La victoire du "non" n’était pas une fatalité

De la révolte à la révolution, à la lumière du référendum chilien

Fabián Puelma

Pablo Torres

De la révolte à la révolution, à la lumière du référendum chilien

Fabián Puelma

Pablo Torres

Le résultat du plébiscite constitutionnel au Chili a représenté un véritable séisme politique. Comment expliquer ce passage d’un climat de révolte permanent à une victoire du « non » au projet de nouvelle constitution. Faut-il en conclure que le mouvement, né en 2019, est enterré ? Quelles perspectives et quelle marge de manœuvre cela laisse-t-il pour la gauche révolutionnaire ?

Illustration : Plaza Dignidad, dans le centre de Santiago du Chili, pour le premier anniversaire de l’explosion de 2019

Le résultat du plébiscite constitutionnel au Chili a représenté un véritable séisme politique. Comment expliquer ce passage d’un climat de révolte permanent à une victoire du « non » au projet de nouvelle constitution. Faut-il en conclure que le mouvement, né en 2019, est enterré ? Quelles perspectives et quelle marge de manœuvre cela laisse-t-il pour la gauche révolutionnaire ?

Voici quelques-unes des questions politiques et stratégiques sur lesquelles reviennent Pablo Torres et Fabián Puelma , tous deux membres de la direction du Parti des Travailleuses et des Travailleurs Révolutionnaires du Chili, organisation sœur de Révolution Permanente.
Le résultat du plébiscite constitutionnel au Chili a représenté un véritable séisme politique. Ce qui a retenu immédiatement l’attention des analystes, c’est les raisons pour lesquelles le pays est passé d’un soutien massif à l’idée d’une nouvelle Constitution, avec près de 80% de « pour » lors du plébiscite d’octobre 2020, suivi d’une défaite de la droite et des partis de l’ancien bloc de centre-gauche qui a gouverné le pays pendant près de trente ans depuis la fin de la dictature, lors des élections de la Convention Constituante en mai 2021, la victoire de la gauche radicale à la présidentielle, en décembre 2021, pour la première fois depuis Allende, à une victoire écrasante du « non » et au rejet du projet constitutionnel par 62% des voix, dimanche 4 septembre.

Depuis, les commentateurs n’en finissent pas d’analyser le résultat des élections. Alors que, pour la première fois dans l’histoire du pays, le vote était obligatoire, avec inscription automatique sur les listes électorales, le score massif du « Non » [« Rechazo », « Je vote contre »] s’explique par plusieurs facteurs. Pour certains secteurs de la société, le « Non » a représenté un vote protestataire face à une situation économique profondément dégradée, avec une inflation qui atteint 13%, un chiffre jamais vu depuis trente ans, et face à la crise sociale qui en découle. Comme le gouvernement n’a pris aucune mesure sérieuse pour faire face aux effets de la crise économique et de l’inflation et, qu’à l’inverse, il a répondu positivement aux pressions en faveur de la mise en place d’une politique austéritaire, il n’est pas surprenant que le président Gabriel Boric soit devenu le symbole de la détérioration de la situation économique. Et cela s’est transposé sur le bulletin de vote « Apruebo » [« Je vote pour »] que de nombreux électeurs ont associé au bilan de la gestion gouvernementale de ces derniers mois. En outre, la Convention constitutionnelle en tant que telle est restée sourde aux besoins les plus urgents des classes populaires. La droite en a profité pour conforter une campagne démagogique et haineuse et ses arguments ont réussi à faire mouche dans de larges secteurs de la population.

A l’inverse, la campagne pour le « Oui » menée par le gouvernement de Gabriel Boric, la coalition de gauche radicale au pouvoir depuis mars 2022, en l’occurrence « Apruebo Dignidad » [1] ainsi que par une partie consistante de l’ancienne « Concertación » [2] reposait sur l’idée selon laquelle il fallait recentrer l’ensemble de la campagne, ce qui revenait à céder aux principaux arguments de la droite. Selon les partisans officiels du « Oui », il s’agissait d’élargir l’arc de soutien au vote « Pour ». Mais c’est exactement le contraire qui s’est produit. Cela a permis au récit et à la rhétorique de droite de construire sa légitimité. Aujourd’hui, le gouvernement partage avec la droite son bilan de la séquence électoral et s’en prend aux « maximalistes » ou aux « octobristes », à savoir celles et ceux qui n’ont pas renoncé aux revendications de la grande explosion d’octobre et novembre 2019 et qui sont très critiques des limites que s’est lui-même imposé le gouvernement de gauche radical arrivé au pouvoir en mars. Ce discours est imposé par les partisans du centre-gauche et du réformisme du « Frente Amplio » qui cherchent ainsi à transformer la démoralisation des électeurs qui ont voté « Oui » en résignation face à la manière dont la situation pourrait évoluer.

Cependant, toutes ces grilles de lecture du « Non » sont insuffisantes et n’expliquent pas l’ampleur de la victoire du « Rechazo ». En effet, si le cycle politique dans lequel s’inscrit le référendum a été ouvert par d’énormes mobilisations de masse, en l’occurrence la grande révolte d’octobre et de novembre 2019, « l’explosion chilienne » [« el estallido »], les changements et les oscillations dans la psychologie des masses s’expliquent fondamentalement à la lumière de leur expérience dans la lutte de classe et de la réponse qui a été celle de la classe dirigeante pour tenter de la neutraliser. Le résultat écrasant en faveur du « Non » n’est pas tombé du ciel. C’est le résultat d’orientations politiques concrètes et de luttes qui n’ont pas abouti.

L’impact de la défaite a conduit certains, à gauche, à dépoussiérer la thèse classique, valable en tout temps et en tout lieu, selon le néolibéralisme, qui s’est imposé dans le sillage de la dictature militaire d’Augusto Pinochet, entre 1973 et 1990, et qui s’est perpétué sous les gouvernements démocratiques, est resté ancré dans l’esprit des secteurs populaires et a déstructuré durablement toute possibilité de conscience, hypothéquant pour longtemps toute hypothèse de transformation. Ces analystes sont passés de l’optimisme pro-nouvelle Constitution, menant une campagne béate en faveur du « Oui », au pessimisme social qui revient à faire peser sur les classes populaires la responsabilité exclusive du « Non ». La seule perspective, aujourd’hui, consisterait à commencer une longue marche pour reconstruire un nouveau « bon sens populaire » et accumuler, très progressivement et graduellement, des forces, en vue des prochaines batailles.

Il est clair que le mécontentement exprimé par le « Non » a été canalisé par la droite à travers un vote conservateur. Néanmoins, cela ne signifie en aucun cas un vote de soutien ou de nostalgie vis-à-vis de l’époque de la dictature. Et cela encore moins, aujourd’hui, en pleine période de crise économique. Comme le montrent en réalité tous les sondages, la grande majorité de l’électorat ne souhaite en aucun cas conserver la Constitution actuelle, imposée en 1980 par la dictature et que les gouvernements démocratiques de centre-gauche qui ont été au pouvoir pendant vingt-quatre ans, entre 1990 et 2022 n’ont jamais réellement remis en cause. Les secteurs de la droite dure et les éléphants de l’ancienne « Concertación », à l’instar de certains anciens présidents et responsables gouvernementaux qui ont durement critiqué le projet de nouvelle Constitution, ont pu faire la fête à la suite des résultats. Mais la défaite du « Oui » n’est pas pour autant un « Oui » lancé en direction de ces politiciens. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, lors du premier tour élections présidentielles de novembre 2021, leurs partis et leurs candidats ne sont même pas qualifiés pour le second. La crise politique en cours est donc loin d’être réglée. C’est ce que montrent déjà les divisions entre les partis sur la façon de gérer la situation post-référendaire. Ce qui arrive à sa fin, en réalité, c’est la séquence qui s’est ouverte par « l’Accord pour la paix et la nouvelle Constitution » signé le 15 novembre 2019 par tous les partis politiques chiliens, y compris par la gauche radicale et par Boric, qui a offert une porte de sortie au président de droite d’alors, Sebastián Piñera, qui aurait pu, alors, être renversé par les mobilisations d’octobre et novembre 2019. La crise, en tant que telle, n’est pas résolue pour autant.

L’idée utopique, que beaucoup ont embrassée, d’une fin pacifique et joyeuse du « Chili de la Transition », cette période marquée par le retour à la démocratie mais le maintien du néolibéralisme le plus débridé, s’est heurtée à un mur. Parmi les secteurs de gauche radicale qui ont promu cette orientation, on songera notamment aux Mouvements sociaux constituants [« Movimientos sociales constituyentes »], et qui ont fait élire 13 député.es à la Convention constituante, et à la Coordination Plurinationale et Populaire [« Coordinadora Plurinacional y Popular »], dont fait partie le courant dirigé par Jorge Sharp, le maire de Valparaíso, la troisième ville du pays, et l’ancienne « Lista del Pueblo » et qui a fait élire 17 député.es à la Constituante. Ces courants, étiquetés comme de gauche radicale, voire d’extrême gauche, avaient placé leurs espoirs dans la possibilité d’une réforme progressive du régime hérité de la dictature. Ils ont pleinement participé à ce qu’au Chili la population appelle avec mépris « la cuisine » [« la cocina »], à savoir ces accords et ces manœuvres de couloir auxquels les partis traditionnels sont habitués. Ils ont eu recours, eux aussi, à la « cocina », à la fois pour que les députés constituants de gauche radicale, avec l’appui d’autres secteurs, puissent atteindre le quorum des deux tiers, empêchant la droite de mettre son véto sur les projets d’articles adoptés. Parallèlement, quand bien même ils continuaient à l’évoquer, ils ont renoncé à toute idée de « débordement » par la rue de la Convention.

A l’opposé, la stratégie de « révolte permanente », en l’occurrence d’agitation et de manifestations systématiques, menée par les secteurs les plus déterminés qui n’avaient pas renoncé aux objectifs portés par le mouvement d’octobre et de novembre 2019, a montré toutes ses limites. D’un côté, cette orientation a contribué à isoler les secteurs les plus combatifs du mouvement social et à creuser l’écart vis-à-vis du reste des classes populaires. De l’autre, il manquait à cette « première ligne de manifestants » un programme capable de faire face aux manœuvres de la bourgeoisie pour neutraliser la lutte de classe.

Face à ces positionnements, il s’agit de s’atteler à la construction d’une alternative révolutionnaire à partir du monde du travail. Contre le fatalisme pessimiste qui blâme le peuple (« Les classes populaires n’étaient pas préparées à une Constitution aussi avancée et progressiste ») et contre tout « conjoncturalisme » (« Le problème, c’est qu’on aurait dû faire une meilleure campagne, et on aurait gagné »), nous sommes persuadés qu’il est impossible de saisir le résultat du plébiscite sans analyser les effets démobilisateurs de « l’Accord pour la paix et la nouvelle Constitution ». Le résultat du dimanche 4 septembre ne relevait pas de la fatalité. Au contraire, « l’explosion chilienne » de 2019 a ouvert la possibilité que les principales revendications d’octobre et de novembre, à savoir la gratuité de la santé et de l’éducation, la fin du système de retraites privés, en finir avec l’ensemble de l’héritage de la dictature, soient arrachées au régime, en faisant le pari que la révolte ouvre la voie à un processus révolutionnaire.

Les objectifs de « l’Accord pour la paix et pour la nouvelle constitution » et les raisons de la déviation constitutionnelle

L’élection du 4 septembre a sanctionné le divorce entre les secteurs populaires, qui ont voté « Non », et la base électorale et sociale de « Apruebo Dignidad », la coalition gouvernementale, dirigée, bien entendu, par les partis de gouvernement mais également par les différentes bureaucraties des syndicats et des mouvements sociaux. Cela vaut également pour les « Mouvements sociaux constituants », les secteurs qui se présentent comme « plus à gauche » que l’actuel gouvernement, et qui ont leurs origines dans la « Mesa de Unidad Social » [3]. Ces mouvements se caractérisent par le fort poids qu’ont en leur sein les secteurs progressistes de la classe moyenne et qui revendiquent un programme de droits sociaux qui n’était pas pour autant séparé de l’idée d’une restauration progressive de l’État capitaliste, mis à mal pendant « l’explosion ».

L’un des objectifs affichés de l’accord souscrit le 15 novembre 2019 était précisément celui de briser l’alliance qui, de facto, s’était nouée, dans la rue, au cours de la révolte, entre les secteurs les plus précaires, les travailleurs et les travailleuses qui ont participé aux manifestations de façon fragmentée, et non en tant que classe, les classes moyennes et des fractions importantes du peuple mapuche. La grève nationale du 12 novembre 2019, la plus importante depuis l’époque de la dictature, a été le moment où s’est manifestée toute la potentialité de cette alliance et la possibilité, pour la classe ouvrière en tant que telle, d’entrer en scène. Comme Piñera, lui-même, a pu l’admettre a posteriori, le 12 novembre a représenté un véritable « point de bascule ». C’est la raison pour laquelle, « l’Accord de paix » a été sanctionné moins de 72 heures après, pour lancer le processus constituant.

La grève du 12 novembre a paralysé 25 des 27 principaux ports du littoral pacifique, avec des taux d’adhésion de 90% dans l’administration publique, de 80% dans l’Education, une participation très forte dans la Santé ainsi que dans le secteur de la construction. Elle a ouvert un espace d’action qui a permis le déroulement et la massivité des mobilisations, mais également l’extension des barrages routiers sur les principaux axes de circulation du pays ainsi qu’un niveau très élevé d’affrontement avec les forces de répression, dans la rue et dans les quartiers populaires de la périphérie des grandes villes, les poblaciones. La combinaison de la paralysie de secteurs clés de l’économie à des méthodes d’action directe a conduit à un arrêt du transport et des activités commerciales. Au cours de la journée, les manifestants ont attaqué des dizaines de postes de police ainsi que des casernes militaires. Les propos tenus par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gonzalo Blumel, à son patron, Sebastián Piñera, donnent une idée de la situation : « Monsieur le Président, nous avons perdu le contrôle de la rue… ».

Le 12 novembre a donc été une véritable « journée révolutionnaire » qui a laissé le sort de Piñera suspendu à un fil. La chute du président, qui était déjà envisagée comme une possibilité dans les cercles du pouvoir et qui était l’une des revendications de celles et ceux mobilisés depuis octobre, aurait été une conquête de la lutte de classe et aurait probablement ouvert un processus révolutionnaire, avec la possibilité d’une Assemblée constituante libre et souveraine et conduisant à imposer immédiatement les revendications qui étaient au cœur de « l’estallido ».

Cela, néanmoins, aurait impliqué la poursuite de la grève générale et le développement d’organismes d’auto-organisation. Mais ce n’était pas l’objectif du Bloque Sindical de Unidad Social, qui était la direction de la grève. A l’inverse, la direction du « Bloque » exigeait l’ouverture de « négociations sans exclusive » avec Piñera de façon, soi-disant, à faire aboutir les revendications du mouvement, nos revendications. Mais à aucun moment le « Bloque » n’incluait, parmi ces revendications, « Dehors Piñera ! », ni la convocation d’une Assemblée constituante libre et souveraine, qui étaient pourtant celles des manifestantes et des manifestants. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dès que « l’Accord de paix » a été signé, la direction du « Bloque » n’a plus jamais appelé à une journée de mobilisation équivalente à celle du 12 novembre.

L’objectif stratégique de « l’Accord de paix » était donc de canaliser institutionnellement la lutte de classe afin de la neutraliser. La classe dirigeante a préféré opter pour une nouvelle Constitution, utilisée comme une monnaie d’échange contre l’arrêt de la mobilisation. Elle considérait de plus en plus, d’ailleurs, que la Constitution de 1980, imposée par la Junte militaire et en vigueur au Chili depuis lors, était anachronique, inapplicable et ne générait plus le paradigme nécessaire de gouvernabilité. La classe dirigeante avait également d’autres objectifs tactiques très précis. Il s’agissait, d’un côté, d’offrir une porte de sortie à Piñera en lui permettant de rester au pouvoir. De l’autre, il s’agissait d’amener la classe moyenne à participer pleinement à tout le processus de transformation constitutionnelle, en confortant l’illusion d’un changement pacifique du régime hérité de la dictature. Et c’est précisément cette césure entre les secteurs populaires et les classes moyennes qui s’est confirmée lors du référendum du 4 septembre dernier.

Cette opération, orchestrée par l’ensemble des partis et rejoints, chemin-faisant, par le Parti communiste, a été soutenu par l’establishment économique et a été, en dernière instance, couronnée de succès. Dans la mesure où elle n’est pas intervenue en tant que sujet en tant que tel dans la révolte et qu’elle n’a pas disposé d’instances d’auto-organisation pouvant s’opposer à la déviation institutionnelle, la classe ouvrière n’a pas eu de programme alternatif ni la force matérielle pour l’imposer. Dans ce cadre, les secteurs les plus combatifs et radicaux de la jeunesse se sont progressivement isolés. Parallèlement, la stratégie de la « révolte permanente » a accru davantage cet isolement vis-à-vis du reste de la population.

La désaffection de la population vis-à-vis de la Convention constituante, les désillusions vis-à-vis de Boric

Le divorce et la déception entre une grande partie des masses, d’un côté, et le processus constituant, de l’autre, se sont accentués avec l’installation de la Convention constitutionnelle et à mesure que la crise économique et sociale résultant de la pandémie s’aggravait.

Une Convention constituante subordonnée aux pouvoirs constitués, ayant adopté une rhétorique axée sur la « refondation progressive » de l’État, à des années-lumière des préoccupation immédiates des classes populaires, se contentant de vagues déclarations radicales, « octobristes » sur la forme mais vides de tout contenu, s’adonnant à l’inverse à la négociation de couloirs et à la cuisine politicienne : voilà la façon dont des millions de personnes ont vu cet organisme, comme s’il s’agissait d’une institution de plus au sein d’un régime politique totalement discrédité. Nombreux sont ainsi ceux qui, bien qu’ayant voté « pour » un changement de Constitution en octobre 2020 ont fini par déchanter vis-à-vis du processus constituant.

De leur côté, les principales directions syndicales et des mouvements sociaux sont entrés dans ce jeu parlementaire au lieu de se mobiliser pour défendre des revendications urgentes et de les lier à un programme global pour mettre fin à l’héritage de la dictature. Le résultat ? Loin de conférer davantage d’assise sociale au processus constituant, cela a conduit à une césure encore plus accrue entre la classe ouvrière et les secteurs populaires et la Convention en tant que telle. Cette orientation n’a pas été l’apanage de la bureaucratie syndicale traditionnelle liée à la CUT mais également des nouvelles figures dirigeantes de Mouvements sociaux cet de la Coordination plurinationale, qui constituent à elles deux la « Direction des mouvements sociaux » [« Comando de los Movimientos Sociales »], et étiquetés comme à gauche du gouvernement en place. A aucun moment, leur campagne ne s’est délimitée clairement de celle du gouvernement. Qui plus est, ils ont fini par faire campagne ensemble pendant la dernière ligne droite. L’idée de fond, défendue, était de dire qu’avec la nouvelle Constitution tous les problèmes sociaux et nos revendications historiques trouveraient une réponse.

De son côté, le Mouvement International des Travailleurs (MIT), la section chilienne de la LIT-QI, dont l’une des dirigeantes, María Rivera, siégeait à la Convention constituante, soutient qu’après l’échec du « Oui », il s’agit, désormais, de « retourner à la base ». Une façon de passer sous silence son orientation au cours des mois précédents. Aujourd’hui encore, après la défaite écrasante du « Oui », le MIT continue à soutenir que le processus constituant représentait une victoire du mouvement du 18 octobre 2019. Le problème serait que la majorité de la Convention était tenue par les réformistes. Faut-il en conclure que la seule et unique perspective qui leur tient de bilan est que si les révolutionnaires avaient eu la majorité, elle aurait changé de nature ? Il s’agit d’un bilan teinté de parlementarisme, en marge des avancées et des reculs de la lutte des classes.

Déception et expectatives trahies, voilà donc deux éléments qui ne sont pas sans poids dans le rapport de force global entre les classes et pour la conscience des masses. Mais cette déception a malheureusement été capitalisée par la droite en l’absence d’une alternative indépendante. L’échec de la Convention constitutionnelle et du progressisme petit-bourgeois montre qu’une rébellion et un processus constituant dans le cadre du régime ne suffisent pas à résoudre les questions structurelles que mettait en lumière la lutte pour en finir avec tout l’héritage de la dictature. Ce n’est hélas pas avec un crayon et du papier que nous réussirons à faire plier les capitalistes qui soutiennent fermement les piliers du Chili néolibéral hérité de la dictature.

Existait-il une option alternative à « l’Accord pour la paix et la nouvelle Constitution » ?

Ce n’est pas par hasard ou par simple adaptation aux circonstances que ces organisations ont fait le pari stratégique de tout miser sur la Convention constitutionnelle. Au cours de la rébellion d’octobre, ces courants ont avant tout conçu la mobilisation comme un levier pour faire pression sur le régime afin de gagner une nouvelle constitution qui serait conçue sous un régime démocratique et impliquant, avec elle, de nouveaux droits sociaux, plurinationaux, écologiques et sur la parité.

Pour ceux qui, comme la « Mesa de Unidad Sindical », ont été à l’origine de l’appel à la grève du 12 novembre 2019, cette même journée était voulue comme une « grève de protestation » aussi contrôlée que possible pour faire pression sur le régime afin d’arracher des concessions. La seule façon d’éviter le piège que représentait « l’Accord de paix », que beaucoup de dirigeants de la Mesa ont dénoncé à juste titre comme étant de la « cuisine politicienne », aurait consisté non pas opter pour la trêve et, en définitive, à opérer un recul, comme cela s’est produit dans les faits, mais de conquérir de nouvelles positions dans le cadre d’un plan stratégique dont l’objectif était d’en finir avec le gouvernement Piñera et l’ensemble du régime hérité de la dictature. C’était la seule façon d’installer une Assemblée constituante libre et souveraine et de prendre des mesures urgentes pour imposer, entre autres, la fin du système privé de retraites (AFP) et leur augmentation, la gratuité dans l’Education, en finir avec les listes d’attente interminables dans les hôpitaux et l’obtention du droit à des soins de santé publics gratuits, répondre aux revendications du mouvement des femmes, restituer ses terres ancestrales au peuple Mapuche. Parallèlement, il était nécessaire de s’atteler à la construction d’organismes d’auto-organisation et de pouvoir de la classe ouvrière et des secteurs populaires qui, en dernière instance, sont les seules instances permettant de se fixer comme objectif la conquête d’un gouvernement ouvrier et populaire.

Pour développer toutes les potentialités qu’offrait la grève générale, il fallait obtenir l’entrée de tous les secteurs stratégiques dans le mouvement, à l’instar des travailleuses et des travailleurs du secteur minier, des transports et de l’industrie, encourager l’entrée en mouvement des secteurs qui n’avaient pas rejoint la grève et ne lui conféraient, par conséquent, qu’un caractère partiel. Une grève générale politique aux potentialités pleinement déployées implique l’extension du mouvement aux secteurs stratégiques, seul moyen pour briser la résistance des grands capitalistes. En effet, sans toucher à leurs profits et à leurs biens, il était impossible de prendre des mesures pour résoudre pleinement les revendications que posait, dès le mois d’octobre, le soulèvement chilien. Au cours de la rébellion, on a pu assister, parallèlement, à des affrontements très durs avec les carabiniers. Mais là encore, la méthode de la révolte sans grève générale s’est avérée impuissante pour faire plier et désorganiser les forces de répression de l’État.

L’entrée en mouvement des secteurs les plus stratégiques de la classe ouvrière aurait également permis d’élargir l’alliance entre les secteurs organisés qui étaient ceux qui garantissaient la paralysie du pays, le 12 novembre, les secteurs non organisés ainsi que les plus précaires et paupérisés de la classe ouvrière. Stratégiquement, cela impliquait non seulement de savoir où frapper le grand capital, mais aussi de travailler à l’unification du monde du travail et de l’ensemble des secteurs populaires. On songera à l’expérience et aux démonstrations réalisées à Antofagasta, dans le Nord du pays, où l’économie repose principalement sur l’extraction du cuivre. En dépit de la mobilisation très importante de la quatrième ville du pays, la tendance qui y prévalait restait celle d’une relative division entre, d’un côté, les mineurs et, de l’autre, les autres secteurs populaires mobilisés. Le 12 novembre a permis de combler cette brèche, mais cette tendance ne s’est pas renforcée ni développée par la suite.

Un autre aspect fondamental était de développer l’auto-organisation de la classe ouvrière : pourquoi le Comité de grève organisé par la « Mesa de Unidad Social » ne s’est-il pas structuré largement et massivement depuis la base, du bas vers le haut ? Pourquoi ne pas avoir bataillé pour créer des centaines de comités sur tous les lieux de travail et dans tous les domaines de l’économie ? Pourquoi ne pas avoir proposé de coordonner les différents organes qui avaient pu émerger depuis la base, à l’instar des assemblées territoriales et des « comités d’urgence » [« comités de emergencia »] ?

En réalité, l’objectif de la bureaucratie syndicale n’était pas de former un véritable comité de grève mais davantage de procéder à coups d’accords par « en haut », sans comités à la base, et avec des manifestations, à l’instar de celles du 12 novembre, circonscrites aux travailleuses et travailleurs du secteur public et de l’Education sans impliquer les bastions les plus importants de la classe ouvrière. Sans approfondissement de la lutte des classes, les revendications que la « Mesa de Unidad Sindical » prétendait défendre ne pouvaient être obtenues, car elles étaient soumises au bon vouloir des capitalistes et de leurs partis.

Comment, donc, organiser cette classe qui luttait mais qui n’était pas organisée ? C’est l’une des questions centrales du bilan à tirer du mouvement issu d’octobre. C’est peut-être là que se trouve l’une des raisons du caractère « inorganique », en termes de classe, du mouvement. La rébellion a permis de déployer une très large créativité au sein du mouvement de masse : on a ainsi vu la création d’assemblées territoriales, de brigades sanitaires pour porter secours aux manifestants blessés, d’une « Première ligne », en tête des affrontements, de collectifs artistiques et d’une multitude d’autres initiatives aux quatre coins du pays. Cependant, l’ensemble de ces secteurs ont agi de manière fragmentée et parcellaire et nombre de travailleuses et de travailleurs qui ont participé aux mobilisations n’ont pas trouvé de lieu pour s’organiser. Les organisations majoritaires qui ont animé la mobilisation ont ainsi contribué à diviser cette force et n’ont pas sérieusement cherché à promouvoir des cadres d’auto-organisation liés à la lutte qui ne soient de simples espaces de débats [« cabildos »]. De véritables organismes auto-organisés auraient à l’inverse permis de délibérer en assemblées pour décider du plan et des étapes de la lutte, d’élire des délégués pour coordonner les secteurs mobilisés, des commissions pour exécuter les décisions prises à différents niveaux, tant territoriaux qu’au niveau du tissu productif.

Le fait que la bureaucratie ait pu mener à bien sa propre politique ne relève pas de la fatalité. Ce n’est pas non plus la conséquence naturelle d’une faiblesse historique des syndicats et du « tissu social », traumatisé jusqu’à aujourd’hui par le coup d’Etat de 1973, ses conséquences et l’impact du néolibéralisme. L’une des leçons tirées de la journée de grève générale du 12 novembre est que l’affaiblissement relatif des grands appareils syndicaux et des partis réformistes traditionnels aurait à l’inverse pu permettre d’imposer plus facilement le front unique, de pousser à l’auto-organisation et de briser le carcan qu’impose la bureaucratie.

On songera, pour illustrer cette dynamique possible, à l’exemple d’Antofagasta. Le Comité d’urgence de la ville et de sa banlieue [« Comité de Emergencia y Resguardo de Antofagasta »] a été en mesure d’appeler à une AG le samedi 9 novembre qui a rassemblé les organisations syndicales de l’industrie, du port, les syndicats enseignants [« Colegio de profesores], des représentants syndicaux des mineurs, les organisations étudiantes et culturelles ainsi que des délégations des principales « poblaciones », les quartiers populaires de la ville et de sa périphérie proche où vit la classe ouvrière. Lors de cette AG, à laquelle ont participé plus de 500 personnes, il a été décidé d’organiser la journée de grève du 12 en réfléchissant et en délibérant sur tous les détails : comment couper les axes routiers reliant la ville aux mines, pour assurer la grève, comment faire sortir une déclaration politique commune exigeant la chute de Piñera et la convocation d’une Assemblée constituante libre et souveraine, le tout accompagné d’une manifestation massive au cours de l’après-midi. A travers le « Comité d’urgence », les secteurs les plus radicaux et mobilisés d’Antofagasta ont donc réussi à imposer à la CUT et à la « Mesa de Unidad Social » une manifestation unifiée et un grand meeting qui a rassemblé 25 000 personnes, ce qui n’était pas prévu à l’origine. Antofagasta a donc été l’une des pointes avancées de la mobilisation parce que le Comité d’urgence a réussi à exprimer de manière organisée et programmatique la lutte pour le front unique. Mais ce n’est malheureusement pas ce genre d’expériences qui a primé au niveau national.

En ce qui concerne la question de l’autodéfense, nous avons fait face à un problème de coordination similaire au précédent, en dépit du large éventail d’initiatives qui ont surgi au cours des affrontements avec la police et les carabiniers, avec l’apparition de « Premières lignes » dans les manifestations, de brigades sanitaires, de comités de défense juridique dans les universités, épaulés par des médias indépendants. Au plus fort de la mobilisation à Antofagasta, le siège du syndicat enseignant [« Colegio de profesores »] a fonctionné comme un véritable quartier-général de la mobilisation et des manifestations. Si des exemples semblables, marginaux par rapport à l’ensemble du processus, s’étaient renforcés au niveau national, alors il aurait probablement été possible de passer à des niveaux supérieurs d’organisation de la lutte.

En lieu et place de cela, la direction de la CUT a essayé de garantir un caractère pacifique et contrôlé des manifestations du 12 novembre. Cela s’est notamment traduit par la séparation des organisations syndicales ouvrières qui participaient à la journée de grève des secteurs les plus militants et radicalisés de la jeunesse qui, dans plusieurs villes du pays où la mobilisation était programmée en fin de matinée ont poursuivi les manifestations et soutenu les affrontements avec les forces de répression au cours de l’après-midi. A l’inverse, la tâche était de coordonner ces « manifestants de Première ligne » avec les comités des syndicats, des travailleurs de la construction et de l’industrie, en planifiant des tactiques pour faire reculer la police, à l’opposé d’une logique d’actions et de combat individuels. Les comités d’autodéfense, en lien avec les manifestants de « Première ligne », auraient été en capacité d’organiser les combats de manière beaucoup plus ordonnée, de concentrer les forces là où cela était nécessaire pour faire plier la police et les carabiniers. En dernière instance, face à une intensification des combats et au déploiement de l’armée, ils auraient pu organiser des comités armés réclamant l’armement populaire.

Le rapport entre révolte et révolution

Le passage d’une situation de révolte à un processus révolutionnaire n’a rien d’automatique. Comme nous l’avons vu, il est médiatisé par une forte lutte politique entre les différentes orientations qui se confrontent les unes aux autres dans le cours des événements.

Pour passer de la révolte à la révolution, il est nécessaire de briser les manœuvres et autres « cuisines politiciennes », comme on le dit au Chili, qui entravent le développement des tendances révolutionnaires. Il est nécessaire de développer le front unique permettant d’articuler l’alliance entre la classe ouvrière et l’ensemble des opprimés et des secteurs populaires, de mettre en place des organismes d’auto-organisation pour les combats et d’unifier la lutte par un programme qui soude la classe ouvrière et les classes populaires dans la perspective de la conquête du pouvoir.

Pour cela, pour en finir avec le régime bourgeois et entamer la rupture avec le capitalisme, la stratégie de la « révolte permanente », la stratégie de l’affrontement violent avec les flics, s’est révélée largement insuffisante. Quel que soit le niveau de violence déployé, il s’agit d’une stratégie qui se cantonne à une pression sur le régime bourgeois et ne permet pas de penser son renversement révolutionnaire et son remplacement par un ordre nouveau dirigé par les travailleuses et les travailleurs. En se circonscrivant à des foyers isolés et épisodiques d’affrontements avec les forces de répression, ce genre de stratégies ne sont ni à l’abri d’être détournées par le régime par le biais de ses pactes et conciliations, comme cela s’est produit au Chili à partir de « l’Accord de paix » ou, à l’inverse, de servir de justification à des phénomènes bonapartistes et autoritaires qui, au nom de la restauration de « l’ordre », écraserait les mobilisations.

Pour passer de la révolte à la révolution, il faut que la classe ouvrière joue un rôle de premier plan et qu’un parti révolutionnaire se propose de la mener à la victoire. Confronté aux premiers soubresauts révolutionnaires dans la péninsule ibérique, en 1931, Trotsky soulignait combien le développement semi-spontané des luttes était souvent un moment nécessaire dans le réveil des masses mais que rien ne pouvait remplacer les facteurs subjectifs, en l’occurrence le parti révolutionnaire, le programme et les organisations de masse. « Ce qui fait actuellement la force du mouvement, écrit Trotsky dans “La révolution espagnole et les tâches communistes”, -ce qui est une poussée des forces élémentaires- peut devenir une cause de faiblesse. Si l’on admettait que le mouvement restera comme par le passé livré à lui-même, dépourvu de tout programme précis, incapable de pourvoir à sa propre direction, il faudrait désespérer de tout. Car il ne s’agit pas d’autre chose que de la conquête du pouvoir. Les grèves les plus violentes n’apportent pas de solution, d’autant plus qu’elles sont dispersées. Si le prolétariat, au cours de la lutte, ne sentait pas bientôt, dans les mois qui vont suivre, que les tâches à accomplir et les méthodes à suivre lui deviennent plus claires, que ses rangs se resserrent et se renforcent, il se produirait une fatale dislocation dans son propre milieu. Les masses soulevées pour la première fois par le mouvement actuel retomberaient dans une attitude passive. A l’avant-garde, à mesure que le sol se déroberait sous ses pieds, renaîtraient des tendances aux actions de partisans, et, d’une façon générale, le goût de l’aventure. Ni les paysans, ni les citadins pauvres ne trouveraient en ce cas une direction dûment autorisée. Les espérances éveillées se réduiraient bientôt à des désillusions, à de l’exaspération. »

De manière générale, dans le cadre de situations désespérées ou à d’énormes tensions accumulées au fil des ans, les révoltes sont des actions de masse qui, lorsqu’elles éclatent, se caractérisent par un très haut degré de violence et qui s’en prennent généralement frontalement aux régimes bourgeois. Cependant, malgré leurs méthodes radicales, ce sont des mouvements de pression, en dernière instance, destinés à obtenir certaines concessions. A l’opposé, donc, de la une révolution, qui vise à détruire l’ordre existant pour en construire un nouveau.

Au Chili, cette révolte s’est caractérisée par une énorme spontanéité des masses qui ont été les protagonistes de véritables journées révolutionnaires et par la mobilisation de secteurs qui portaient avec eux deux décennies de luttes et de combats au niveau de la jeunesse, du mouvement lycéen et étudiant, du mouvement des femmes, de certains secteurs du mouvement syndical, des communautés issues des « zones de sacrifice », dévastées par l’extractivisme, ou encore du peuple mapuche. Ce qui a conféré, légitimement, le plus de violence à la mobilisation, c’est la participation du « Chili profond », des quartiers populaires, des banlieues, de la périphérie, à la mobilisation. En termes électoraux, c’est d’ailleurs cette fraction du pays qui a donné le plus grand nombre de « nouveaux votes » au « non », au regard des scores qui avaient été réalisés lors du référendum sur la Constituante d’octobre 2020 et lors des présidentielles de décembre 2021.

En d’autres termes, spontanéité et violence l’ont emporté sur l’organisation et la conscience de classe. La centralité ouvrière, question clé pour la révolution dans la mesure où elle seule est en capacité de viser les « positions stratégiques » du capitalisme, ne se développe pas dans le cadre d’une simple révolte. Les révoltes ne permettent pas que se construisent des organismes ou des organisations consolidées à même d’exprimer la logique de front unique entre le monde du travail et les masses en général, dans le sens du développement de l’auto-organisation en vue de la prise du pouvoir.

La révolution se distingue de la révolte en cela qu’elle est un combat de caractère fondamentalement offensif où l’existence et la destruction du régime sont en jeu, où la lutte vise la liquidation des pouvoirs en place et où le pouvoir de la bourgeoisie est directement remis en cause par l’action de la classe ouvrière organisée et par l’entrée en mouvement de ses bataillons stratégiques, par le développement de l’auto-organisation et la tendance au double pouvoir. C’est en ce sens qu’elle exige une direction consciente et planifiée pour être menée à bien, en l’occurrence un parti révolutionnaire. Les méthodes de la classe ouvrière sont la grève politique générale, la constitution d’organisations du pouvoir ouvrier et populaire, l’insurrection et la guerre civile.

Cela ne veut pas dire pour autant que l’on puisse tracer une frontière étanche entre révolte et révolution. La révolte, en effet, doit constituer une étape nécessaire et distincte de la révolution. En ce sens, les révoltes peuvent rester au stade de simples révoltes, à savoir de combats faisant pression sur un régime qui, alors, essaye soit de négocier, à savoir de « donner un peu » pour ne pas « perdre toute la mise », ou alors de les anéantir par tous les moyens possibles. A l’inverse, les révoltes peuvent également constituer une étape dans une trajectoire plus offensive, ouvrant la voie à un processus révolutionnaire ouvert. Ce n’est pas cette seconde tendance qui a primé, au cours de l’explosion chilienne d’octobre et novembre 2019.

De quelle organisation avons-nous besoin ?

Depuis la défaite du « Oui », un certain nombre de camarades et de secteurs militants tirent la conclusion qu’il nous faut « reprendre la rue », nous « organiser ». Mais suffira-t-il de reprendre la rue et de scander « à bas les partis du régime ? ». De quel type d’organisation et de quel type de programme avons-nous besoin ? Voici quelques-unes des questions fondamentales qui se posent à nous dans la séquence post-référendaire. Parallèlement, la situation actuelle nous pose de nouvelles questions : comment éviter que la revendication d’un « nouveau processus constituant » ne soit utilisée par le gouvernement pour faire pression sur la droite dans sa tentative d’un nouvel accord d’unité nationale ? Comment éviter que la droite n’utilise les mobilisations du mouvement lycéen pour renforcer un discours d’ordre et de sécurité et exiger une accentuation de la répression contre les secteurs militants et contre l’extrême gauche ?

Pour faire face à ces défis actuels, il nous faut être clairs sur les leçons stratégiques à tirer afin de ne pas commettre les mêmes erreurs que par le passé, ni tirer des conclusions qui conduisent au scepticisme, à la résignation ou au désespoir, conduisant à leur tour à de fausses solutions de repli groupusculaire qui ne sont pas en phase avec la classe ouvrière et les secteurs populaires.

La distance séparant la rébellion d’octobre 2019 du résultat référendaire de septembre 2022 montre qu’une voie alternative à « l’Accord pour la paix et la nouvelle Constitution » était possible mais que l’orientation qui a marqué de son sceau la rébellion et qui a fini par s’imposer était celle d’une réforme graduelle et progressiste du régime hérité de la dictature, sous-tendue par l’idée selon laquelle il aurait été possible d’en finir avec l’héritage pinochétiste au niveau économique, politique et social, par le truchement d’une nouvelle Constitution qui aurait été rédigée par une Convention constitutionnelle subordonnée aux pouvoirs établis. Les organisations se réclamant de la gauche révolutionnaire et des mouvements sociaux combatifs ont fini par se subordonner à ce qui, en dernière instance, a représenté un précieux instrument de restauration de la gouvernabilité. Parallèlement, la politique de la « révolte permanente », sans programme ni stratégie définis, choisie par plusieurs collectifs et groupes radicalisés, s’est avérée totalement impuissante face à cette opération et a fini par renforcer l’auto-isolement des secteurs les plus combatifs.

Comme nous l’avons vu, la possibilité d’un cours alternatif et du passage de la révolte à un processus révolutionnaire ouvert était posée par le développement des événements eux-mêmes. Mais pour s’imposer, cette orientation avait besoin d’être portée par une organisation politique forte, par un parti révolutionnaire de la classe ouvrière qui aurait fait le pari de l’auto-organisation ouvrière et populaire et de la grève générale pour obtenir le départ de Piñera ainsi que la convocation d’une Assemblée constituante libre et souveraine pour imposer toutes les revendications mises en avant par la rébellion, et ce dans la perspective d’un gouvernement ouvrier et populaire, en rupture avec ce système capitaliste qui ne nous offre que davantage de crises économiques et sociales, de guerres, de destructions de la planète et de misère.

C’est ce pari que nous avons fait en tant que militantes et militants du Parti des travailleuses et des travailleurs révolutionnaires. Ce sont les démonstrations que nous avons voulu faire à Antofagasta, par exemple, sans jamais néanmoins réussir à incarner une véritable direction alternative dans la mobilisation. C’est en ce sens que l’une des leçons à tirer de la séquence passée est que nous devons continuer à construire un puissant courant de militantes et militants socialistes au sein du monde du travail, de la jeunesse et du mouvement étudiant qui soit en mesure, aux moments décisifs, de représenter une alternative politique.

Le résultat du référendum ouvre un nouveau moment politique mais les contradictions profondes de l’étape qui s’est ouverte depuis 2019 ne sont pas résolues. Tôt ou tard, la classe ouvrière et les secteurs populaires auront à se mobiliser pour revendiquer ce qui, jusqu’à présent, n’a été que promesses non tenues. C’est à cette perspective que nous devons nous préparer, préparer les conditions pour reprendre la lutte pour les revendications d’octobre, pour un programme qui fasse payer la crise aux grands patrons et qui soit un programme d’indépendance de classe, révolutionnaire et socialiste, pour renverser ce système d’exploitation et d’oppression.

Trad. CP

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Apruebo Dignidad regroupe le « Frente Amplio », dont Boric est l’un des dirigeant, et le PC chilien. Le « Frente Amplio » est une coalition de différents courants et organisations de gauche radicale en marge du PC, animé pour partie par des représentants des différents mouvements sociaux qui ont occupé le devant de la scène au cours des vingt dernières années. L’ensemble des notes de même que l’édition de cet article, publié à l’origine le 11 septembre 2022, sont du Comité éditorial

[2Formée, fondamentalement, par l’alliance du PS et de la Démocratie-Chrétienne, cette coalition de centre-gauche a été à la tête du pays depuis la fin de la dictature, en 19990, et 2010, puis, cette fois avec le soutien du PC, entre 2014 et 2018. Associée à la gestion de l’héritage pinochétiste, les partis issus de la Concertation font aujourd’hui parti des forces politiques extrêmement discréditées auprès des classes populaires

[3La « Mesa de Unidad Social », très influencée par le PC chilien, a été l’une des directions du mouvement d’octobre et de novembre 2019, regroupant notamment une fraction de la direction de la CUT, la principales confédération syndicale du pays, le syndicat enseignant [« Colegio de profesores »], la confédération syndicale des travailleurs de la Santé (Confusam), les secteurs retraités anti-fonds de pension (No+AFP), ainsi que la fédération étudiante du supérieur, Confech. C’est la « Mesa » qui a notamment été à l’origine des appels à la grève des 12, 21 et 26 novembre 2019, la première date ayant été une grève générale nationale.
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