Débats stratégiques

Grève, émeute et blocage

Camille Münzer

Grève, émeute et blocage

Camille Münzer

L’importance que les marxistes accordent à la grève n’est pas un fait nouveau. La grève générale, d’abord un mythe dans la tradition anarcho-syndicaliste, a pris forme au fil du XXe siècle, au point que les marxistes l’ont placé au cœur de leur stratégie. Or, depuis plusieurs années, le blocage et l’émeute semblent supplanter la grève dans les discours de l’extrême gauche. On parle ainsi de blocage des universités par les étudiants, de blocage des routes par les Gilets jaunes, et même de blocage du pays par les grévistes. Pareillement, l’émeute semble être partout : dans les discours et dans les faits (en France, au Chili, en Équateur, à Hong Kong, etc.). Où est donc passée la grève ?

À rebours d’une centralité de l’émeute et du blocage défendue par certains théoriciens d’extrême gauche, je défendrai ici la centralité et la primauté de la grève dans l’époque contemporaine en m’appuyant sur une lecture de L’émeute prime. La nouvelle ère des soulèvements (Entremonde, 2018) de Joshua Clover. Ce dernier distingue « luttes sur la production » et « luttes sur la circulation ». Pour lui, dans les luttes sur la production, l’arrêt de travail (i. e. la grève) est l’arme privilégiée des participants à ces luttes. En effet, elle est le propre de ceux sur qui repose la production : ouvriers, travailleurs, prolétaires, salariés, etc. Dans les luttes sur la circulation, ce sont d’autres tactiques qui sont employées : l’occupation, la barricade, et l’émeute : « Ce sont les armes, dit Clover, de ceux dont la reproduction n’est pas déterminée par le salaire formel, qui manquent largement d’accès aux rouages de la production » (p. 13). L’émeute, « c’est la lutte de classes des exclus » (p. 14). Le sujet de cette lutte ce n’est plus les prolétaires, mais plutôt les étudiants, les précaires, et tous ceux qui ne participent pas directement à la production. Bien évidemment, nous rassure l’auteur, la grève et l’émeute ne s’opposent pas. En revanche, pour lui, dans l’époque moderne, l’émeute prime. C’est dans le contexte d’une économie qui se désindustrialise et où toute une partie de la population ne peut pas être intégrée au salariat stable, que l’émeute se réaffirme comme mode d’action privilégié. Ainsi, résume-t-il, « les luttes ouvrières ont dans l’ensemble été ramenées à de pauvres actions défensives, alors que l’émeute apparaît de plus en plus comme la figure centrale de la confrontation politique, un spectre qui surgit des débats insurrectionnalistes, fait irruption sur les couvertures en papier glacé des revues, tout en hantant les études gouvernementales inquiètes » (p. 27).

Clover décrit la succession de trois périodes où priment tantôt la grève, tantôt l’émeute. Le passage du premier âge de l’émeute à l’âge de la grève est celui de la révolution industrielle et de l’extension du salariat (émeute-grève). Le passage de l’âge de la grève au nouvel âge de l’émeute correspondrait à celui du postfordisme (grève-émeute prime). En ce sens, il n’y a pas de simple retour en arrière. Les émeutes de la faim du XVIIIe siècle n’ont rien à voir avec celles de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. L’émeute moderne n’aura pas lieu au grenier ou au marché, mais dans la rue et dans la place. Cette succession d’âges (émeute-grève-émeute prime) recoupe celle des cycles économiques en Occident. L’âge de la grève est celui de la production où règne capital productif. Cet âge serait précédé et succédé par des âges où circulation prime sous le capitalisme.

La primauté de la circulation donne lieu pour Clover à la primauté des luttes sur la circulation : « Quand ce qui sert de base à la survie du capital se déplace suffisamment vers la circulation et ce qui sert de base à la survie des paupérisés évolue de la même façon, on tombe fatalement sur l’émeute prime » (p. 50). Clover a raison lorsqu’il affirme que la dynamique de paupérisation du monde du travail a rendu toute une partie de la population incapable d’accéder aux biens de consommation, malgré leur appartenance au salariat. De l’aveu de l’auteur, l’émeute et la grève peuvent se penser de manière analogue. De la même manière que la grève aide à fixer le prix du travail ouvrier (le salaire), l’émeute aide à fixer le prix des biens de consommation sur le marché. C’est pour cela que la consommation peut bel et bien être à l’origine de mouvements sociaux importants, comme cela a été le cas des Gilets jaunes, dont le mouvement a commencé suite à une taxe sur l’essence, de la crise en Équateur, suite à une multiplication par deux du prix de l’essence, en Iran, pour les mêmes raison, au Liban, suite à la mise en place d’une taxe sur l’utilisation de Whatsapp, etc. Ce n’est pas étonnant alors que le pillage soit systématiquement présent lors des différents soulèvements actuels dans le monde.

Pourtant, si dans la grève le travailleur apparaît en tant que travailleur, dans l’émeute il apparaît seulement dans la figure anonyme de l’ « émeutier » (ou de l’émeutière, dans la mesure où ce sont les femmes qui ont été les instigatrices des révoltes lors du premier âge de l’émeute). Ceci n’est pas un problème pour l’auteur, qui s’appuie sur la tradition politique de la « critique de la valeur » (Wertkritik), pour qui le fait de s’identifier comme travailleur est le produit de la contrainte du capital. En ce sens, l’émeute dissout cette identité, au profit d’un affrontement immédiat avec le capital et l’État.

Il y aurait bel et bien eu un « âge d’or de l’émeute » quelque part entre le XVIIe et le début du XIXe siècle (quoique les limites de cet âge font l’objet de débats entre les historiens). Dans des analyses bien connues de l’histoire sociale d’inspiration marxiste, l’ « émeute frumentaire » ou « émeutes de la faim » accompagne l’émergence du marché et devient la principale forme d’expression du mécontentement social. Une « économie morale » faite d’obligations et de responsabilités réciproques entre paysans et semi-prolétaires, d’une part, et nobles et commerçants, d’autre part, est remplacée par l’économie de marché. De plus en plus de travailleurs pauvres ont été amenés à dépendre d’un marché inséré dans une économie nationale pour l’achat de denrées alimentaires. La rupture de l’ancien « pacte de subsistance » a été à l’origine de multiples émeutes autour de la fixation du prix des grains et d’ « émeutes sur l’exportation » qui visent à empêcher que le grain ne quitte la ville.

La grève provient de l’émeute, dans la mesure où les premiers « arrêts de travail » sont accompagnés par des destructions, des saccages et des barricades. En effet, dans son histoire de la grève, Stéphane Sirot rappelle que les premières grèves de l’histoire de France sont aussi les plus violentes. Au Royaume-Uni, les luddites et autres briseurs de machines ont le vent en poupe : la destruction des machines, accompagnée d’incendies et d’attaques contre des contremaîtres, sont les moyens d’action qu’ont les nouveaux prolétaires pour revendiquer un meilleur salaire et le droit de créer des organisations de travailleurs. On ne revendique plus un contrôle sur le prix des biens sur le marché, mais un contrôle sur le prix de la force de travail.

La grève apparaît donc de manière relativement tardive dans l’histoire du salariat et du capitalisme. Pour Clover, elle n’apparaît vraiment qu’après les années 1830, accompagnant de multiples formes d’expression du mécontentement, comme le sabotage, le turnover, l’absentéisme, les manifestations, etc. Il a raison de pointer qu’il ne faut pas isoler la grève d’autres formes que prennent les conflits du travail, mais qu’il faut plutôt penser leur continuation : « En oubliant l’histoire par laquelle la grève émerge de l’émeute, on perd le processus de transformation lui-même et on se retrouve face à ses résultantes, qui se présentent comme des évidences » (p. 97). Si la grève émerge de la circulation, elle devient progressivement la tactique privilégiée de l’époque productive du capital industriel. La « grève générale » apparaît alors comme le moment clé de l’affrontement à l’âge ouvert par le capitalisme industriel.

La nature même de cette grève générale a fait l’objet de débats entre différentes traditions du mouvement ouvrier. Engels polémiquait avec Bakounine en 1873 au sujet de la manière dont ce dernier envisageait la grève générale comme simple « déclenchement » de la révolution. Pour Engels, ce serait une erreur de penser que l’on peut préparer à l’avance la date du déclenchement de la grève générale comme on prépare une fête ou le débarquement de Normandie. Cette analyse, complétée par la suite par celle de Rosa Luxemburg dans son célèbre pamphlet Grève de masse, parti et syndicat, démontre que la grève générale n’est ni décrétée, ni fabriquée, mais plutôt construite à partir d’une situation sociale et politique en tant que nécessité historique.

L’analyse présentée par Clover jusqu’à présent est peu contestable. La période précédant l’industrialisation et le développement de la « société salariale » était celle de la « lutte de classe sans classes » décrite par l’historien Edward P. Thompson. L’émeute frumentaire était la principale forme d’expression du conflit social, remplacée progressivement par des conflits du travail autour du prix de la force de travail. Le conflit se déplace de la place du marché à l’atelier. Les conflits du travail qui opposent désormais patrons et prolétaires vont contribuer à une expérience commune et partagée des rapports de classes, favorisant l’émergence d’une classe ouvrière en tant que telle, avec ses propres organisations et ses propres modes d’expression.

Pour l’auteur, les années 1960 constituent un basculement. Les pays dominants commencent à connaître un ralentissement de la croissance, en même temps qu’éclatent des émeutes dans les quartiers Noirs aux États-Unis : l’émeute est désormais racialisée. Dans le Détroit des années 1960-1970, les grèves sauvages d’ouvriers Noirs de l’industrie automobile ont lieu parallèlement à des émeutes dans les ghettos. Les polémiques entre la Ligue révolutionnaire des travailleurs Noirs (League of Revolutionary Black Workers), implantée dans les usines Ford, et le Black Panther Party, implanté dans les quartiers, illustrent cette tension entre une centralité de la grève et une centralité de l’émeute. Le déclin de l’industrie automobile américaine, amorcé dans les années 1960, fournit l’argument à Clover pour parler d’une transition vers l’âge de l’émeute prime. La désindustrialisation des années 1970-1980 produit une armée de surnuméraires contraints à la « débrouille » afin d’assurer leur reproduction. Mais parce que le marché s’est éloigné (rendant plus difficile de s’approprier des moyens de subsistance par l’émeute), la lutte prend immédiatement la forme d’un affrontement avec l’État.

L’émeute prime – c’est-à-dire l’émeute de populations surnuméraires et racialisées de l’époque post-fordiste – accompagnerait donc la stagnation économique et le déclin du mouvement ouvrier. La conclusion de l’auteur ne se fait pas attendre : le prolétariat perd son privilège politique en tant que sujet de la transformation sociale : « Si les ouvriers ont un accès immédiat et la légitimité pour interrompre la production dans l’usine, n’importe qui peut libérer un marché, bloquer une route, un port » (p. 155). Tout le monde peut être un émeutier. Clover affirme que si les luttes de la production ont une dimension temporelle, les luttes de la circulation sont spatialisées, prenant la forme de barricades, ou de blocages des autoroutes et des réseaux ferrés. Il constate avec raison l’importance de la logistique dans l’économie mondiale moderne (en témoigne la croissance exponentielle d’emplois « logistiques » dans des entrepôts, ports, et autres). Pourtant, au lieu d’accorder une importance renouvelée à la grève dans ce secteur où travaillent des dizaines de milliers de jeunes travailleurs, l’auteur disqualifie immédiatement cette perspective, insistant seulement que les grèves sont « toujours plus rares » (affirmation hautement contestable, par ailleurs). Aussi, au lieu de penser le monde de la logistique comme une prolongation du monde industriel (par la similitude des condition de travail ou de la main-d’oeuvre employée), l’auteur déclare, comme bien d’autres avant lui, que « les conditions qui historiquement rendent possibles un vocabulaire socialiste (…) n’ont plus cours » (p. 150). On ne peut s’empêcher de penser que Clover cherche à faire un énième adieu au prolétariat…

L’auteur s’appuie sur Marx pour formuler son « analyse matérialiste de l’émeute ». Pourtant, certains textes de Marx lui donneraient tort. Dans les Grundrisse – manuscrit que Clover cite à l’envi pour étayer son propos – Marx affirme que l’unité du procès global de production du capital est l’unité du procès de production et du procès de circulation, et que temps de travail et temps de circulation font la totalité du mouvement du capital. Pourtant, ces deux moments n’ont pas la même importance aux yeux de Marx. Toute interruption de la circulation du capital (sous la forme, par exemple, d’un blocage des transports) a pour conséquence non pas une diminution directe de la valeur, mais seulement une diminution de la vitesse de sa croissance. Tandis que toute interruption du procès de production agit directement comme diminution du capital lui-même. Autrement dit, le blocage de la circulation n’est pas une diminution de la valeur du capital, mais seulement une réduction de la rapidité de sa croissance, tandis qu’un arrêt de la production fait que la valeur ne passe plus au produit. Toutefois, même si Marx accorde une primauté à la production, il ne nie pas l’importance de la circulation. Pour lui, plus le capital fixe se développe, plus la constance du flux de production est une condition contraignante pour le capital. Une conclusion logique aurait été de chercher à organiser ces nouveaux « travailleurs du flux », perspective abandonnée par Clover au nom du déclin du prolétariat et des grèves.

Plus généralement, au lieu d’un déclin de la production (certes, plus de voitures peuvent être produites avec moins de travail), il faut voir plutôt une extension du travail sous différentes formes. D’un côté, le salariat s’est généralisé. En effet, en vingt ans, la population active en France compte trois millions et demi d’actifs en plus. De l’autre, le travail sous des statuts différents fait désormais partie de la population active. Intérimaires, salariés en CDD, micro-entrepreneurs, etc., au lieu de faire partie des « surnuméraires » dont parle Clover, font activement partie du prolétariat.

Même l’analyse que Clover fait des États-Unis aujourd’hui (pour illustrer l’idée d’un passage de la grève à l’émeute), les comparant à la Grande-Bretagne du XIXe siècle, où a eu lieu la transition de l’âge de l’émeute à l’âge de la grève, pose problème. Si les très nombreuses et très radicales « émeutes raciales » suite au meurtre de jeunes afro-américains sont une des principales formes de la contestation sociale aux États-Unis de nos jours, il faut également prendre en compte le renouveau du conflit du travail dans le pays. A ce propos il faudrait tout d’abord mentionner le mouvement fight for $15 dans la restauration rapide ou les grèves des travailleurs et travailleuses de la chaîne de la grande distribution Walmart. Il faudrait également tenir compte tout particulièrement de la vague de grèves des enseignants dans tout le pays. Celle-ci est probablement le plus grand mouvement de la classe ouvrière étasunienne des dernières années, regroupant des dizaines de milliers de grévistes dans une dizaine d’États. Une autre caractéristique des grèves dans le secteur enseignant est d’avoir été le plus souvent victorieuses. Préparées soigneusement en amont par des équipes syndicales militantes, avec en leur sain des activistes proches de Democratic socialists of America ou se réclamant socialists, elles ont été organisées démocratiquement, parfois en lien avec les parents d’élèves.

Enfin, il faut également retenir la grande grève de de six semaines de plus de 48 000 travailleurs de General Motors pour un nouvel accord collectif de septembre à octobre 2019. Il s’agit non seulement de la grève la plus importante dans la filière automobile étasunienne des cinquante dernières années, mais d’un conflit qui est représentatif de la radicalisation des conflits du travail dans le pays. On voit donc qu’il est difficile de conclure que les États-Unis du début du XIXe siècle sont équivalents à la Grande-Bretagne de début du XIXe. Si transition il y a, c’est vers un retour de la grève comme tactique de lutte pour de plus en plus de travailleurs et de travailleuses au coeur du capitalisme. L’importance des grèves ne tient pas seulement à leur dimension quantitative (il n’y a pas tant un déclin numérique des grèves, surtout parce que les statistiques officielles aux États-Unis ne recensent que les grèves de plus de 1 000 salariés), mais aussi à leur dimension qualitative. Souvent, dans les discours sur les blocages de l’économie, il y a des amalgames entre des individus qui « bloqueraient » des routes, des universités, des ports, etc., et des salariés en grève qui « bloqueraient » l’économie. Par l’affrontement à la fois économique et politique que constituent les grèves majoritaires dans des secteurs clés de l’appareil productif, elles revêtent une autre signification que les blocages (souvent de l’extérieur) d’infrastructures de circulation.

Ce genre de livre peut étonner dans le contexte actuel, où l’on constate un retour de la grève. Sans négliger l’importance des émeutes qui ont eu lieu partout dans le monde contre des plans d’austérité ou les émeutes raciales, il faut saisir aussi que sous ses différentes appellations – « grève féministe », « grève pour le climat », appels à la « grève générale », etc. – la grève est à la mode. Saisissons dès lors cette opportunité pour en faire l’arme de la « nouvelle ère des soulèvements ».

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