Si « la rue est notre usine »…

Faire grève à l’ère d’Uber

Leonava Whale

Faire grève à l’ère d’Uber

Leonava Whale

On affirme souvent que le syndicalisme et les conflits du travail s’arrêtent au seuil de la précarité. Intérimaires, CDD, micro-entrepreneurs et autres travailleurs précaires ne feraient tout simplement pas grève. Les syndicats ne s’intéressent pas à eux et eux ils ne s’intéressent pas au syndicat. Pourtant, le témoignage de Steven, livreur pour Deliveroo, montre que ces mobilisations de secteurs ubérisés sont possibles et expriment une volonté de lutter toujours présente dans ces secteurs.

En juillet 2017, quelques mois après l’élection de Macron, nous avons décidé de lancer une première grève chez Deliveroo. « Nous » c’était quelques livreurs, militants, membres du CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris) qui nous étions rencontrés pendant le mouvement contre la loi travail. De cette rencontre nous avions partagé un constat : alors que nous nous luttions aux côtés de milliers de travailleurs et de jeunes, syndiqués ou non syndiqués, contre la mise en place de la loi El Khomri, nous avions nous-même des conditions de travail bien plus médiocres que celles promises par le gouvernement Hollande. Il fallait donc s’organiser pour réagir sur ce terrain-là, celui de l’ubérisation. Une fois le collectif créé, le tocsin de la lutte est venue de Deliveroo qui annonce en juillet 2017 un changement de tarifications des livraisons. Branle-bas de combat, on appelle à la grève. Mais tout de suite la question : comment faire grève quand on est ubérisés, « indépendants », précaires ou atypiques ?

La grève est depuis le début du vingtième siècle le moyen privilégié du mouvement ouvrier pour faire pencher en sa faveur le rapport de forces entre le capital et le travail. Il s’agit d’un moyen d’action parmi d’autres commes le blocage, le sabotage, le lobbying. S’il a été privilégié par le mouvement ouvrier, c’est parce que la grève s’en prend à la nature même du capital. En faisant grève on bloque le processus de production, ce qui empêche la création de la valeur, et donc l’enrichissement du capitaliste. Celui-ci se retrouve obligé de négocier pour la reprise du travail et de la production. Les salariés peuvent ainsi obtenir des droits, des améliorations salariales ou des meilleures conditions de travail. Les différentes protections que possèdent aujourd’hui les salariés, et que l’on trouve encore dans le Code du travail, viennent de victoires du monde du travail face au capital. La grève y est pour beaucoup.

Comment faire grève, donc, lorsqu’on est livreur Deliveroo ? Étant soumis au régime d’auto-entrepreneur (devenu "micro-entrepreneur" récemment) les livreurs ne sont pas sous la protection du Code du travail. Le modèle juridique est celui d’un partenariat commercial et tout particulièrement d’une prestation de services. Pas de code, ni de protections, donc. On peut rapprocher le modèle d’organisation du travail des livreurs de celui des canuts, les ouvriers tisserands lyonnais du début de dix-neuvième siècle. Ce sont eux, d’ailleurs, qui ont été les premiers ouvriers organisés en France. Créant par leur lutte tout une tradition active encore aujourd’hui. Ce régime d’auto-entrepreunariat ne prévoit pas de droit de grève. Il n’implique pas non plus une régulation du temps de travail, il faut s’inscrire sur un planning pour obtenir des heures. La première question tout à fait concrète qui s’est posée à nous au moment de faire grève c’est de savoir la forme que celle-ci prendrait. Trois possibilités s’offraient à nous :
 
1) Ne pas s’inscrire sur les créneaux horaires, des shifts, et ne pas travailler.
2) S’inscrire sur les créneaux et ne pas travailler.
3) S’inscrire, récupérer les commandes, et ne pas les livrer. 

La solution qui s’avérait le plus efficace semblait être le troisième. Cependant, le fait de ne pas livrer des commandes récupérées aurait pu être utilisée par Deliveroo pour nous accuser de vol. Sans protection juridique cela semblait difficile de se défendre contre la répression. La première solution ne bloquait pas vraiment la production puisque d’autres livreurs auraient pu s’inscrire sur les créneaux laissées vides. Nous avons donc opté pour la seconde par qu’elle permettait avant tout un réel blocage de l’économie.

Ainsi, nous avons appelé à s’inscrire sur les shifts et ne pas aller travailler. Mais s’en tenir à cet aspect serait mécomprendre le rôle de la grève dans un mouvement social. Ce rôle n’est pas seulement économique, il est aussi politique. En effet, l’aspect économique ne pourrait pas suffire à la lutte contre Deliveroo. En 2018, l’entreprise a perdu 200 millions d’euros et récoltée au début 2019 un milliard d’euro avec une levée de fonds. Pas rentable pour le moment, son économie repose uniquement sur la confiance des actionnaires. Des livreurs qui ne travaillent pas quelques jours ne peuvent pas mettre en péril son économie, et ainsi créer un rapport de force. 

C’est cependant dans sa dimension politique que la grève est le levier le plus puissant. Ce qui caractérise l’auto-entrepreneuriat, au delà du statut, c’est l’individualisation des travailleurs, leur atomisation. Pour nous, il semblait évident que pour réussir la grève il fallait dépasser cet isolement, et que en même temps l’isolement ne pouvait réellement être dépassé que dans la grève. L’isolement est dialectique : il est lié au mode d’organisation du travail et doit être dépassé dans la lutte contre cette même organisation. Pour combattre l’isolement nous avions comme outil des groupes Facebook d’entraide de livreurs, nos connaissances respectives, ainsi que nos petites mains (pour aller diffuser des tractes devant des restos qui reçoivent de nombreuses commandes, par exemple). Ces actions ont permis de créer autour de nous un premier cercle de livreurs prêts à se mobiliser. Nous avons ensuite organisé un rassemblement à Paris, Place de la République durant la grève, l’objectif était de se motiver collectivement, afin que chacun ne fasse pas grève de manière isolée. Avec le rassemblement nous pouvions nous voir, nous compter, nous encourager.

Celui-ci était surtout un moment à part dans le quotidien, il rompait la monotonie du travail en nous permettant de discuter entre nous. Cela peut paraître basique, mais nous sommes seul.e.s sur notre vélo ou scooter et si nous croisons des collègues on ne sait jamais quand nous les retrouverons de nouveau. Le slogan du CLAP est d’ailleurs "La rue est notre usine" et notre atelier fait la taille de Paris. Grâce aux rendez-vous communs, nous avons pu nous rencontrer, discuter collectivement de la grève, de politique, de l’ubérisation du travail, ou tout simplement de foot, et même ça,c’était une première victoire qui allait dans la direction de faire émerger – un peu au moins – une conscience de classe.

Nous nous ne sommes pas contenté.e.s des rassemblements. Nous avons organisé des déambulations de restaurants en restaurants afin de bloquer les commandes Deliveroo qui en sortaient. Pour faire simple, nous arrivions nombreux devant le restaurant avec slogans et fumigènes et nous demandions au restaurateur de couper sa tablette (qui fait la répartition des commandes) en solidarité avec la grève. Ici, l’objectif était multiple. Premièrement, il était économique. En coupant les tablettes, le restaurateur ne reçoit pas de commandes de la soirée et l’impact économique de la grève est multiplié. Nous avons même découvert qu’en coupant un certain nombre de tablettes dans une zone, en plus des commandes non-prises par les grévistes, l’algorithme de répartition des commandes bugait. Ainsi, on faisait « crasher » l’application Deliveroo sur tout Paris, renforçant de manière spectaculaire l’impact de la grève.

Mais l’aspect politique de la grève en sortait lui aussi spectaculairement renforcé. En faisant des action ensemble, on crée une cohésion de groupe, une solidarité et des expériences communes. Également, nous rencontrions des restaurateurs, qui souvent, soutenaient la grève, ou ne connaissaient jusqu’alors que mal nos conditions de travail. Nous prenions le temps de discuter quelques temps avec le personnel, alors que d’habitude, pressés par chronomètre du travail à la tâche, nous n’échangions qu’un numéro de commande. Cet aspect nous a rapporté des soutiens dans notre environnement de travail direct, comme c’était le cas de la part des préparateurs de commandes chez Mc Do, par exemple. De plus, en s’en prenant à un des centres de production lié à Deliveroo on tissait des liens avec les restaurateurs, qui consciemment ou non, servaient notre lutte. Ainsi, si nous bloquons plusieurs dizaines de restaurants plusieurs soirs d’affilés, les restaurateurs finissaient par appeler Deliveroo et leur dire que s’ils ne réglaient pas le problème avec leurs livreurs, ils allaient arrêter leur collaboration. Ils mettaient donc une pression supplémentaire à la plateforme. Enfin, et c’est peut-être l’un des aspects les plus importants, en étant devant les restaurants on rencontrait des livreurs qui ne faisaient pas grève, soit parce qu’ils n’étaient pas au courant, soit parce qu’ils m’étaient pas convaincus, soit parce qu’ils avaient peur de la répression. On les empêchait de récupérer les commandes, et ils en informaient le centre d’aide Deliveroo (récemment délocalisé à Madagascar). Ils touchaient quand même l’argent de la course, et nous avions une dizaine de minutes pour discuter et les convaincre. Cette démarche nous a également permis de toucher beaucoup de livreurs avec notre appel à la grève et nos revendications.

Je finirais enfin avec le point le plus important : nous avons fait l’expérience de l’auto-organisation. Dans des secteurs isolés et précaires, penser pouvoir contrôler bureaucratiquement un mouvement c’est se mentir à soit même. Des syndicats s’y sont essayés, ils en sont vites revenus. En effet, sans contrôle démocratique sur la grève, aucun livreur n’est prêt à risquer son travail. Les décisions doivent être prises en commun dans des assemblées générales de livreurs, où l’on parle de nos revendications (doit-on revendiquer le salariat ?), des moyens d’actions et des buts de la grève. C’est un nouveau secteur, et personne n’avait de recette toute faite, et toute remarque, réflexion, proposition valait le coup d’être entendue, parce qu’elle émanait d’une subjectivité et d’une connaissance du métier qu’aucun théoricien n’aurait pu revendiquer.

Un des moments les plus forts de cette auto-organisation s’est produit lorsque nous venions de faire plusieurs jours de grève en 2018 et Deliveroo refusait de prendre contact avec nous pour négocier, se contentant d’un communiqué de presse. Ainsi, nous avons pris la décision de leur faire une visite surprise aux locaux pour exiger un entretien. Voilà donc 50 scooters et vélos qui traversent Paris en klaxonnant et chantant pour atteindre le siège de l’entreprise, rue des Petites écuries. Sauf que, arrivé devant la porte les employés se barricadent à l’intérieur. Nous organisons alors une AG pour savoir quoi faire, et proposition est faite de casser la porte, d’occuper les locaux et de rencontrer la direction qu’elle le veuille ou non. Beaucoup de livreurs étaient très déterminés à le faire, beaucoup d’autres très sceptiques. On organise un vote, une seule règle, la décision sera celle de tous, si on décide de casser la porte, nous sommes 50 à le faire, si on décide de ne pas le faire, hors de question qu’un livreur en prenne l’initiative individuellement. À deux voix près on décide de ne pas le faire. C’est pas grave, on reconduit le mouvement pour le dimanche suivant. La direction s’en tirera avec un graff sur la porte pour leur rappeler les couards qu’ils sont.

Sans organisation démocratique nous n’aurions jamais pu nous faire confiance mutuellement, et tous les moyens d’actions sont légitimes s’ils sont discutés collectivement, quand ils émanent de la base et qu’ils ont un sens pour les travailleurs. Et si nous n’avons pas obtenu de grandes victoires syndicales pour le moment, ce que nous avons fait est de permettre à tous les livreurs de prendre en main leur grève, d’en faire un mode d’action collectif, démocratique, de s’opposer à la violence du travail quotidien, avec sa routine, de créer des amitiés, de la camaraderie, et de faire émerger une conscience de classe. En cela, c’est déjà une victoire en soit. La grève dans son sens le plus noble et le plus politique c’est ça.

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