseignantes et de militantes. Le deuxième est celui qui a été présenté par l’exécutif il y a quelques jours seulement. Les deux projets de loi diffèrent sur des points essentiels.

Le 17 novembre, le pouvoir exécutif argentin a envoyé au Congrès un projet de loi visant à légaliser l’avortement. Ce projet est débattu dans les commissions de la Chambre des députés, tout comme le projet que la Campagne nationale pour le droit à l’avortement a présenté pour la huitième fois en mars 2019.
La Campagne nationale pour le droit à l’avortement est une coalition d’organisation portée par des groupes féministes et du mouvement des femmes, ainsi que par des femmes appartenant à des mouvements politiques et sociaux. Elle compte actuellement 305 groupes, organisations et personnalités liées aux organismes des droits de l’homme, issues des milieux universitaires et scientifiques, des travailleurs de la santé, des syndicats et de divers mouvements sociaux et culturels, notamment des réseaux d’éducation, des organisations de chômeuses, des usines récupérées, des groupes d’étudiants, etc.
Elle a été lancée en mai 2005 et, dès 2006, elle a pris en charge la rédaction collective, avec tout le réseau de militantes et de professionnelles qui la composent, d’un projet de dépénalisation de l’IVG. Ce projet a été présenté pour la première fois en 2007 et, à partir de cette année-là, il a été présenté tous les deux ans, car il était systématiquement ignoré par les gouvernements successifs, de droite comme de centre-gauche. Il n’a été véritablement discuté au Parlement qu’en 2018, étant approuvé par la Chambre des députés, puis rejeté par le Sénat. Andrea d’Atri, fondatrice du collectif Pan y Rosas Argentina, et auteure du livre Du Pain et des Roses, a été l’une des premières à présenter le projet de loi en 2007.

Andrea D’Atri avec Nora Cortiñas et d’autres dirigeantes du mouvement des femmes, lors de la première présentation du projet de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement, mai 2007

L’actuel président Alberto Fernandez a fait de la légalisation de l’avortement une promesse de campagne électorale en 2019, tout en ignorant complètement le projet de loi élaboré et amélioré pendant 14 ans par la Campagne nationale. C’est ainsi qu’il a présenté un autre projet de loi il y a quelques jours. Le projet de loi de campagne et le projet de loi du pouvoir exécutif ont en commun qu’ils dépénalisent tous les deux l’interruption volontaire de grossesse jusqu’à la 14ème semaine de grossesse. D’autres articles des projets de loi coïncident. Cependant, comme le soutient toujours Andrea d’Atri, « il y a des points essentiels sur lesquels ils divergent et il faudra se battre pour l’approbation d’un projet qui inclut le plus large éventail de droits pour les femmes et, qui sera à nouveau remis en question par les fondamentalistes anti-droits, les secteurs réactionnaires et les églises qui ont leurs représentants et leurs adhérents aussi bien dans le bloc de Juntos por el Cambio (avec Macri [1] à la tête) que dans le gouvernement lui-même ». Le projet gouvernemental comporte plusieurs points qui diffèrent du projet de la Campagne, et leur raison d’être est liée à l’énorme pression que les secteurs anti-droits exercent sur le gouvernement, dont l’église catholique et les églises évangélique.

Des obstacles à la pratique de l’IVG dans le texte de loi

Une des principales différences entre les deux textes de loi est l’application de la clause de conscience. Bien que cette clause ait été incorporée dans le débat qui a eu lieu en 2018, grâce à certains secteurs qui ont cherché à « rassurer » les secteurs anti-droits, le projet de la Campagne ne l’a incluse dans aucun article, mais le président Fernández lui l’a fait. Ainsi, le projet de l’exécutif établit le droit à l’objection de conscience des professionnels de la santé et indique qu’il doit « orienter le patient de bonne foi vers un autre professionnel de manière temporaire et opportune, sans délai ». Cependant, il omet la référence aux institutions et n’établit pas non plus qui réglementerait et assurerait le respect de l’orientation de la personne demandant le recours à l’IVG. Comme le souligne encore Andrea d’Atri, cela conduira inévitablement à un non-respect de la loi, comme nous l’avons déjà vu en Uruguay, où il y a une objection de conscience de la part de tous les professionnels de tout un département du pays.

En France, par exemple, il existe une clause de conscience spécifique à l’IVG qui constitue un véritable obstacle à la réalisation de l’avortement (ajouté à d’autres obstacles tel que le démantèlement des centres de planning familial). Plusieurs exemples montrent que les femmes sont contraintes de parcourir plus de 45 km pour se faire avorter parce que dans les hôpitaux, comme celui de Bailleul à la Flèche (72), trois gynécologues sur quatre invoquent la clause de conscience. En effet, l’article L162-8 du Code de la santé publique dispose qu’« un médecin n’est jamais tenu de donner suite à une demande d’interruption de grossesse ni de pratiquer celle-ci  ». Cela signifie qu’en France, le nombre d’objecteurs de conscience n’est même pas connu, et on ne sait pas non plus si les médecins abusent ou non de cette clause.
Une autre différence entre les deux projets tient au fait que le projet d’Alberto Fernandez propose d’étendre de 5 à 10 jours la période maximale établie entre la demande d’IVG et sa réalisation. De plus, il propose une peine de 3 mois à 1 an de prison pour les personnes qui pratiquent un avortement après 14 semaines de gestation, alors que le projet initial de la Campagne pour le droit à l’avortement ne proposait aucune sanction pour les femmes qui se trouvaient dans cette situation.

La loi est votée au Congrès, mais conquise dans la rue

Ces dangereuses différences rendent indispensable la lutte pour un vote sur le projet qui inclut la plus vaste palette de droits pour les femmes. Cela doit se faire dans la rue, comme le soutiennent nos camarades de Pan y Rosas et de tout le Front de gauche et des travailleurs (FIT). Le député de du PTS (Parti des Travailleurs Socialistes, organisation liée à Revolution permanente) Nicolás del Caño a promis lors du débat que les militantes pour le droit à l’avortement trouveraient dans les rangs du FIT « une tranchée pour se battre pour que le projet de loi devienne enfin une réalité ».
La vérité est que, jusqu’à présent, des manœuvres ont entravé l’adoption de la loi à travers des changements dans le calendrier de votes, le retardement du débat, ou encore la tentative d’éloigner toute perspective de mobilisation des lieux de pouvoirs, comme avec la proposition de déplacer la session traitant de la question dans des lieux éloignés de la ville. Ceci montre que dans le Congrès, le vote n’est jamais garanti, et qu’ils ont peur des mobilisations dans les rues.

Nicolás del Caño, député, et Myriam Bregman, juriste, militants du Parti des travailleurs socialistes

En outre, les militants anti-IVG sont très bien organisés. Ces derniers ont non seulement attaqué les domiciles des législateurs qui sont pour la dépénalisation de l’avortement, mais continuent à faire appel aux moeurs, à la religion et à l’instinct maternel.

Comme l’a dit Myriam Bregman, dirigeante du PTS, le mouvement pour la dépénalisation de l’avortement n’est pas un phénomène passager mais « représente celles qui en ont assez qu’on leur dise comment s’habiller, comment se comporter, alors que ce régime social capitaliste les soumet aux pires emplois, aux tâches domestiques, à toute une chaîne d’oppression et de machisme. Il y a un avant et un après, il ne s’agit plus seulement de l’interruption volontaire de grossesse, c’est la pointe de la pelote dans la lutte pour tous nos droits : pour un logement décent, pour ne pas être expulsé violemment comme à Guernica, pour avoir un emploi, pour avoir un salaire pour élever nos enfants. Pour que les femmes retraitées, les mères qui survivent grâce aux allocations du gouvernement ne voient pas leurs revenus déjà maigres réduits avec les réformes gouvernementales. (…) Il s’agit d’un combat qui, nous le savons, ne se termine qu’avec la transformation de ce système à la racine, car patriarcat et capitalisme vont de pair ».

Si le gouvernement et ses alliés espèrent que le mouvement pour la dépénalisation laissera la légalisation de ce projet entre les mains du Congrès, nous ne pouvons pas oublier ce qui s’est passé au Sénat en 2018. À ce moment là, l’approbation du projet de loi par la Chambre des députés a été obtenue après plus de 22 heures de débat et à peine quatre votes d’écart, grâce à l’énorme mobilisation de centaines de milliers de personnes qui ont organisé une veille permanente. Cependant, à l’issue de cette séquence, les secteurs anti-IVG ont été renforcés par l’incorporation de représentants de l’église catholique et des églises évangéliques en tant que fonctionnaires du régime.

Il est donc plus important que jamais que les femmes argentines s’organisent et ne quittent pas la rue. Les droits ne se mendient pas, ils se conquièrent. Et si cette fois-ci la loi est adoptée, ce sera par la lutte et la mobilisation. Cette bataille vient de commencer, nos camarades argentines la mènent à l’intérieur, mais surtout à l’extérieur du Congrès, dans la rue.

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
NOTES DE BAS DE PAGE

[1Ex-président de l’Argentine
MOTS-CLÉS

[Amérique latine]   /   [Violences sexistes]   /   [Genre]   /   [Argentine]