Renouveau/x des luttes et gilet-jaunisation

Autour de "In Girum" de Laurent Jeanpierre. Quelles leçons politiques des ronds-points ?

Juan Chingo

Autour de "In Girum" de Laurent Jeanpierre. Quelles leçons politiques des ronds-points ?

Juan Chingo

Alors que nombreux sont ceux qui cherchent à dévaluer voire à nier les aspects subversifs du mouvement des Gilets jaunes, "In Girum" est un texte à saluer. Dans cette recension, Juan Chingo revient sur l’ouvrage et sur quelques-unes des thèses défendues par Laurent Jeanpierre.

De mon point de vue, on ne peut qu’être d’accord avec l’importance que Laurent Jeanpierre accorde à la mobilisation, soulignant à la fois sa nouveauté et sa force subversive, et ce malgré une grande incompréhension de la part de la gauche – qu’elle soit syndicale ou politique – et même de l’extrême gauche, déboussolée face à une mobilisation imprévue qui « a mis en crise les habitudes éculées de la lutte ».

Enseignant-chercheur à Paris 8, Laurent Jeanpierre s’attache notamment à montrer dans In Girum. Les leçons politiques des ronds-points [1] comment toute une partie de la « grammaire de l’action collective a ainsi été mise à l’écart », en référence à des formes de mobilisation « de ce que, depuis les années 1970 en France, on a pris l’habitude d’appeler “le mouvement social” ». En effet, la dynamique du soulèvement des Gilets jaunes est entrée en collision avec les tendances à la routinisation et à la pacification du conflit social de ces dernières décennies en France et dans le monde, routinisation responsable de l’accumulation de défaites malgré les luttes et les résistances des exploités et des opprimés. Cette irruption spontanée qui a brisé les modalités inoffensives et aseptisées de la lutte a battu en brèche une gauche qui s’est surtout attachée à mettre en avant, dans un premier temps, le caractère hétérogène ou confus du soulèvement, l’identifiant à des mouvements réactionnaires comme le poujadisme ou le Mouvement Cinq étoiles italien, ou, dans le meilleur des cas, en se focalisant sur ses limites sans voir ses potentialités.

Laurent Jeanpierre, donc, rappelle avec raison que « l’impureté et la diversité idéologiques de la protestation ne peuvent être un motif d’originalité ou de surprise que si l’on considère l’homogénéité des convictions politiques comme la norme des luttes sociales. L’enquête sur les conjonctures critiques ou révolutionnaires montre pourtant qu’il n’en est rien : les moments d’effervescence sont aussi des moments de mélange, voire de confusion. Il n’y a pas de changement historique fort sans ce type de préalable. Le présupposé d’une unité idéologique des mouvements sociaux témoigne en réalité de la domination de la contestation organisée, structurée par des appareils, avec parfois ses intellectuels organiques, dans les protestations contemporaines. Or, bien qu’elle domine l’espace des luttes, cette modalité protestataire est loin d’être la seule. En France, les mouvements des dernières années incitent même à penser qu’elle est entrée en crise ». L’étude de l’émergence sur la scène politique de fractions de la classe ouvrière souvent laissées à l’écart est l’un des aspects les plus intéressants du livre. On ne peut qu’être d’accord lorsque l’auteur affirme que « le mouvement est ainsi parvenu à reconstruire un “nous” populaire qui s’était effacé, en grande partie à cause de la désindustrialisation de la ville dans les années 1980 et 1990 ».

Un nouveau répertoire de luttes localisées ?

La nouveauté des ronds-points que les Gilets jaunes ont choisis comme lieu de leur lutte est l’une des particularités du mouvement. Essayant de « saisir la part affirmative du mouvement des Gilets jaunes », Laurent Jeanpierre affirme que « ces lieux ont fait bien plus que d’incarner une “nouvelle agora”, une arène où s’échangeraient des idées et des opinions : sans le formuler, ni le formaliser en tant que tel, celles et ceux qui s’y sont retrouvés ont d’abord cherché spontanément à construire un ensemble de pratiques allant “au-delà de la politique”. N’est-ce pas ce qu’indiquait un jeune protagoniste du mouvement lorsqu’il déclarait y avoir trouvé, outre un regain bienvenu de dignité, “la solidarité que l’on pouvait avoir” dans les milieux populaires dont sa famille est originaire ? Le rond-point a d’abord été cela : un espace de rencontres et de partages, la redécouverte d’une possibilité disparue de la vie collective ». Jeanpierre suggère alors l’hypothèse que « la protestation des Gilets jaunes apparaît comme participant de l’émergence, certes fragile, d’un nouveau cycle contestataire où le niveau local de la politique – plus que la question du mondial et de la mondialisation, qui a caractérisé le cycle antérieur de luttes – joue un rôle prépondérant ». Cependant, l’importance qu’il accorde à l’ancrage quotidien et local dans l’expérience des ronds-points dévalue la dimension nationale du mouvement, les actions dans les grandes métropoles, tout particulièrement à Paris, visant les lieux de pouvoir, une nouveauté évidente dans les luttes dans l’histoire. Sans oublier bien sûr d’autres actions nationales, comme le choix de certaines villes pour organiser certaines manifestations, ou des mobilisations tournantes en région, avec moins d’implications stratégiques sur les modalités de la lutte.

Ce sont ces deux pôles, national, d’un côté, et local, de l’autre, ainsi que leur articulation qu’il faut analyser si l’on veut réellement comprendre la rébellion des Gilets jaunes. Au-delà des voies institutionnelles qui canalisent la contestation, les mobilisations « non autorisées », la multiplication des piquets et des occupations, les affrontements avec les forces de répression déployées pour bloquer les actions ont donné sa morphologie au mouvement et sa tonalité « anti-régime ». Ceci s’est également exprimé dans une tendance à unifier le social et le politique, puisque la principale revendication du mouvement a été et reste la démission de Macron. Cependant, ces éléments n’intéressent que très marginalement Jeanpierre, ce qui a des conséquences sur le reste de son analyse.

Y a-t-il des luttes ouvrières après le fordisme ? Le travail n’est-il plus le lieu central de la politique ?

Pour Jeanpierre, le mouvement des Gilets jaunes « confirme le déclin de tout un continent politique, avec ses institutions, ses catégories, ses pratiques. Après d’autres pays, la France voit les acteurs du fordisme en passe de s’effondrer. Si la décomposition est brutale, elle n’est pas terminale et peut encore durer longtemps : l’État peut toujours faire renaître des fragments de gauche ; le peuple de gauche n’est pas mort même s’il ne cesse de constater la diminution de ses troupes. Mais nul n’ignore plus que la gauche, ses partis, ses syndicats, sont mortels. La mobilisation des Gilets jaunes ne l’a pas tant révélé qu’elle ne l’a confirmé. Pour un ensemble de groupes distanciés ou exclus du jeu politique, elle a en revanche créé un nouvel espace-temps de politisation et rejoint ainsi une variété de mouvements pour lesquels le monde du travail n’est plus le terrain ni l’enjeu central de la politique [2] ». On ne peut qu’être d’accord avec l’auteur, pour qui les médiations de gauche ne sont pas immortelles. Qui plus est, le mouvement a contribué à approfondir la crise historique du syndicalisme français. Malgré cette crise, les bureaucraties syndicales, en premier lieu celles des syndicats dits « combatifs », à l’instar de la CGT, ont pris soin de dresser un mur entre les secteurs stratégiques du monde du travail, encadrés syndicalement, et le mouvement des Gilets jaunes. Avec une hostilité à peine voilée, la bureaucratie syndicale a constamment appelé au calme et au dialogue avec le gouvernement, cherchant à canaliser la lutte de classes vers des chemins plus traditionnels, alors que la répression contre le mouvement des Gilets jaunes s’approfondissait. Ne pas voir le rôle pernicieux des directions des syndicats et la nécessité de s’organiser et de lutter contre elles est une erreur, car il s’agit là d’une des principales leçons des Gilets jaunes. Ne pas tirer ces leçons c’est se condamner à une lutte à la marge et à l’impuissance, sans que ces luttes ne puissent en aucune manière menacer le capitalisme et son État. Ou alors, comme nous le verrons plus loin, c’est se condamner à une fuite en avant.

Nous coïncidons néanmoins avec Jeanpierre lorsqu’il souligne le déclin des luttes avec un « codage fordiste ». Une question s’impose néanmoins : est-ce que l’inefficacité de la lutte revendicative fordiste dans un moment de crise capitaliste signifie la fin de la centralité des méthodes de lutte du mouvement ouvrier ? Nous n’irons pas jusque-là. Cela voudrait dire jeter le bébé avec l’eau du bain. Au contraire, nous pensons que la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière est d’actualité. Déjà dans les années 1930, face à une crise économique d’une plus grande ampleur, Trotsky répond à ceux qui, à l’image de la direction du PCF, se plaignent d’un manque de répondant de la part de la classe ouvrière à leurs méthodes de lutte. En avril 1935, dans « Encore une fois, où va la France ? », Trotsky affirme que « tout ouvrier comprend qu’avec deux millions de chômeurs complets et partiels, la lutte syndicale ordinaire pour des conventions collectives est une utopie. Pour contraindre dans les conditions actuelles les capitalistes à faire des concessions sérieuses il faut briser leur volonté  ; on ne peut y parvenir que par une offensive révolutionnaire. Mais une offensive révolutionnaire qui oppose une classe à une classe, ne peut se développer uniquement sous des mots d’ordre économiques partiels. On tombe dans un cercle vicieux. C’est là qu’est la principale cause de la stagnation du front unique. La thèse marxiste générale : les réformes sociales ne sont que les sous-produits de la lutte révolutionnaire, prend à l’époque du déclin capitaliste l’importance la plus immédiate et la plus brûlante. Les capitalistes ne peuvent céder aux ouvriers quelque chose que s’ils sont menacés du danger de perdre tout. Mais même les plus grandes "concessions", dont est capable le capitalisme contemporain, lui-même acculé dans l’impasse, resteront absolument insignifiantes en comparaison avec la misère des masses et la profondeur de la crise sociale. Voilà pourquoi la plus immédiate de toutes les revendications doit être de revendiquer l’expropriation des capitalistes et la nationalisation (socialisation) des moyens de production. Cette revendication est irréalisable sous la domination de la bourgeoisie ? Evidemment. C’est pourquoi il faut conquérir le pouvoir. »

Le soulèvement des Gilets jaunes a mis noir sur blanc les différents aspects de cette assertion. Les grèves et les manifestations « sans risques » (si l’on utilise les termes de la polémique sur la stratégie de l’usure qui a opposé bien avant le fordisme Rosa Luxemburg à Karl Kautsky au sein du mouvement ouvrier allemand) à laquelle les bureaucraties syndicales nous ont habituées sont de plus en plus impuissantes afin d’obtenir satisfaction sur une quelconque revendication. Les seules les actions « de lutte » ou combatives, exprimant des éléments d’auto-activité et/ou d’auto-organisation de la classe ouvrière ou de fractions de celle-ci, comme cela a été le cas avec les Gilets jaunes et l’ensemble des classes populaires qui se sont identifiées à eux, ont pu faire davantage, en quelques mois, que des années de bagarres syndicales routinières. Mais, parallèlement, le mouvement n’a pas pu résoudre la paupérisation et le sentiment d’exclusion que ressentent les Gilets jaunes et l’ensemble des classes populaires qui se sont identifiés et continuent à s’identifier au mouvement. C’est pour cela qu’est nécessaire une lutte de l’ensemble des exploités et des opprimés. Sans nier l’importance croissante des luttes autour de la reproduction de la force de travail et de ses conditions, à l’instar des luttes qui se sont développées à partir de 1968 et qui sont centrales dans la période actuelle comme les combats féministes, écologistes ou antiracistes contemporaines, dans un pays impérialiste comme la France où la majorité de la population active est constituée de salariés, il ne peut y avoir de lutte révolutionnaire sérieuse sans grève générale, c’est-à-dire sans paralysie des principaux centres de production, des services, du transport, des communications, etc. Mais ces conclusions sont absentes de l’essai de Laurent Jeanpierre, qui inscrit dans son analyse du mouvement des Gilets jaunes l’idée d’une disparition du répertoire classique d’actions du mouvement ouvrier. Cette hypothèse de lecture explique par ailleurs le fait qu’il n’accorde que très peu d’importance, pas plus dans In girum que dans le long entretien qu’il accorde avec Jérôme Baschet à Lundi Matin, publié début novembre, aux éléments de gilet-jaunisation du mouvement ouvrier à laquelle on peut assister depuis quelques mois, précisément au moment où sortait le livre.

Une hypothèse fragile, qui aboutit à un mélange stratégique étrange et problématique

Laurent Jeanpierre replace son hypothèse de la « relocalisation de la vie politique » à partir des ronds-points dans le cadre global des « utopies politiques réelles ». Ainsi, « la contestation des élites politiques et bureaucratiques, la demande d’horizontalité de mouvements sans leaders ou, plutôt, comme nous l’avons indiqué, aux leaders toujours déjà contestés, l’occupation de lieux, associée à leur insertion dans des réseaux de solidarité et de réciprocité : tous ces traits font en réalité écho à d’autres mobilisations des dernières années comme le mouvement des places, la multiplication des zones à défendre (ZAD), l’affirmation de territoires "libérés" en plusieurs points du globe, du Chiapas à la Guyane, du Rojava à la Colombie, des squats urbains aux nouvelles utopies communautaires ou collectives ainsi qu’un ensemble de mobilisations localisées et moins spectaculaires contre les grands projets d’aménagement, la rénovation urbaine, en faveur de l’environnement. Sans partager toutes les aspirations de ces expériences, elles-mêmes toujours singulières, le mouvement des Gilets jaunes participe, au moins formellement, de cette tendance plus profonde de relocalisation de la politique » Ici, les propos de l’auteur vont bien au-delà des divergences soulignées plus haut puisqu’ils relèvent davantage d’une idéologie à mi-chemin entre la pensée libertaire et certains courants de la gauche autonome et/ou tiers-mondiste que d’une analyse précise des phénomènes mondiaux en cours. En réalité, si le soulèvement des Gilets jaunes peut être comparé à d’autres phénomènes (nous dirions même qu’il en a été le déclencheur, ou l’événement fondateur), il nous semble que le cœur de la nouvelle situation internationale s’articule autour des épisodes de lutte de classes au niveau mondial, de Hong Kong au Liban, en passant par le renouveau du Printemps Arabe en Algérie ou au Soudan ou encore en Iraq, ou les explosions sociales en Amérique latine, avec les révoltes en Haïti, à Puerto Rico, en Équateur, la situation chilienne – où il y a déjà eu trois grèves générales – et enfin la résistance encore à El Alto, Cochabamba, et d’autres villes en Bolivie.

Ces processus, loin de sous-tendre l’hypothèse de Jeanpierre de la relocalisation du politique, prouvent le contraire : dans ces mouvements, au-delà des différents déclencheurs, qu’ils soient économiques ou politiques, il y a une lutte contre le système politique ou économique, dans un cadre national. Ceci ne veut pas dire qu’il faille minimiser les tendances présentes à reprendre le contrôle sur nos vies de manière solidaire, comme cela a été le cas dans les ronds-points, ou le fait que des Gilets jaunes entendent présenter des listes aux municipales, de façon à y établir des « communes libres ». Mais cela n’est qu’une des « bifurcations » possibles du mouvement, pour reprendre un terme de Daniel Bensaïd.

Mais l’élément le plus discutable n’est pas l’hypothèse, fragile, comme Jeanpierre le reconnaît lui-même. A la fin de l’essai, l’auteur procède à un mélange stratégique périlleux, reprenant la théorie des modes de transformation post-capitalistes du sociologue états-unien Erik Olin Wright. Cet auteur « l’a formulé dans sa généralité en distinguant trois modes de dépassement du capitalisme. Le premier est "rupturiste" et correspond à la voie révolutionnaire de renversement de l’État. Le deuxième est "interstitiel" et passe par le développement d’expérimentations postcapitalistes et de changements localisés en dehors de l’État. Le troisième est dit "symbiotique" en ce qu’il repose sur des politiques publiques, des réformes étatiques, des luttes internes aux institutions historiquement associées à la social-démocratie ». Et Jeanpierre affirme qu’ « aucun changement historique postcapitaliste n’est censé pouvoir se produire sans le concours de ces trois types de stratégies que les forces socialistes ont passé la majeure partie de leur histoire à opposer plutôt qu’à combiner dans l’espace et dans le temps ». Un tel mélange stratégique de caractère algébrique ne peut que conduire à un recul en direction du réformisme.

Avec cette affirmation, l’auteur jette par-dessus bord toutes les leçons de la lutte de classes du XXe siècle, et les débats et polémiques stratégiques qui l’ont accompagnée autant que leur actualité pour penser la révolution et la transition à régime social postcapitaliste aujourd’hui. Derrière sa formule qui consiste à conjuguer les trois stratégies nommées plus haut – rupturiste, interstitielle et symbiotique –, ce qui est absent c’est la question du centre de gravité de la politique révolutionnaire, c’est-à-dire le principe qui puisse articuler cette politique. Certes, une politique révolutionnaire doit pouvoir combiner l’utilisation d’espaces électoraux (sans pour autant tomber dans l’électoralisme) et parlementaires pour favoriser ensuite la mobilisation extraparlementaire des masses. Elle doit aussi pouvoir utiliser les espaces d’autogestion comme des forteresses afin d’organiser des bataillons ouvriers et populaires. Mais ces différentes dimensions doivent être articulées avec une stratégie de renversement du pouvoir de la bourgeoisie et de son appareil de répression, appuyée sur des organismes d’auto-organisation des masses. C’est pour cela qu’obtenir des espaces de représentation au sein du régime ou de l’État élargi, pour reprendre Gramsci, en gagnant par exemple la direction de certains syndicats, ou la construction d’espaces alternatifs, comme peuvent être les usines autogérées face à des menaces de fermeture, ou d’autres pratiques « interstitielles », doivent être subordonnées à la mobilisation des masses pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie, c’est-à-dire à une stratégie de rupture. Une politique de transformation sociale, si elle envisage d’aller « jusqu’au bout », ne peut pas éluder la question de l’État, dont l’importance et le pouvoir ont grandi (contrairement à ce que suggère une certaine théorie sur la mondialisation, qui voudrait nous faire croire que cette question a été dépassée par la mondialisation de l’économie). La répression inédite contre les Gilets jaunes, qu’elle soit policière ou judiciaire, l’a clairement confirmé.

La recherche de chemins intermédiaires, entre une stratégie de rupture avec le capitalisme et la bourgeoisie ou une gestion « de gauche » de l’existant, n’est que pure chimère, comme l’ont montré plusieurs exemples, tel l’échec retentissant de Syriza. Ajouter à cette impasse l’idée de créer des expériences post-capitalistes ne change pas grande chose. Cela ne ferait que renforcer les illusions et les confusions stratégiques, ce qui ne peut que mener à la démoralisation et à la défaite. Le combat des Gilets jaunes a besoin d’une stratégie claire, à la hauteur de leur détermination et à la hauteur des enjeux des conflits de classe en gestation, ce qui ne constitue pas, malheureusement, le point fort de l’essai de Laurent Jeanpierre.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1L. Jeanpierre, In girum. Les leçons politiques des ronds-points, Paris, La Découverte, 2019, 192 p.

[2Pour Jeanpierre, « le mouvement des gilets jaunes a en effet opéré une rupture avec la logique du nombre qui prévalait afin d’obtenir par la manifestation de rue des concessions gouvernementales en matière économique et sociale. Or il existait une corrélation forte entre ce type de protestation, nationale, contrôlée par les appareils syndicaux et les partis, et le mode de régulation dit « fordiste » du capitalisme. Par « fordisme », il faut entendre un ensemble de formes institutionnelles (concurrence, monnaie, politiques économiques étatiques, rapport salarial, insertion dans l’économie mondiale) qui permettaient une accumulation fondée sur la production et la consommation de masse, des politiques économiques d’inspiration keynésienne ou d’interventions étatiques et une relative fermeture des frontières. Dans ce système, les gains de productivité étaient en partie répercutés en hausses des salaires et du pouvoir d’achat. Ce mode de structuration de la vie économique et sociale a commencé à se décomposer en France à partir des années 1980. La fin de la centralité ouvrière dans la conflictualité est donc un fait ancien. Pourtant, une grande partie des organisations du champ bureaucratique, du champ syndical et du champ politique lui sont encore attachées car elles ont participé au codage des antagonismes sociaux que produisait ce type de formation historique. Bien que le régime de régulation du capitalisme n’explique pas à lui seul l’ensemble des politiques publiques, et encore moins la structuration précise des intérêts collectifs, il pèse au moins indirectement sur les possibilités contestataires d’une époque, expliquant par exemple la disparition progressive de certains sujets collectifs, les règles en vigueur dans l’espace de la contestation, le degré de reconnaissance des acteurs sociaux. Sous le fordisme, le travail était un espace de socialisation politique important, les syndicats étaient encore puissants, tout comme l’étaient les formations politique de la gauche. Les démonstrations de masse d’origine syndicale et les manifestations organisées par des partis politiques étaient donc courantes. Or elles ont reculé depuis des décennies au profit des mobilisations de proximité qui ont gagné d’autres groupes que la classe ouvrière et dont le mouvement des gilets jaunes peut sembler comme un prolongement ».
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