Retours de terrain

Éducation confinée : une question de classe

Igor Krasno

Leni Poemrats

Éducation confinée : une question de classe

Igor Krasno

Leni Poemrats

La crise actuelle révèle avec vigueur le caractère de classe qui structure l’Ecole bourgeoise. Mais cette école made in Blanquer n’est pas une fatalité et les écoles pourraient bien devenir un terrain de bataille à la sortie du confinement. Retours de terrain de dizaines d’enseignants confinés et remontés.

Depuis le 16 mars, les écoles, collèges et lycées du territoire français sont fermés aux élèves. Cette population de 12,9 millions d’enfants et adolescent.e.s se retrouvent donc confiné.e.s avec leur parents, ou responsables légaux.ales depuis cette date, avec un accès très inégalitaire à l’enseignement. Alors que la continuité pédagogique devait être organisée la semaine du 16 dans les établissements, la décision du confinement général de la population est annoncée le lundi. Toutes les réunions prévues dans les établissements sont annulées le dimanche de manière préventive pour des raisons évidentes de sécurité sanitaire.

On demande alors à la communauté éducative de faire continuer à tourner la machine à distance, dans l’intérêt national et grâce à tous les outils dont les éducateurs.rices disposent pour faire vivre cet enseignement.

Alors que c’est précisément ce milieu qui avait largement rejeté la réforme des retraites cet hiver, ce milieu qui avait, malgré les dires du ministre, massivement rejeté l’organisation dans l’urgence des E3C (Épreuves Commune de Contrôle Continu), c’est ce même milieu qui se retrouve à devoir maintenir l’école à distance dans la désorganisation la plus complète. Le virus Corona avec tous ces aspects catastrophiques a poussé les agents de l’Éducation nationale à mettre de côté leurs conflits pour permettre que l’école puisse continuer à fonctionner.

Urgence, impréparation et impossible « continuité pédagogique » : les fantasmes du ministère à l’épreuve de la réalité

Le ministre, en bon premier de la classe du gouvernement, avait pour objectif de maintenir l’idée que, sous son règne, les choses fileraient droit. Effectivement, étant donné le niveau de défiance des personnels et le chaos qu’avait engendré la tenue des E3C (avec intervention des CRS dans certains établissements, procès intentés contre certain.e.s professeure.s grévistes, etc.), le ministre avait comme objectif de montrer que, malgré le risque grandissant de pandémie, les écoles ne fermeraient pas pour une « vulgaire grippe ». Ceci a mené à la situation complètement surréaliste d’un ministre qui claironne que les écoles resteraient ouvertes malgré l’épidémie le matin même de l’intervention du président qui annoncera, finalement, leur fermeture. Comble de l’hypocrisie, le lendemain, le même ministre affirme que l’enseignement se fera à distance et que « tout est prêt » pour organiser une continuité pédagogique malgré la fermeture des écoles.

Ce jusqu’au-boutisme invraisemblable était en réalité, on peut le supposer, bien maîtrisé, car annoncer plus tôt la fermeture des écoles aurait nécessité la préparation d’un plan concret, chose que le ministère n’était pas en mesure de faire. La prise de décision dans l’urgence rendait le ministère comme le reste de la société victime d’une situation qui semble incontrôlable et où on admet plus facilement que rien n’ait été préparé, alors que depuis le début du mois de mars, les informations qui permettaient de dire que le confinement étaient inévitable étaient déjà présentes, mais soit ignorées soit étouffées pour retarder la paralysie de la société.

Dans tous les cas ce qui est sûr, c’est que l’Éducation nationale n’était pas en mesure d’assurer la continuité pédagogique dans de bonnes conditions, mais qu’il était impossible que le ministère admette publiquement ce fait. D’où l’incohérence entre le discours communicationnel du ministère qui louait la réussite de la continuité pédagogique pendant le confinement, et les directives académiques qui ont fini par arriver sur les adresses professionnelles des enseignant.e.s. Celles-ci mettaient en avant la nécessité de garder le lien avec les élèves et de consolider les acquis mais surtout pas de continuer les cours ou de poursuivre le programme puisque les inspecteur.rice.s admettaient que les cours ne pouvaient pas se dérouler de manière normale car les conditions d’accès aux cours n’étaient pas les mêmes pour tous les élèves.

C’est donc dans l’incertitude que les personnels (enseignant.e.s, CPE, et certain.e.s personnels de direction) ont dû faire fonctionner le service publique d’éducation, avec des informations contradictoires, des injonctions à changer radicalement la façon de fonctionner et la nécessité du maintien du lien, si besoin de manière autoritaire si les élèves ou les parents ne se manifestaient pas. Cependant, ces-dernier.ère.s sont dans l’ensemble démuni.e.s, pas toujours compétent.e.s avec l’outil informatique et parfois aussi mal pourvu.e.s pour suivre l’éducation à distance.

Le manque de compétence ne se fait pas ressentir uniquement chez les élèves et leurs parents : en effet, organiser un cours à distance n’est pas non plus une chose facile pour les personnels. Même si les enseignant.e.s sont formé.e.s aux outils informatiques depuis une dizaine d’années, la réalité du terrain est bien différente. Oui, les personnels maîtrisent des outils informatiques qui leur permettent de rendre leur cours en classe plus vivants et interactifs, mais ce ne sont pas les mêmes outils qui permettent d’animer un cours en ligne. Ceux-ci nécessiteraient un cycle de formation conséquent que le ministère ne se donne pas les moyens d’organiser. Par ailleurs, il ne s’agit pas en priorité d’un problème de connaissances personnelles mais plutôt d’absence de supports accessibles à tous et de saturation des réseaux.

Le réseau Pronote, (logiciel développé par une société privée pour l’Éducation nationale que chaque établissement paye pour son utilisation) utilisé très largement en France (dans les collèges et lycées) pour tous les services : de vie scolaire, bulletin, emplois du temps... était, au début du confinement, le principal outil de relation entre les professeur.e.s, les élèves et leurs familles dans le secondaire. Sauf qu’il n’est pas fait pour être utilisé en flux tendu et était très souvent saturé ; à tel point que dans certains établissements, il a fallu établir un planning de connexion. Même avec ce planning, l’utilisation du logiciel est difficile pour la majorité des familles puisque la version mobile de Pronote n’est pas non plus faite pour être utilisée par des milliers de personnes simultanément et ne permet pas toutes les fonctionnalités du site. On avait donc des situations kafkaïennes où les professeur.e.s fournissaient des informations et des activités sans que la majorité des élèves qui utilisaient la version mobile puissent y avoir accès.

Les personnels, avec les moyens du bord, ont dû bricoler des solutions pour que les élèves puissent, en fonction de leur situation, quand même avoir accès à tous les contenus produits. Les enseignant.e.s ont très vite réalisé que ce que le ministère leur demandait d’effectuer était en réalité un travail de préparation, de suivi et de communication bien plus conséquent qu’en temps normal. En général, c’est sans l’aide ni des directions ni des inspecteur.rice.s que les enseignant.e.s et CPE ont dû faire preuve d’inventivité et de créativité pour faire vivre cette soit disant « continuité pédagogique ». Dans certains cas les directions ont même joué un rôle contreproductif : dans certains établissements, les directions demandaient aux professeurs de faire l’appel et donc de noter absent tout élève qui ne se manifestait pas aux bons créneaux horaires. Très vite et devant les réponses à la fois ébahies et parfois en colère des parents et des élèves ce dispositif a été abandonné.

En outre, les élèves et leurs familles ont souvent eu des soucis ne serait-ce qu’à avoir les informations nécessaires pour faire les activités proposées par les professeurs. En effet, quand le réseau n’était pas saturé, se posait la question de savoir si tous les enfants d’une famille pouvaient travailler simultanément alors qu’ils avaient tous besoin d’un écran. Si une grande partie des élèves du secondaire ont leur propre smartphone, il n’est pas forcément possible de bien visionner des documents de travail sur ce support. L’autre question était de savoir comment gérer le flux de travail : dans un premier temps, les enseignants, sans consignes claires ni concertation et donc navigant à vue, ont eu tendance à donner trop de contenu.

En général, une heure de cours est le fruit de ce que l’enseignant.e a préparé, à quoi s’ajoutent la pédagogie, l’interaction, les questions, les réflexions qui font en sorte que le cours soit construit et assimilé par les élèves. Un cours en ligne peut difficilement intégrer ces interactions et relève davantage d’une transmission verticale. Ainsi, c’est au professeur de fournir les consignes les plus précises possibles pour que le travail soit réalisable, mais c’est également à l’élève et à sa famille de comprendre l’activité sans pouvoir compter en direct sur l’aide du professeur qui peut, dans le meilleur des cas, répondre à une question par mail. Si on prend l’exemple d’un.e enseignant.e qui a 5 classes de 30 élèves pour qui il faut répondre aux questions de compréhension et ensuite fournir une correction personnalisée, cela représente un travail extrêmement chronophage pour les professeurs puisqu’il repose sur un très grand nombre d’échanges parfois répétitifs,parfois individualisés à l’extrême. Les élèves et leurs parents sont quant à eux confrontés virtuellement à de nombreux interlocuteurs différents avec des manières de fonctionner très variées.

Dans certains cas, les élèves sont aussi livré.e.s à elleux-mêmes si leurs parents sont obligés d’aller travailler. Dans ce cas, iels doivent elleux-mêmes gérer l’afflux de devoirs, les différents formats, les solutions pour répondre aux activités, les questions aux professeurs, mais aussi l’aide à apporter aux autres frères et soeurs. Certain.e.s élèves expliquent qu’iels doivent aller à l’internet café pour imprimer les devoirs ce qui constitue un danger auquel iels ne devraient pas être exposé.e.s. Certain.e.s élèves de lycée ne peuvent tout simplement pas effectuer le travail envoyé par leurs professeur.e.s. Devant les besoins humains supplémentaires dans la grande distribution et dans les réseaux de livraison, ces élèves sont devenu.e.s ces travailleur.euse.s essentiel.le.s en bonne santé et sans obligations familiales dont la société a besoin actuellement pour fonctionner.

Dans cette situation il est difficile de considérer que tou.te.s les élèves peuvent avoir un accès égalitaire à l’éducation. C’est pourtant ce qu’affirme le ministre en minimisant l’échec de sa « continuité pédagogique ». D’après lui, « seul un nombre infime d’élèves seraient perdu.e.s ». Le ministère ne semble pas en mesure d’expliquer comment il a accès à ces informations, ce qui rappelle sa tendance à recourir à des chiffres fabriqués de toute pièce, comme les taux de grévistes de cet hiver ou même les taux de réussite aux évaluations nationales. Mais c’est une toute autre réalité à laquelle les personnels sont confrontés : celle des inégalités criantes, de la détresse, du stress et des conflits familiaux autour de l’incapacité des parents à jouer le rôle de professeur, ou des élèves à être des apprenants talentueux.

La détresse n’est pas seulement produite par les incompréhensions générées par les contenus scolaires. Les élèves de troisième, de première et de terminale se font du souci quant à leurs examens et les réponses apportées par le ministre ne permettent pas qu’ils se tranquillisent. Néanmoins, quand les médias abordent l’éducation en confinement, ils oublient souvent de la relier à la situation bien particulière que vivent aussi au premier rang les élèves et leurs familles : celle de la catastrophe sanitaire. Les élèves ont une véritable angoisse face à la mort, ce qui semble compréhensible, même si un peu déroutant à leur âge. Le confinement produit sur eux un effet anxiogène plus fort que chez l’adulte. Ils ont vu la situation se dérégler en Chine, puis en Italie, puis dans la région grand Est, puis dans l’Oise et enfin chez eux.

Les élèves ont peur de la mort car ils en sont entouré.e.s et pas seulement médiatiquement. De nombreux élèves ont perdu un membre de leur famille ou un proche et, comme tout le monde, ils ont des difficultés à faire le deuil, sans enterrement ou rassemblement de la famille. Alors que la situation du deuil est difficile à gérer dans le parcours scolaire en temps normal, elle devient impossible à gérer dans le cadre du confinement. En effet, dans un contexte scolaire normal, l’élève peut trouver à l’école un soutien nécessaire pour continuer à avancer en se confiant directement à ses camarades ou à un.e membre de la communauté éducative alors qu’actuellement et dans le meilleur des cas, tout ce qu’il peut espérer recevoir de l’école, ce sont des messages de soutien.

C’est dans la solitude que les élèves doivent actuellement gérer les drames. Il est difficile pour elleux de penser de manière scolaire alors qu’iels voient le nombre de décès progresser autour d’eux et que nombreux sont les élèves dont les parents doivent reprendre le travail pour ne pas être licenciés. L’aide que ceux-ci pouvaient leur apporter jusque là risque de leur être retirée et cela va accentuer leurs difficultés. Les élèves ont besoin de soutien, de quiétude, de perspectives claires et optimistes, alors que le ministre ne propose que flicage, décisions prises dans l’urgence, et écran de fumée pour masquer son incompétence.

Les directives du ministère se faisaient attendre par les élèves comme par les personnels. Cependant, les annonces qui ont été faites par le ministre la semaine dernière entretiennent plus le flou qu’autre chose. Annulation de la majorité des épreuves mais maintien des examens, qui s’obtiendront grâce à une note de contrôle continu obtenue grâce aux moyennes coefficientées des deux premiers trimestres. Aucune évaluation pendant le confinement, mais un hypothétique trimestre express à la reprise des cours qui comptera pour la note de contrôle continu, et qui impliquera une pression sur les enseignant.e.s. de réaliser des évaluations. Cela engendrera des situations extrêmement stressantes pour les élèves, qui sont soucieux de leur réussite et très conscients du fait que c’est leur avenir qui est en jeu. En bref, aucun plan clair, aucun élément pour rassurer les élèves et leur famille. Du Blanquer à l’état pur.

Distance scolaire, sociale et numérique : la « classe en ligne », un incubateur à inégalités

Un premier constat qui est partagé par les enseignant.e.s dans des zones très diverses est que les élèves n’ont pas toujours les mêmes codes communicationnels que les professeur.e.s. En effet, alors que les échanges professeur.e.s-élèves par voix informatique explosent, force est de constater que beaucoup de ces-derniers n’utilisent pas les outils informatiques de la même façon que leurs enseignant.e.s. Les élèves, très habitué.e.s aux messageries en ligne, chats et autres, ont conscience de la différence entre envoyer un message Snapchat à leurs ami.e.s et communiquer avec un.e professeur.e, mais pour autant, iels ne maîtrisent pas toujours les codes et ne connaissent pas forcément les attentes des enseignant.e.s.

Ainsi, les élèves, désireux d’exprimer leurs questions et incompréhensions comme ils en ont l’habitude, le font par mail de la même façon qu’iels le feraient en classe, sans prendre la peine d’utiliser les formes adaptées à ce type de média (pas nécessairement de formule de politesse mais surtout pas de signature qui permettrait d’identifier l’auteur.rice de la question). En effet, beaucoup d’élèves, pour ceux qui disposent d’une adresse mail, ne disposent pas d’adresse « professionnelle » : il s’agit des adresses qu’ils utilisent pour activer les différentes applications type Instagram, Snapchat ou pour les jeux en ligne. Ces adresses ne sont parfois pas à leur nom mais utilisent un pseudo. De nombreux.euse.s professeur.e.s ont donc reçu des messages avec de but en blanc les questions que les élèves ont à propos des activités et rien d’autre, sans spécifier ni leurs classes ni leurs noms.

Qu’un.e élève ne puisse pas maîtriser les codes de la communication dématérialisée révèle le fossé qu’il y a entre les références des professeur.e.s et celles des élèves. Cela révèle aussi la nature même de ces codes sociaux : des effets de domination symbolique, dans et par les codes scolaires qui sont les codes d’une classe sociale et dont l’écart face aux normes des milieux populaires est un marqueur de cette domination. Pour la majorité des élèves de collège et de lycée, l’apprentissage de ces codes formels, qui correspond à une volonté que les élèves se plient aux règles de communication des professeurs et du monde professionnel, n’a pas été dispensé dans le cadre scolaire mais dans le cadre familial.

Cependant, comme les élèves utilisent très peu cette manière de communiquer, iels ne voient pas l’intérêt de mobiliser ces connaissances dans cette situation. Dans leur esprit, il ne s’agit pas d’adresser un courrier formel à un inconnu, mais un message court à une personne qu’iels connaissent, avec qui iels ont l’habitude de dialoguer.

Rapidement, les professeur.e.s de technologie, qui dispensent le plus souvent ces apprentissages, mais aussi les CPE ou les professeur.e.s de français ont diffusé des protocoles pour que les élèves se plient aux codes de communication. Les résultats ont été rapides pour une majorité d’élèves tandis qu’une incompréhension a subsisté pour une minorité d’élèves qui ne voyaient toujours pas l’utilité de respecter ces formes. C’est dans ces moments-là qu’on remarque la grande disparité qui existe au sein des élèves.

Certain.e.s élèves et familles sont tellement désarmé.e.s face à l’utilisation d’outils numériques qu’iels voient comme un obstacle supplémentaire l’utilisation de ces codes. Une partie de ces élèves a tout simplement arrêté de communiquer plutôt que de se sentir rejeté.e.s par la communauté éducative. D’autres, ne sachant pas comment gérer ces demandes, ont essayé d’appliquer les règles sans réussir à les maîtriser. Par exemple, comme la méthodologie spécifiait de bien remplir l’« objet » du message, certain.e.s élèves se sont mis.e.s à rédiger l’intégralité du message dans la partie objet.

Ce que cela met en avant, c’est que la communauté éducative a des attentes égalitaires pour un public qui vit de grandes inégalités matérielles. Certaines familles et élèves ressentent comme un stigmate le fait de ne pas savoir utiliser tel logiciel ou telle fonctionnalité d’une application et n’osent pas forcément demander de l’aide, car ce serait accepter qu’iels n’ont pas les connaissances adéquates. En réalité, il s’agit d’une forme de domination intellectuelle où les enseignants jouent, sans forcément s’en rendre compte, un rôle répressif. Évidemment la majorité des personnels fait de son mieux pour que ces situations de repli sur soi ne se produisent pas.

Dans certaines situations, le fait que l’enseignant.e admette ne pas savoir se servir d’un outil permet de dédramatiser la situation et de renverser les situations d’inégalité. Les élèves peuvent alors prendre le rôle d’éducateur.rice. Heureusement, les situations mentionnées avant sont peu nombreuses et peuvent être résolues grâce à un coup de téléphone ou à une bienveillance accrue. Mais ce confinement montre de manière extrême que les élèves n’ont pas les mêmes attentes que les enseignant.e.s et que la situation d’un.e élève à l’autre peut être radicalement différente même au sein d’une même classe. Ces conclusions sont connues de tous, pourtant dans la situation du confinement, elles sont d’autant plus accentuées que les personnels découvrent en même temps que les élèves certaines inégalités dont ils n’avaient pas forcément conscience.

Les études sur le sujet montrent depuis longtemps que l’école n’est pas égalitaire et qu’en plus, elle a tendance à renforcer les inégalités (il ne s’agit pas de réflexions radicales issues de l’extrême gauche, des formations académiques sont délivrées sur ce sujet depuis les travaux de Pierre Bourdieu dans les années 70 et dont les résultats ont été confirmées ces dernières années en mettant en avant les sérieuses limites de la « démocratisation » scolaire entamée depuis les années 70-80). La doctrine républicaine qui voudrait que parce qu’on place dans un même lieu des élèves différent.e.s et qu’on leur dispense le même contenu pédagogique il devrait en ressortir le même type d’élève, a été largement déconstruite par la sociologie de l’éducation.

Depuis, les chercheur.euse.s et, dans une certaine mesure, les personnels de l’Éducation nationale ont conscience que le milieu familial et social joue un rôle central dans la réussite des élèves. C’est dans cette optique qu’ont été mis en place les dispositifs ZEP (Zones d’Éducation Prioritaire), puis REP (Réseaux d’Education Prioritaire). Le modèle républicain est un leurre pour faire croire aux classes populaires qu’il peut y avoir une quelconque égalité dans un monde pourtant profondément inégalitaire.

C’est toutefois le modèle « égalitaire », au sens d’une stricte égalité de traitement, qui était défendu par le ministère au début du confinement. Il est évident que cette position camouflait mal le fait que les académies n’étaient pas préparées à l’éducation à distance et n’allaient pas pouvoir proposer des solutions aux élèves en difficulté ou ne disposant pas du matériel adéquat pour bénéficier des contenus en ligne. Plutôt que d’avouer ces faits, il était plus simple de considérer que tous les élèves allaient pouvoir suivre l’école en ligne de la même manière. Pire, dans certaines académies, des consignes ont été données pour faire pression sur les familles qui ne se manifestaient pas en ligne. Dans certaines circonscriptions, les inspections ont demandé aux professeur.e.s des écoles de jouer le rôle d’assistant.e.s sociales, en joignant les familles qui ne répondaient pas aux mails et, sous couvert de s’informer sur la situation de confinement des enfants, de surveiller à distance le comportement des familles.

Il était clair depuis le début du confinement que toute la population scolaire n’allait pas pouvoir suivre cette « continuité pédagogique » de la même manière. Le manque de place pour travailler dans des foyer exigus, la maîtrise inégale des sujets scolaires par les parents, etc. sont des facteurs d’inégalités largement documentés et connus des enseignant.e.s. L’éducation en confinement ajoute à ces disparités « habituelles » un certain nombre d’autres obstacles.

Les disparités matérielles en sont un exemple : les outils informatiques varient grandement d’une famille à une autre, mais l’accès de toutes les familles à internet est aussi très inégal. Si les opérateurs de téléphonie mobile ont souvent augmenté sans surcoût la quantité de données consultables pendant le confinement, ils n’ont pas maintenu ou réouvert les lignes des personnes en défaut de paiement, que ce soit pour la téléphonie ou pour les abonnements internet, empêchant ainsi certaines familles d’accéder à la continuité pédagogique. Sur des sujets aussi divers que les biens matériels, la disponibilité des parents et aussi la présence physique, se sont les enfants des classes populaires qui ont le plus souffert des manques qu’impose l’éducation en confinement.

Les agents de l’Éducation nationale qui sont à la fois enseignant.e.s et parents d’enfants confiné.e.s ont pu se rendre compte des manquements du gouvernement quant à la responsabilité qui leur incombait en tant que parents. Au début du confinement, du fait de l’urgence, certains agents ont dû être présents sur les deux fronts. D’une part, iels ont dû être parents et gérer leurs enfants qui devaient suivre l’école à la maison et n’avaient plus la cours de recréation pour se défouler et d’autre part, iels ont eu à adapter tous leurs cours pour pouvoir les diffuser. Une fois l’urgence passée, de nombreux.euses enseignant.e.s-parents ont demandé le congé parent. De la même manière que l’annonce que Muriel Penicaud avait fait en ce sens ne s’appliquait pas aux salarié.es qui avaient moins d’un an d’ancienneté (ce qui n’a pas été rendu public), les agents de l’Éducation Nationale se sont souvent vu rétorquer qu’il était possible de garder ses enfants tout en télétravaillant, chose que la direction de la RATP a également soutenu à ses agents en télétravail.

Le gouvernement et les différents ministères, avec de telles réponses, donnent l’impression qu’ils ne soutiennent pas leurs agents dans cette période difficile ou pire, qu’ils considèrent de manière machiste et sexiste que la garde d’enfant n’est pas une activité à part entière. Toujours est-il que le confinement prend des réalités bien différentes d’un foyer à l’autre et pas seulement par rapport à des données objectives de conditions sociales mais aussi en terme de traitement des salariés. Le gouvernement essaye de mettre en avant une unité nationale qui n’existe pas, communique sur une continuité pédagogique qui n’en est pas une et se gargarise de son soutien envers les professions essentielles au bon fonctionnement de la société tout en laissant les coudées libres au patronat pour faire appliquer ou pas les consignes qui sont censées protéger la santé des salariés. Force est de constater que dans bien des milieux comme les transports en commun, les entrepôts Amazon et les usines qui ré-ouvrent actuellement, les conditions de travail ne permettent pas de garantir la sécurité des travailleur.euse.s.

De la justice sociale, pas des « tablettes magiques »

La semaine dernière, devant le constat que la continuité pédagogique en confinement est tout sauf égalitaire, le ministère a dû concocter à la va-vite, des pseudo solutions aux inégalités que renforce l’enseignement à distance. Par exemple, des cours de soutien pendant les « vacances scolaires » de Pâques vont être proposés sur la base du volontariat, et des tablettes de la région Île-de-France vont être distribuées aux élèves défavorisé.e.s de région parisienne. Bien évidement, ces annonces qui reposent sur le bon vouloir des agents à travailler pendant les vacances, et sur des outils vétustes et souvent non distribués parce qu’ils nécessitaient trop de maintenance ne sont pas des solutions mais des campagne communicationnelles, comme c’est toujours le cas avec le gouvernement En Marche.

Comme nous l’avons vu, les inégalités que le confinement accentue ne sont pas du fait de l’école mais plus généralement du fait de l’organisation capitaliste de la société. Les capitalistes ont besoin d’un chômage relativement élevé pour que les travailleur.euse.s ne revendiquent pas de meilleurs salaires, se contentant de conditions de travail précaires. Les patrons produisent les classes populaires en s’accaparant le fruit du travail des salariés. Les urbanistes produisent des ghettos sociaux pour masquer les conséquences de la société capitaliste. L’État produit des règlements et des lois qui assurent que le système se maintienne et organise, quand la conjoncture le permet, des mécanismes de redistribution des richesses qui tendent à amoindrir les effets les plus pervers de la société capitaliste. Dans les situations de crise, les exemples des trente dernières années le montrent bien, le capitalisme et son État bourgeois produisent au contraire des mécanismes qui limitent la redistribution des richesses et instaurent un repli sur soi, et qui mettent en avant les contradictions du système capitaliste, comme c’est le cas actuellement.

En effet, le confinement montre de manière plus précise à quel point la société et son école sont inégalitaires : entre celleux qui sont obligé.e.s de travailler, au risque de leur vie, pour faire tourner la société et celleux qui peuvent se permettre la sécurité du foyer ; celleux qui peuvent compter sur leur appartement cossu en se faisant livrer ce dont iels ont besoin pour ne pas avoir à sortir de chez elleux ; celleux qui sont contraint.e.s de se confiner à 5 dans 40 m² et sont obligé.e.s de sortir, pour ne pas devenir fou.olle.s, d’affronter la répression policière et le danger de mort dans les transports et les supermarchés bondés des quartiers populaires.

Ces élèves ont certes besoin de matériel informatique, d’ordinateurs et de tablettes, qui leur permettent d’évoluer dans un monde numérique. Sans en faire l’alpha et l’oméga de la connaissance, les outils numériques sont une formidable ressource pour apprendre et découvrir, laisser libre court à sa curiosité et s’émanciper progressivement du « maître » pour explorer soi-même, se découvrir. Mais ils ont surtout besoin d’une société où l’on prend soin les uns des autres, où l’école soit à « leur service » et non pas à celle de leurs futur.e.s patron.ne.s, où les personnes qui effectuent un travail essentiel comme les soignant.e.s, les caissier.ère.s, les livreur.euse.s, les éboueur.euse.s, les agents des transports en commun, les agents d’entretien, les aides à domicile et les éducateur.rice.s sont payé.e.s décemment. Les élèves, comme leurs parents, ont besoin d’une société où ce sont les travailleur.euse.s qui décident de son organisation, d’une société où les travailleur.euse.s décident des conditions de sécurité de leur travail, de ce qu’iels produisent et de comment iels le produisent. Nous avons tous besoin d’une société plus égalitaire et débarrassée des intérêts capitalistes pour faire face aux risques sanitaires mais également environnementaux.

L’école pourrait être un lieu où les citoyens d’un monde réellement démocratique se développent grâce à l’esprit critique et l’apprentissage de connaissances réellement utiles. Mais, pour l’instant, l’école sert de courroie de transmission du système capitaliste où les élèves apprennent à « répondre aux attentes du monde professionnel », en d’autres termes à devenir des travailleur.euse.s dociles à la merci des patrons.

L’éducation à distance que le ministère demande de réaliser est aussi un piège dans lequel il ne faut pas tomber : celui-ci a tout intérêt à démontrer la faisabilité d’une classe à distance. En effet, cette éducation en ligne permet la passivité des élèves (qui ne font plus que recevoir le cours de manière verticale sans pouvoir interagir de façon directe), renforce la surveillance des pratiques enseignantes et la standardisation des enseignements et elle amorce la dématérialisation de la présence de l’enseignant.e. Par ailleurs, la pandémie et le confinement permettent au ministre d’organiser en avance son bac en contrôle continu. La crise a permis la réalisation du fantasme de Blanquer : d’une part, le fait que le baccalauréat national n’aura pas besoin d’être organisé et d’autre part, la possibilité, si le déconfinement a lieu avant la fin juin, de garder tous les élèves dans les établissements jusqu’au 4 juillet, ce qui a toujours été un de ses objectifs.

Un « déconfinenement » de lutte pour l’Éducation

Mais cette école made in Blanquer n’est pas une fatalité. Depuis l’année dernière, la colère gronde dans les écoles. Élèves, parents et professeur.e.s, jusque là très incertain.e.s sur l’intérêt d’une lutte collective, multiplient les initiatives qui remettent en question l’autorité de l’Etat. Il est important que ces liens, qui ont permis des mobilisations proprement inenvisageables ne serait-ce qu’il y a deux ou trois ans, perdurent et se développent. En effet, les écoles pourraient bien devenir un terrain de bataille à la sortie du confinement, comme c’est le cas actuellement dans les usines où les patrons veulent imposer une reprise de l’activité malgré le fait qu’on se trouve toujours dans la période de pic de l’épidémie et que le retour du virus est à prévoir cet été.

Les établissements scolaires ne pourront être suffisamment nettoyés et désinfectés, du fait du manque de personnels et de matériel de protection. Pour autant, le gouvernement va tenter de faire reprendre le travail à tous les agents car la situation des écoles fermées est intenable sur la longueur pour le système capitaliste. Elle maintient chez eux un nombre trop important de salariés. Il en revient donc aux agents de se battre pour ne pas reprendre le travail dans des conditions dangereuses pour la santé. Iels doivent refuser de travailler sans que les établissements soient traités et désinfectés régulièrement, refuser de travailler sans masque de protection, ni gel disponible en quantité suffisante pour les élèves et les eux-mêmes. Il en va de la santé de plus d’un million de travailleur.euse.s et de toute une génération d’élèves qui représentent le futur du pays.

Il est important de formuler dès maintenant des revendications précises sur la reprise du travail. C’est d’ailleurs dans ce sens que va un communiqué des principaux syndicats de personnels des établissements qui avertit que le travail ne reprendra pas si un certain nombre de conditions de sécurité ne sont pas rassemblées (masques, gel, désinfection quotidienne des établissements, etc.).

Par ailleurs, il est important d’ajouter à ces revendications des considérations politiques. Le ministre Jean-Michel Blanquer doit prendre ses responsabilités vis-à-vis des mensonges qu’il a avancés tant sur la préparation de la continuité pédagogique que sur le succès de cette dernière et démissionner de ses fonctions. Toutes les réformes qu’il a imposées doivent être abrogées. Par ailleurs, il est important de rassurer les élèves et de ne pas leur ajouter un stress supplémentaire dans ce moment particulièrement difficile pour eux. L’intégralité des épreuves doivent être annulées et les examens du brevet et des baccalauréats doivent être obtenus par l’intermédiaire de la validation automatique à toutes les personnes inscrites à ces examens.

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