Aux origines du pillage et des dysfonctionnements

Electricité : Mégawatts et méga-arnaque

Marc Elba

Electricité : Mégawatts et méga-arnaque

Marc Elba

La guerre en Ukraine, les sanctions occidentales et autres contre-mesures ont percuté de plein fouet le marché européen de l’électricité. Mais cette donnée n’est pas seule à expliquer les raisons du fol emballement du marché, notamment en France.

La guerre en Ukraine, les sanctions occidentales et autres contre-mesures ont percuté de plein fouet le marché européen de l’électricité, dont les prix sont indexés sur le coût variable de la centrale marginale, c’est-à-dire, traditionnellement, sur le prix du gaz. Mais cette donnée n’est pas seule à expliquer les raisons du fol emballement du marché, notamment en France, où la crise se combine à un déficit historique de capacité. Eclairage sur un pillage organisé qui pourrait bien rendre le climat politique et social encore plus électrique.

Derrière la crainte des délestages, la faillite d’un système de marché et le spectre d’une crise majeure

A défaut de la plonger dans le noir complet, le marché de l’électricité, dont la libéralisation a commencé dans le milieu des années 1990, va-t-il plonger la France, et même l’Europe, dans l’abime d’une crise économique et sociale d’ampleur ? Les yeux rivés sur les compteurs, c’est la question que l’on est en droit de se poser en ce début d’hiver sur lequel pourrait bien souffler un vent glacial. La crise, dont le pire est encore à venir, est constituée de plusieurs facteurs et combine notamment un emballement du marché, causé par la hausse des prix du gaz et les opérations spéculatives des acteurs du très libéral secteur européen de l’énergie, et une grave crise de capacité productive en France, notamment de son parc nucléaire, dont la production devrait atteindre un plus bas historique en 2022. Prix élevés du gaz et délitement du parc nucléaire poussent les traders à parier sur un mégawattheure (MWh) très cher, anticipant d’importants volumes d’imports et de multiples recours aux mesures d’effacement volontaire. Si la hausse générale des prix de l’électricité en Europe s’explique par la forte hausse des prix du gaz, « les écarts de prix entre la France et l’Allemagne pour l’hiver 2022-2023 reflètent [quant à eux] les craintes du marché quant à la sécurité d’approvisionnement électrique française », comme le note la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) dans son rapport de décembre 2022.

En conséquence, les factures professionnelles, dont nombre de contrats fixes arrivent à échéance en ce mois de décembre, explosent littéralement (les particuliers étant pour l’heure encore relativement couverts par les Tarifs Régulés d’EDF). Comme le rapportaient, en septembre dernier, Marjorie Cessac et Isabelle Cheperon pour Le Monde, la plupart des factures se verront multipliées par deux ou trois, et certaines pourraient même voir leur montant multiplié par dix, et jusqu’à vingt-deux dans le pire des cas.

Mais début décembre, Macron a exhorté RTE, EDF et son gouvernement à ne pas céder « aux scénarios de la peur ». Depuis, le transporteur national d’électricité à haute tension (RTE), par l’intermédiaire de son directeur Xavier Piechaczyk, est monté au créneau pour rassurer : les coupures de courant ne sont « ni certaines, ni une fatalité ». En effet, les coupures pourraient être évitées, mais surtout parce que des secteurs industriels parmi les plus énergivores (on songera, par exemple, à Duralex), ont été contraints de suspendre leur activité, réduisant par la même occasion, comme le note le CRE, les écarts potentiels entre l’offre et la demande. Cependant, cela n’a rien d’une « bonne nouvelle », et ces déclarations, comme toute la communication gouvernementale, tendent à occulter à la fois le caractère inédit du problème auquel fait face RTE, et les conséquences que cette situation a et aura sur les factures d’électricité. En temps normal, RTE dispose, via ce qu’on appelle ses « stratégies de défense en profondeur » du réseau, de nombreuses procédures de sauvegarde de l’équilibre du réseau, en cas de panne d’une ligne à haute tension ou de défaillance soudaine d’une unité de production. Cependant, le problème est ici d’une tout autre nature, puis qu’il ne concerne pas un incident potentiel d’exploitation : il pourrait, tout simplement, ne pas y avoir assez d’électricité pour faire face à la demande. Face à cela, il n’existe guère d’autres mesures que la coupure préventive et cette perspective pousse à la hausse les prix de l’électricité. Ce déficit de capacité est notoirement le résultat du délitement progressif du parc nucléaire, soumis depuis des décennies à une gestion capitaliste et libérale court-termiste et contraire à l’intérêt commun.

L’autre forêt que cache l’arbre de la « coupure tournante » est celle des prix de l’électricité et de la débâcle historique qu’est en train de connaître le marché européen de production et de fourniture de l’électricité. Si les circonstances actuelles révèlent son caractère profondément antisocial, il est intéressant d’analyser cette déroute du point de vue de ses propres objectifs principaux, à savoir la baisse générale des prix et le renforcement de la compétitivité industrielle européenne. La directive de la Commission du Parlement européen du 16 décembre 1996 fixait en effet, à titre de postulat principal, « que l’établissement du marché intérieur de l’électricité s’avère particulièrement important pour rationaliser la production, le transport et la distribution de l’électricité, tout en renforçant la sécurité d’approvisionnement et la compétitivité de l’économie européenne et en respectant la protection de l’environnement ».

Les récents remous et autres envolées sur le marché à terme de l’électricité, particulièrement spectaculaires à la fin août, en France comme dans le reste de l’Europe, sont en train de s’intégrer de manière durable, au fil des semaines, aux nouveaux contrats signés par les particuliers et les professionnels, et de faire flamber les factures. En tête des causes qui provoquent cet emballement du marché, on retrouve bien sûr la hausse des prix du gaz fossile. La très forte demande mondiale, consécutive aux phénomènes de rattrapage économique post-pandémie, avait une première fois mis sous tension le marché du gaz. Par la suite, ce sont la guerre en Ukraine, les sanctions occidentales sur les hydrocarbures russes et autres contre-mesures de rétorsion qui ont fait exploser les cours du gaz, dont les voies d’acheminement sont difficilement remplaçables, le gaz ne se transportant par bateau qu’au prix de couteux investissements. Bien que les prix, sous l’effet des températures clémentes de l’automne et des stocks accumulés cet été, soient redescendus par rapport à leur plus haut niveau de la fin août 2022, ils demeurent toujours très élevés [1]et risquent de connaître de nouvelles flambées, notamment sous l’effet des déficits productifs que nous mentionnions.

Par delà les effets de conjoncture, les envolées des prix de l’énergie sont venus mettre en lumière les profondes défaillances d’un marché européen taillé avant tout pour les intérêts des fournisseurs privés et qui s’apprêtent, grâce à des méthodes de trading et d’arbitrage, à engranger de faramineux profits. Contrairement à ce que relaie souvent la grande presse, à l’instar du Monde que nous citions précédemment, ces hausses ne sont pas « mécaniques » mais le résultat d’un trading agressif et d’un système de formation des prix au coût variable de la dernière centrale appelée à produire (coût marginal). Non seulement le libre marché n’a pas fait descendre les prix [2], a contrario des objectifs affichés, mais le fol emballement des prix sur les marchés à terme est même en passe de causer d’irrémédiables dommages sur les petites et moyennes entreprises, de précipiter des millions de personnes dans une grande détresse économique, et pourrait aussi, à terme, plonger à nouveau la zone euro dans la crise. A la lumière des récents événements, et notamment du cas français, miné par le grand programme d’entretien de son parc nucléaire, il semble utile, pour mieux le combattre, de comprendre les rouages d’un système résolument antisocial de production et de fourniture de l’énergie.

L’énergie phagocytée par le marché libéral

La libéralisation du marché de l’énergie, fixée comme objectif dès 1986, a été concrètement initiée en Europe à partir de 1996, et achevée en France en 2007, date à laquelle tous les acteurs du marché, particuliers et entreprises, sont devenus « libres » de se fournir en électricité auprès de n’importe quel acteur du marché. Cette libéralisation, qui a connu nombre d’ajustements techniques en faveur des fournisseurs dits « alternatifs », a bouleversé un secteur organisé par l’Etat depuis 1946. L’objectif affiché par la Commission du Parlement européen était de « rationaliser la production d’électricité » pour en faire baisser le prix moyen et garantir un accès à une énergie compétitive (sur le plan industriel, en particulier). De ce point de vue, le constat est sans appel : c’est un échec.

L’hypothèse directrice de ces projets libéraux d’ouverture à la concurrence, qui ne fleurait pas vraiment la nouveauté, déjà dans les années 1990, était de « garantir » un accès à l’électricité à son prix dit « naturel », c’est-à-dire au « prix de marché », prix qui résulterait en principe d’une concurrence parfaite (par hypothèse), sur un marché idéal, autrement dit abstrait de toutes ses particularités concrètes. Dérivée des thèses walrasiennes [3], cette conception libérale considère que le prix d’un bien, quel qu’il soit, n’est pas fondé sur la quantité moyenne de travail nécessaire pour le produire mais qu’il se révèle par le mécanisme pur du marché, c’est-à-dire de la seule confrontation entre acheteurs et vendeurs. Si les théoriciens néolibéraux, et leur personnel politique, considèrent que le « libre marché » est la façon la meilleure de faire « baisser les prix », c’est parce qu’ils partent de l’hypothèse que le régime de concurrence révèle « le prix naturel » d’un bien, c’est-à-dire sa valeur optimale fixée indépendamment des volontés particulières. « La valeur du blé en argent, écrit par exemple Walras dans Eléments d’économie politique pure, « 3ème leçon », ne résulte ni de la volonté du vendeur, ni de la volonté de l’acheteur, ni d’un accord entre les deux. [Le prix d’un bien] prend donc, une fois établi, le caractère d’un fait naturel, naturel dans son origine, naturel dans sa manifestation et sa manière d’être ». Toutefois, on observe une forte tension entre les modèles mathématiques, d’une part, et le phénomène social réel que constitue l’échange marchand, d’autre part. Mais, tout d’abord, il convient de remarquer que ces hypothèses sur la formation des prix de marché, qui correspondent ou expriment un prétendu « optimal social », ne tiennent pas compte d’un fait pourtant absolument central dans le cas du marché de l’électricité : son élasticité quasi nulle. En effet, les variations de prix sur le marché de l’électricité n’occasionnent en temps normal pas ou très peu de variation de la demande chez les particuliers, l’essentiels des besoins étant vitaux. En ce qui concerne le secteur industriel pour lequel l’énergie est un facteur de production, la demande peut être détruite de façon temporaire ou définitive si des entreprises cessent de produire ou font faillite. Mais, compte tenu des désastres économiques et sociaux que cela engendre, cette composante ne peut entrer en ligne de compte d’un fonctionnement « normal » du marché. Pour l’essentiel, disons qu’il en va de même de l’électricité et de la nourriture : quand les prix montent, les besoins demeurent relativement stables car ils sont, pour l’essentiel, vitaux ; à l’inverse, une baisse des prix de l’électricité n’occasionne pas nécessairement de consommation supplémentaire. Or, pour qu’un bien trouve son prix naturel sur le marché, il faut en théorie et a minima que celui-ci remplisse deux conditions : la première, que les acheteurs et les vendeurs soient suffisamment « nombreux [4] », de telle sorte qu’aucun acteur particulier ne puisse manipuler les prix ; en second lieu, il faut qu’il vérifie la loi dite « de l’offre et de la demande », c’est-à-dire la loi selon laquelle l’offre est une fonction croissante du prix d’un bien, et sa demande une fonction décroissante. En d’autres termes, il faut qu’une tendance haussière débouche sur davantage d’offre et qu’une tendance baissière suscite davantage de demande, de manière à ce que, par ce mécanisme, le marché se régule et tende toujours (en théorie) vers son point d’équilibre, l’augmentation de l’offre endiguant la hausse des prix et celle de la demande leur baisse. Si, dans une perspective néoclassique, un tel marché permet aussi de déterminer un optimal social, c’est parce que le prix, qui résulte selon elle de l’équilibre entre offre et demande, exprime ou correspond à son utilité marginale, c’est-à-dire à l’utilité de sa dernière unité consommée, donc au prix naturel auquel vendeurs et acheteurs sont prêts à consentir mutuellement dans des coordonnées de marché particulières.

Or, même si aucun secteur économique ne possède de telles caractéristiques épurées, il faut noter que le système de production et de distribution d’électricité est un domaine tout particulièrement mal adapté au modèle de marché prescrit par l’idéologie néolibérale. Trois obstacles apparaissent en effet particulièrement prépondérants. Tout d’abord, comme l’électricité n’est pas stockable à grande échelle (au contraire des ressources fossiles que sont le pétrole, le charbon et le gaz), sa production doit déboucher sur sa consommation immédiate. Du fait de cette caractéristique, un producteur ne possède pas la possibilité technique de tirer avantage de ses stocks pour « inonder » le marché en cas de prix hauts [5] (et contribuer ainsi à réguler la tendance haussière comme le voudrait la théorie néoclassique). L’acheteur, quant à lui, ne peut pas non plus tirer partie des prix bas pour faire des réserves et la demande, du reste, ne peut se contracter qu’à la marge, les besoins en électricité étant à la fois essentiels (pour leur très grande majorité) et peu substituables (il est souvent très difficile de remplacer l’usage de l’électricité par un autre moyen énergétique). En troisième lieu, les producteurs ne peuvent pas abaisser leur niveau de production pour exercer une pression sur les prix (comme un producteur de pétrole brut, par exemple), dans la mesure où ils se trouvent dans l’obligation technique d’ajuster exactement l’offre à la demande, sous peine de voir se produire ce qu’on appelle un « écroulement de fréquence » conduisant à des délestages automatiques, une désynchronisation du réseau du reste du continent [6] puis, dans le pire des cas, à son effondrement total, à l’image du black-out italien des 27 et 28 septembre 2003.

Pour toutes ces raisons techniques, on est en droit de douter à la fois de la pertinence et de la probité politique des ambitions affichées depuis 1996. En réalité, tout le processus d’ouverture au capital privé a surtout eu pour objectif de mettre à disposition des intérêts privés cette ressource cruciale qu’est l’électricité.

Le caractère parasitaire des fournisseurs « alternatifs »

Pour mieux comprendre le scandale historique que représente la privatisation du secteur de l’énergie en Europe, ainsi que les méthodes commerciales et les mécanismes des marchés boursiers, c’est-à-dire les raisons endogènes qui ont conduit les États sur le chemin de la crise énergétique que nous connaissons, il paraît utile de passer en revue l’organisation physique du réseau de production et de transport, afin d’appréhender le rôle réel que remplissent les fournisseurs alternatifs privés puis, par la suite, les caractéristiques du marché.

Il convient de préciser, d’emblée, que l’immense majorité des plus de 80 opérateurs alternatifs privés qui se disputent le marché, pour ne prendre que le cas français, ne sont pas des acteurs techniques du secteur de l’énergie. Ils ne sont généralement en charge ni de la production, ni du transport haute tension, ni de la distribution mais sont ce qu’on appelle des fournisseurs, c’est-à-dire des entreprises spécialisées dans le trading et la relation client, autrement dit le marketing et le démarchage. En d’autres termes, ces acteurs ne sont rien de plus que des intermédiaires, insérés commercialement entre producteurs et transporteurs d’une part et consommateurs (particuliers ou entreprises) d’autre part.

En France, 84% de l’électricité produite est assurée par des centrales détenues par EDF, qui possède 100% du nucléaire, 80% des installations hydroélectriques (les 20% restants étant détenus par Engie) et 58% des installations thermiques (27% étant détenus par des acteurs historiquement privés, hors Engie). L’exception revient au secteur du renouvelable, éolien et solaire, largement détenu par des entreprises privées mais qui bénéficient d’importantes subventions. En ce qui concerne le transport haute tension (de 400 000 à 63 000 volts), activité dite de « monopole naturel » dans la mesure où la mise en concurrence de plusieurs transporteurs de ce type n’est pas techniquement possible, elle échoit à 100% à RTE (détenu à 51% par EDF). La distribution, c’est-à-dire l’acheminement de l’électricité via des lignes de moyenne et basse tension (de 20 000 à 220 volts) est, quant à elle, historiquement assurée par Enedis (détenue par EDF à 100%), sous la forme d’un quasi monopole (95% de l’électricité transite, à cette échelle de tension, par son réseau).

La partie « fourniture » est donc une adjonction presque exclusivement commerciale, les différents acteurs se contentant d’acheter et de revendre un « droit » sur une certaine quantité de puissance électrique fournie et acheminée par d’autres acteurs.

Privatiser les profits, socialiser les pertes : le marché en ordre de bataille

Les fournisseurs ne sont donc, pour l’essentiel, que des intermédiaires parasitaires. Leur objectif est de « réserver », en grande partie à l’avance, les volumes d’électricité dont ils auront besoin pour fournir leurs clients et en tirer des bénéfices. Cette opération n’est aucunement technique, comme nous l’avons mentionné, puisque ce sont RTE et Enedis qui s’assurent concrètement de la stabilité du réseau et du transport et de la distribution de l’électricité, tandis que EDF et quelques acteurs privés (qui peuvent aussi être fournisseurs, à l’instar du groupe Total) se chargent de la produire. Les fournisseurs sont cependant tenus d’acheter des volumes correspondants à leurs besoins, sous peine de devoir payer des amendes.

Pour se doter, les fournisseurs passent par un marché de gros. Comme la consommation électrique est assez prévisible (indépendamment des aléas météorologiques), ils peuvent réserver, d’une semaine jusqu’à trois ans à l’avance, des « rubans de puissance » sur le marché à terme, c’est-à-dire une importante quantité de mégawatts de puissance durant un certain quantum de temps. Ensuite, du jour pour le lendemain, et afin de répondre exactement à la demande qui varie selon la météo, les fournisseurs achètent sur le marché SPOT les MWh manquants pour combler les besoins. Ce marché est secondé par un autre qui consiste en un marché d’ajustement le jour J, mais qui demeure relativement secondaire sur le plan des volumes échangés. Les marchés SPOT et à terme sont des marchés de type boursiers et sont relativement transparents. A cela s’ajoute, spécificité française, l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), mesure adoptée par l’Etat en 2011 et qui oblige EDF à réserver 100 Terawattheures (TWh) de puissance par an aux fournisseurs privés, au prix fixe de 42 euros le MWh [7]. Cette mesure, mise progressivement en place à l’issue de la ratification, le 7 décembre 2010, de la loi « NOME », est une exception française imaginée sous le quinquennat de Sarkozy dans le but de renforcer encore davantage l’emprise des fournisseurs sur le producteur historique. Sous couvert de garantie d’un prix bas pour les consommateurs, l’ARENH, qui est en réalité un dispositif marchand truqué, ne fait que garantir des prix bas en entrée (donc pour les fournisseurs privés) mais aucunement en sortie. Pour prendre la mesure du « bouclier » que représente l’ARENH pour le privé, et sous réserve de consolidation future des données du marché SPOT, le MWh s’échangeait, durant la première semaine de décembre 2022, entre 230 et 567 euros [8], tandis que les prix oscillaient, en décembre 2018 (sans tenir compte des écarts météorologiques éventuels) entre 21 et 73 euros le MWh. Enfin, les échanges peuvent se faire par accords dits over the counter (OTC) c’est-à-dire de gré à gré, de façon bilatérale, entre un producteur et un fournisseur. Ces accords de gré à gré ne sont pas transparents et les volumes et montants échangés ne sont pas ou très peu accessibles au grand public.

Même à les examiner sous le critère absolument minimal des grandes définitions libérales, on constate que les particularités du marché de l’électricité, et ses spécificités françaises, font un certain nombre d’entorses majeures aux principes du libre marché. EDF, qui possède en effet la majorité des moyens de production et le quasi-monopole des moyens de transport aurait, selon toute probabilité capitaliste, les moyens d’écraser la concurrence. Mais les règles du marché, à commencer par l’ARENH, la contraignent largement à favoriser ses propres concurrents privés. L’ARENH lui impose en effet une règle asymétrique qui la contraint à vendre une grosse partie de son électricité au prix de 42 euros / MWh quand les prix sont élevés (c’est-à-dire quand ils dépassent ce seuil), tandis que les fournisseurs ne sont pas tenus de demander de l’ARENH si les prix de marché sont inférieurs. Le marché de l’électricité n’a en fait pratiquement rien à voir avec la prétendue épure libérale revendiquée. Tout est même organisé consciemment pour que l’acteur national historique, EDF, prenne sur lui l’essentiel des pertes afin de garantir les profits des fournisseurs privés, ce qui devrait, au passage, nous éclairer sur les motivations profondes qui animent le projet gouvernemental de « renationalisation » d’EDF. En réalité, la « grande » idée libérale n’est autre que celle de faire de l’outil énergétique la vache à lait du capital privé qui peut, à loisir, se rétribuer sur son dos.

Mais le système va plus loin : en France, comme partout en Europe, le prix de l’électricité sur le marché SPOT, qui sert de référence aux autres marchés (hors ARENH), est calculé au coût variable de la centrale marginale appelée à produire. Autrement dit, pour fixer un prix unique, les producteurs établissent un merit order, ou « programme d’appel », afin de déterminer l’ordre dans lequel les centrales seront appelées à produire pour répondre à la demande de la journée. Ce programme d’appel ne tient compte que du coût variable de la centrale en fonctionnement, c’est-à-dire du coût du combustible utilisé pour produire de l’énergie électrique [9]. Si le programme d’appel ne tient pas compte des coûts fixes, c’est-à-dire du coût des investissements, du montant des salaires et du coût du capital, c’est parce que ces coûts sont, selon ce modèle, déjà engagés et ne seront donc pas amenés à changer. Pour optimiser la production de la journée, la seule variable est donc le prix du combustible. La raison de ce choix repose sur le fait que le programme d’appel n’a pas vocation à déterminer le prix moyen de l’électricité (ce qui exigerait a minima la prise en compte des coûts fixes) mais seulement d’élaborer le plan de production le moins cher possible pour la journée.

Ce mode de calcul a pour objectif de fixer un prix unique sur le marché, et ce pour des raisons purement idéologiques, le prix unique étant censé permettre et favoriser la concurrence. En Europe, l’électricité vaut donc ce que vaut, au coût variable, la centrale la plus chère appelée à produire.

Mais pourquoi le gaz détermine-t-il le prix de l’électricité ? Pour répondre aux pics de la demande, qui se situent chaque jour entre 8h et midi, puis entre 18h et 20h, les énergéticiens ont besoin de ce qu’ils appellent des « moyens pilotables », c’est-à-dire des centrales capables de monter en puissance rapidement. Or, ces moyens pilotables sont pour l’essentiel constitués de centrales thermiques à gaz (le charbon et le fioul étant peu utilisés, en France notamment). L’électricité éolienne et solaire n’est en effet pas pilotable, puisqu’elle dépend de variables qu’on ne peut maîtriser (ensoleillement et force du vent) ; le parc nucléaire, quant à lui, ne peut pas faire face aux augmentations soudaines de la demande, car faire varier, plusieurs fois par jour, la puissance des réacteurs nucléaires implique des risques d’exploitation incompatibles avec les règles de sureté nucléaire. En ce qui concerne l’hydraulique, enfin, il n’est sollicité massivement qu’en cas d’extrême nécessité car les réserves d’eau des barrages revêtent un intérêt stratégique non exclusivement énergétique (irrigation, tourisme, lutte contre les sécheresses). Pour ces raisons techniques, c’est donc le prix du gaz qui détermine, à la marge, le prix du MWh.

On voit donc que, contrairement à ce que peuvent dire ou écrire certains observateurs, la crise énergétique actuelle n’est pas une simple calamité, un phénomène naturel regrettable dépendant de causes essentiellement exogènes, Poutine et le froid hivernal. C’est la volonté des classes dirigeantes de faire de l’électricité un bien marchand et des secteurs productifs historiques un levier de valorisation pour les fournisseurs alternatifs privés, dans une rigoureuse logique de privatisation des profits et de socialisation des pertes, qui est en cause et qui condamne, au nom de la concurrence, les classes populaires à payer le prix de l’électricité au prix de la guerre.

Crise, froid glacial et surprofits : pour une socialisation des capacités de production

Le système de formation des prix, mais aussi le mode capitaliste et libéral de production et de distribution de l’énergie, ainsi que les opérations spéculatives des acteurs du marché sont donc les causes réelles des hausses spectaculaires des prix de l’énergie et de la crise qui en découle. La Cour des comptes, dans un rapport publié le 15 septembre 2021, établissait un coût moyen de production de l’électricité autour des 70 euros par MWh. Outre la flambée des prix du gaz depuis, dont les centrales ne délivrent que 7% de la production électrique française, les coûts de production des autres filières sont restés relativement stables. Quoiqu’il en soit, rien ne justifie, sur le plan économique, les prix délirants qu’affichent aujourd’hui les marchés SPOT et à terme. Dans son rapport de juillet 2022, la Cour constate également « des prix excessivement volatils et éloignés des fondamentaux de coûts de production nationaux ». La CRE a beau jeu de déclarer, dans son dernier rapport mentionné plus haut, qu’elle se réjouit (se rassure) du fait que les différents acteurs du marché qu’elle a interrogés ne se soient pas livrés à trop de négoce pour compte propre, autrement dit à des paris spéculatifs ou « directionnels » [10]. Il n’en demeure pas moins que les prix à terme sont, structurellement, le produit d’une anticipation globale faite par les traders de ce que seront les prix SPOT à l’échéance visée. Du reste, la CRE s’empresse de rappeler aussitôt, quelques pages plus loin, que « le négoce pour compte propre (comprenant les stratégies « directionnelles » i.e. spéculatives), malgré la connotation négative qui lui est souvent attribuée, joue un rôle essentiel pour le bon fonctionnement du marché [et qu’il] apporte trois éléments requis au bon fonctionnement des marchés : la liquidité, le partage des risques et la découverte des prix. »

Rien d’étonnant à voir la Commission vanter, malgré les désastres, les vertus de la spéculation. C’est elle qui fixe, chaque année, le Tarif bleu, soit le tarif régulé de vente de l’électricité (TRVE) d’EDF, tarif qui n’exprime pas le coût de production mais qui découle d’une formule permettant d’établir un seuil arbitraire susceptible de favoriser la concurrence. Autrement dit, la CRE fabrique un montant [11], auquel EDF sera forcé de vendre son électricité, de façon à ce que, en principe, les fournisseurs puissent toujours proposer moins cher. Cependant, cette formule n’est en réalité qu’un benchmark, autrement dit un repère que les fournisseurs peuvent, à leur gré, arbitrer : quand les tarifs de l’électricité sont bas, les fournisseurs proposent à leurs clients des tarifs situés juste en dessous de ceux pratiqués par EDF, forcé de suivre le TRVE (qui inclut le montant des frais de publicité des fournisseurs alternatifs en plus d’une « marge » !). Mais non content de se limiter à cette concurrence ouvertement déloyale et totalement artificielle, permettant à des fournisseurs sans centrale de « faire mieux » qu’EDF, ces derniers ont aussi de facto la liberté d’arbitrer la formule du TRVE (et de profiter au passage des tarifs avantageux de l’ARENH).

Comme le dénonce très justement David Garcia, dans le numéro de décembre du Monde diplomatique [12], tout se passe en réalité comme suit : les fournisseurs alternatifs annoncent un certain nombre de clients, justifiant ainsi l’achat d’un certain volume d’électricité au prix ARENH (46,2 euros / MWh en 2022), et à ceux du marché tant que ceux-ci sont bas, puis s’empresse de faire grimper les factures afin de « chasser » leurs clients vers EDF pour revendre au prix fort les volumes d’électricité réservés. Ainsi Le Figaro notait-il, le 10 octobre 2022, que 100 000 nouveaux clients affluaient en moyenne chaque mois depuis l’été vers EDF. Contrairement à ce que prétend toutefois l’article, les fournisseurs alternatifs peuvent bénéficier du bouclier tarifaire, s’ils en font la demande. Du reste, il omet de préciser que, pour l’année 2023, 20 TWh supplémentaires d’ARENH ont été alloués sous la forme, donc, d’une subvention choc pour les opérateurs privés sans centrale. Loin de « fuir », comme l’écrit Le Figaro, de malheureux opérateurs privés, les clients s’en trouvent plutôt chassés, à l’instar, comme le rapporte David Garcia, de « Mint Energie [qui] conseille à ses clients de passer chez EDF, en leur promettant une économie de 218 euros pas an ». Le Figaro reconnait d’ailleurs à la suite qu’un tel afflux de clients n’est pas nécessairement une « bonne nouvelle » pour EDF (chose pour le moins curieuse dans le cadre d’une prétendue libre concurrence), dans la mesure où l’énergéticien va se voir « obligé de se procurer beaucoup d’électricité sur les marchés de gros et de la fournir à perte, alimentant une dette qui s’élève déjà à 60 milliards d’euros », en oubliant soigneusement de préciser que, pour l’essentiel, c’est lui-même qui la produit et qu’il devra donc racheter, en s’endettant, sa propre électricité aux fournisseurs alternatifs (qui, eux, ne produisent rien).

En dépit des causes exogènes que nous avons mentionnées, la crise énergétique que nous traversons et qui pourrait, à moyen terme, se transformer en crise industrielle d’ampleur avec des répercussions majeures à d’autres niveaux, notamment celui de l’endettement des pays européens, est une conséquence de la voracité capitaliste des acteurs du secteur de l’énergie dont les appétits ont été favorisés et entretenus par les bourgeoisies européennes elles-mêmes. Ces fournisseurs alternatifs, qui vont engranger cet hiver de faramineux profits, sont activement secondés par les Etats, les gouvernements de droite comme de « gauche » et les différentes instances de régulation qui, quoiqu’ils appellent, pour certains, à quelques réformes de surface, défendent tous néanmoins la pertinence globale du modèle qui, en réalité, marche sur la tête. Cette crise, unique par son ampleur et les désastres qu’elle pourrait causer, pourrait être un point de bascule historique de l’ordolibéralisme européen. De plus, elle signale, en creux pour le moment, l’urgence d’une socialisation réelle des moyens de production, de transport et de distribution de l’électricité, c’est-à-dire l’organisation consciente et en profondeur de toutes les forces de travail nécessaires pour produire ce dont nous avons besoin pour vivre et travailler ; libérés, au passage, de ces factures qui gonflent et augmentent d’autant plus que gonflent et augmentent les profits des acteurs privés du secteur énergétique.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Les cours du PEG (Point d’Echange Gaz, le marché français du gaz) affichent des prix qui fluctuent autour des 140 euros le MWh. Si ces montants sont nettement plus bas qu’à la fin aout, où le MWh gaz à échéance 2023 avait atteint des sommets et s’échangeait contre 297,35 euros, ils restent néanmoins très élevés en comparaison des prix de l’automne 2021, qui avoisinaient les 30-35 euros le MWh.

[2Le prix moyen du MWh d’électricité est passé, en une dizaine d’années, d’une moyenne de 120 euros par MWh à 190, comme le remarque Aurélien Bernier, dans son article intitulé « Vingt-cinq ans de dérégulation des marchés du gaz et de l’électricité », paru dans Le Monde diplomatique de novembre 2021.

[3Thèses élaborées par Marie Esprit Léon Walras (1834-1910) économiste français et principal représentant, avec Carl Menger (1840-1921) et Wiliam Stanley Jevons (1835-1882), du marginalisme, courant de pensée à l’origine des théories dites « néoclassiques » qui dominent aujourd’hui la pensée économique contemporaine et notamment le néolibéralisme.

[4Il convient de noter qu’aucun théoricien néoclassique ou marginaliste ne précise ce qu’il entend par « nombreux ».

[5Nous y reviendrons, mais notons dès maintenant que, si une telle éventualité n’est pas techniquement possible, les fournisseurs peuvent néanmoins « provisionner » commercialement de l’électricité, en réservant à l’avance des rubans de puissance sur les marchés à terme ou par négociations bilatérales over the counter. Par effet d’aubaine, et en suivant les cours du marché, ils peuvent ainsi réaliser, via l’arbitrage, ou benchmark, du Tarif régulé fixé par la CRE, de très juteux profits aux dépends de leurs clients et d’EDF.

[6Lorsque la consommation excède la demande, la vitesse de rotation des générateurs électriques ralentit sous l’effet de charge et, par suite, la fréquence du réseau qui, en Europe, est de 50 Hertz. Les centrales ne doivent donc jamais ni surproduire (augmentation de la fréquence), ni sous-produire (diminution), mais s’ajuster en temps réel à la demande, dans la limite critique de 0,5 Hertz, les variations normales de fonctionnement étant de l’ordre de 0,005 Hz.

[7Les volumes de l’ARENH ont récemment augmenté (jusqu’à 120 TWh réservés, pour 46 euros / MWh) mais devraient revenir, en 2023, aux 100 TWh initiaux réservés et vendus 42 euros / MWh. En 2022, selon EDF, les centrales nucléaires ont produit, à la mi-décembre, 251 TWh de puissance cumulée. Les 120 TWh réservés sur l’ARENH représentent donc environ 47,8% du total de la puissance produite.

[8Source : EPEX SPOT

[9Dans le cas des énergies renouvelables, ce coût est donc égal à zéro. Elles figurent ainsi toujours en première position dans le programme d’appel de la journée.

[10Ces stratégies dites « directionnelles » ou spéculatives consistent à acheter à découvert, pariant sur une hausse future des prix, afin de dégager une marge comptable de l’opération.

[11Le TRVE se décompose, pour 2021, comme suit : 50 % du prix ARENH soit 20,6 euros + 30% des prix des 24 derniers mois sur les marchés à terme à échéance 1 an + 20 % des derniers prix constatés sur les marchés à terme échéance 1 an soit 31,8 euros + 6 euros correspondant à la rémunération capacitaire des centrales (censé garantir la sécurité d’approvisionnement) + 12,2 euros de coût commerciaux (publicité des fournisseurs) + 3,8 euros de marge pour un total de 74,4 euros / MWh.

[12Voir David Garcia, « Absurdistan Electrique », Le Monde diplomatique, décembre 2022
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