Les vrais complices du terrorisme

Joseph Daher : « L’impérialisme américain a contribué à constituer l’aile la plus extrémiste du fondamentalisme islamique »

Philippe Alcoy

Joseph Daher

Joseph Daher : « L’impérialisme américain a contribué à constituer l’aile la plus extrémiste du fondamentalisme islamique »

Philippe Alcoy

Joseph Daher

D’où vient et comment s’est développé le fondamentalisme islamique ? Nous avons dialogué avec Joseph Daher, militant anticapitaliste suisse-syrien et universitaire basé en Suisse, actif dans la solidarité internationale, particulièrement avec le Moyen Orient.

Cliquez ici pour lire la deuxième partie de l’interview.

L’assassinat de Samuel Paty et le terrible attentat de Nice en France, puis l’attentat à Vienne, ont été instrumentalisés par différents partis politiques et en définitive par les idéologues des classes dominantes européennes pour renforcer l’islamophobie et s’attaquer aux militants politiques et associatifs qui s’opposent aux discriminations subies par les populations musulmanes en Europe. C’est la criminalisation de ces militants qui a été mise à l’ordre du jour : toute personne dénonçant l’islamophobie d’Etat est devenue un « islamo-gauchiste », complice des actes terrorismes les plus abominables.

Cependant, cette propagande réactionnaire, qui cherche à neutraliser la résistance face au racisme, tente également de cacher des faits historiques beaucoup moins mis en avant : ce sont les différentes puissances impérialistes occidentales qui ont largement contribué au surgissement et au développement des courants islamistes fondamentalistes. Et cela, principalement pour combattre les mouvements populaires progressistes et émancipateurs au Moyen-Orient.

Afin de revenir sur l’histoire de ce courant politique nous avons dialogué avec Joseph Daher, militant anticapitaliste suisse-syrien et universitaire, auteur notamment de Le Hezbollah. Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme (Éditions Syllepse, Paris, 2019). Nous publions ci-dessous la première partie de son interview.

Après les attentats de 2001 aux Etats-Unis, dans les pays occidentaux on s’est mis à beaucoup parler de l’islam politique, communément appelé « islamisme », et surtout des courants djihadistes les plus « radicaux ». Mais l’islam politique, ou l’utilisation politique de l’islam, n’est pas un phénomène récent. Dans son livre Arabia Without Sultans, Fred Halliday affirme que « dans le XIXe et début du XXe siècle le fondamentalisme islamique avait pris la forme d’une réaction déformée des masses face à l’impact de l’impérialisme (…) et au XXe siècle il a agi comme une forme d’asservissement ». Peux-tu nous parler un peu plus du surgissement de l’islam politique et notamment de son évolution au cours du XXe siècle ?

Le fondamentalisme islamique est issu des conditions politiques et économiques spécifiques du Moyen-Orient, où les puissances impérialistes ont eu un impact essentiel et continu sur les États et l’économie politique de la région. Après la découverte du pétrole dans les années 1920 et 1930 dans les pays du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, les puissances impérialistes ont vu comment la région pouvait jouer un rôle potentiellement décisif pour l’avenir et les profits du capitalisme à l’échelle mondiale.

Les Frères musulmans (FM) en Égypte ont par exemple été fondés en 1928 en réaction à l’effondrement de l’Empire ottoman, à l’occupation britannique, à la propagation d’idéologies et organisations laïques et ayant des influences culturelles étrangères. Les mouvements fondamentalistes islamiques chiites se sont propagés à partir de Najaf, en Irak, à travers un réseau transnational clérical avec l’objectif de s’opposer aux idéologies et organisations laïques et communistes.

Les puissances impérialistes occidentales, principalement les États-Unis, ont joué un rôle clé dans la formation des États rentiers de la région, en particulier les monarchies du Golfe, comme l’Arabie Saoudite, qui génèrent des revenus immenses par la vente de leur pétrole et leur gaz naturel aux conglomérats pétroliers internationaux. Depuis les années 1980, ces États ont adopté un modèle néolibéral axé sur l’investissement spéculatif dans la recherche de bénéfices à court terme dans les secteurs improductifs de l’économie, en particulier dans l’immobilier.

Les États-Unis ont utilisé leur partenariat stratégique avec l’Iran (jusqu’au renversement du Shah en 1979), Israël et l’Arabie Saoudite pour dominer la région. Ils ont soutenu ces Etats pour faire face à des régimes nationalistes arabes comme l’Egypte sous Gamal Abdel Nasser, les mouvements communistes et de gauche de la région, et diverses luttes populaires et nationales, qui ont généralement visé à une plus grande souveraineté, une plus grande justice sociale, et l’indépendance de leurs pays vis-à-vis de la domination impériale. Dans ce cadre, l’Arabie Saoudite a promu et financé divers mouvements fondamentalistes islamiques sunnites, en particulier les FM, pour contrer les nationalistes et la gauche.

Les États-Unis, avec l’aide de leurs alliés dans la région, y compris l’Arabie Saoudite et le Pakistan, ont injecté des milliards de dollars dans la formation et l’armement des combattants et groupes fondamentalistes islamiques à partir de 1979. Ils ont soutenu de tels groupes en Afghanistan dans le but d’affaiblir leur ennemi de la guerre froide, l’Union Soviétique. Al-Qa’ida est issu de ce processus. L’impérialisme américain a contribué à constituer l’aile la plus extrémiste du fondamentalisme islamique, qui s’est retourné plus tard contre Washington.

Israël a utilisé une stratégie similaire dans les territoires palestiniens occupés, en particulier dans la bande de Gaza dans les années 1970 et 1980, en réprimant les forces nationalistes et progressistes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) tout en permettant l’expansion des mouvements fondamentalistes islamiques concurrents. Le renversement du régime du Shah durant la révolution iranienne et l’établissement ultérieur de la République islamique d’Iran en 1979 ont stimulé les mouvements fondamentalistes chiites dans la région.

La crise des régimes nationalistes arabes a également ouvert l’espace politique pour le développement des mouvements fondamentalistes.

Le dernier développement significatif qui a alimenté la montée du fondamentalisme a été la rivalité politique croissante entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Chaque État a instrumentalisé son propre fondamentalisme confessionnel pour atteindre ses objectifs contre-révolutionnaires. Tout d’abord, ils l’ont utilisé pour détourner les classes populaires de leurs objectifs politiques et socio-économiques et, lorsqu’ils ont été contestés par des mouvements populaires d’opposition, ils ont tenté de les diviser et de les coopter selon des clivages confessionnels. Deuxièmement, ils ont utilisé le fondamentalisme religieux pour mobiliser des soutiens à la fois dans leur pays et dans les zones d’influence de leurs adversaires pour accroître leur pouvoir dans la région.

Ce sont ces conditions matérielles historiques modernes qui ont donné naissance au fondamentalisme islamique sunnite et chiite.

A la fin de la Seconde Guerre Mondiale on peut dire qu’une « nouvelle ère » s’ouvre pour les peuples du Moyen-Orient. Les idées nationalistes et socialistes commencent à se répandre. Le panarabisme nassérien gagnera un grand poids dans la région dans la lutte pour la formation d’Etats nationaux et pour l’indépendance. D’autre part des courants adoptent les idées marxistes, mais principalement dans ses variantes staliniennes et maoïstes. Certains ont adapté le marxisme à des conceptions nationalistes donnant naissance à une sorte de « socialisme arabe ». D’importantes luttes populaires et progressistes pour l’émancipation ont eu lieu dans la région, remettant en cause la domination impérialiste et coloniale. Cependant, soit par incapacité à renverser les classes dominantes et l’impérialisme, soit par des limites stratégiques, ces révolutions et mouvements populaires ont échoué. Peut-on dire que l’échec de ces projets a favorisé la montée de l’islam politique en tant que force politique contestataire vue de plus en plus comme une alternative face aux classes dominantes et à l’impérialisme ?

La crise des régimes issus du nationalisme arabe, comme mentionné plus haut, a été un élément important permettant sans aucun doute le développement des mouvements fondamentalistes.

L’Égypte et d’autres États ont abandonné leurs précédentes politiques sociales radicales et anti-impérialistes pour deux raisons principales. Tout d’abord, ils ont subi une défaite cuisante face à Israël en 1967. Deuxièmement, leurs méthodes de développement d’un capitalisme d’État ont commencé à montrer leurs limites. En conséquence, ils ont opté pour un rapprochement avec les pays occidentaux et leurs alliés du Golfe et ont adopté le néolibéralisme, mettant un terme à de nombreuses réformes sociales qui leur avaient valu une popularité parmi des secteurs des travailleurs et des paysans. Les régimes se sont également retournés contre le mouvement national palestinien, en cherchant des compromis avec Israël. Parallèlement, tous les régimes nationalistes arabes et d’autres, comme en Tunisie, ont volontairement soutenu les mouvements fondamentalistes islamiques ou ont permis leur développement contre les groupes de gauche et nationalistes. En Egypte, par exemple, suite à la mort de Nasser en 1970, le nouveau régime dirigé par Anouar Sadat a établi une alliance tacite avec les FM contre les forces nationalistes et progressistes dans le pays.

Le problème de nombreux mouvements communistes staliniens dans la région a été très souvent leur alliance avec les régimes autoritaires nationalistes arabes, comme en Irak et en Syrie mais également dans d’autres pays tels que l’Egypte. Ils se discréditaient au sein des classes populaires en soutenant des régimes despotiques et toujours plus néolibéraux, tout en n’ayant aucune marge pour développer leurs activités politiques à cause du système politique répressif. Cette situation a permis aux mouvements fondamentalistes religieux d’apparaître comme le principal mouvement d’opposition.

Cependant, l’islam politique n’a pas seulement pris l’apparence d’une force contestataire contre les Occidentaux, il a également servi à renforcer des régimes profondément réactionnaires soutenus par les puissances impérialistes pour combattre justement le nationalisme arabe et les courants socialistes, ou proches du socialisme. L’un des exemples les plus (tristement) célèbres est le soutien des puissances impérialistes aux Talibans en Afghanistan, contre l’invasion soviétique de 1979. Mais il existe bien d’autres exemples du soutien des impérialistes aux régimes théocratiques de la région, à commencer par l’Arabie Saoudite qui est devenue, aux côtés d’Israël, l’un des « gendarmes » du Moyen-Orient mais aussi l’un des financeurs et propagateurs de courants fondamentalistes de l’islam politique comme le wahhabisme ou le salafisme. Que peux-tu nous dire sur cette connivence entre les puissances impérialistes et les forces islamistes dans la région ?

Les puissances impérialistes et régionales ont en effet utilisé les fondamentalistes islamiques pour accroître leur influence et diminuer celle de leurs adversaires au Moyen-Orient. L’Iran a soutenu le Hezbollah au Liban et des organisations fondamentalistes islamiques chiites comme al-Da’wa en Irak. L’Arabie saoudite a soutenu les FM jusqu’en 1991, puis divers mouvements salafistes après cette rupture. Le Qatar a remplacé l’Arabie Saoudite en tant que principal soutien des FM après 1991, tout en finançant d’autres organisations salafistes. Ces États capitalistes ne soutiennent pas les fondamentalistes pour des raisons religieuses, mais comme un moyen d’accroître leur pouvoir régional, d’affaiblir leurs adversaires, et de détourner ou réprimer les mouvements sociaux démocratiques par en bas.

Par exemple, le Qatar a utilisé les FM lors des soulèvements populaires dans la région MOAN [Moyen-Orient et Afrique du Nord] afin d’y élargir son influence politique et économique. Ils ont perçu les FM comme une alternative sûre aux structures en décomposition des anciens régimes. Doha espérait remplacer les anciens dictateurs par un allié fondamentaliste pro-capitaliste. Le royaume du Qatar espérait stabiliser la région avec les FM et autres organisations fondamentalistes après les soulèvements populaires et élargir son rôle régional aux dépens des autres puissances du Golfe comme l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis (EAU). Ces rivalités expliquent d’ailleurs la campagne de Riyad pour isoler Doha depuis 2017.

Les puissances impérialistes ont également soutenu les mouvements fondamentalistes pour leurs propres objectifs. Les États-Unis étaient initialement favorables à l’élection des FM au gouvernement en Egypte et en Tunisie au début des soulèvements populaires du MOAN, les considérant comme un moyen de stabiliser et de préserver l’ordre existant sous une nouvelle direction. Selon les mots de Tancredi Falconeri dans l’ouvrage de Giuseppe Tomasi di Lampedusa Le guépard, Washington considérait que « si nous voulons que tout reste comme avant, il faut que tout change ». Cette position a par la suite changé, en particulier avec l’arrivée de Trump au pouvoir aux Etats-Unis.

Plus récemment on a vu le surgissement de Daesh en Irak et en Syrie, même si, depuis, cette organisation a été pratiquement détruite dans sa forme territoriale. Mais souvent on oublie que le surgissement et développement de Daesh est très lié à l’invasion impérialiste menée par les Etats-Unis en Irak et au bouleversement des rapports de pouvoir entre les classes dominantes des différentes communautés musulmanes (chiites et sunnites essentiellement). Quel est ton point de vue sur la question ?

L’origine de Daech ou du soi-disant « État islamique » (EI) se trouve principalement dans la constitution d’al-Qaida à la suite de l’invasion militaire étatsunienne et britannique de l’Irak en 2003.

L’ancien leader de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, a commencé son expérience djihadiste après l’invasion, lorsqu’il a rejoint la branche irakienne d’al-Qaida sous le commandement du Jordanien al-Zarkaoui. En 2010, il a pris la tête de l’État islamique en en Irak et au Levant (EIIL, aujourd’hui connu sous le nom de l’EI), qui a remplacé al-Qaida.

L’invasion militaire étatsunienne et britannique a été l’élément décisif dans la première expansion du groupe djihadiste. Les conséquences destructrices de l’invasion ont provoqué la mort d’un million d’Irakiens et le déplacement forcé de quatre autres millions, et cela après plus de 10 ans de sanctions inhumaines. La politique d’occupation des États-Unis a créé les conditions du développement de l’EI : répression féroce de toute opposition politique à l’occupation, mise en place forcée de politiques néolibérales et répression des mouvements syndicaux indépendants, destruction des institutions étatiques (armée, administration, système universitaire, etc.), mise en place d’un système politique basé sur le confessionnalisme politique.

Cela, sans oublier la politique de « débaathification » mise en œuvre par les forces d’occupation des États-Unis, qui a conduit à une profonde marginalisation de la population sunnite. Avec ces mesures, quiconque avait été membre du parti Baath de Saddam Hussein était immédiatement démis de ses fonctions, exclu du secteur public et perdait sa pension de retraite. La marginalisation des populations sunnites s’est également accompagnée d’attaques fréquentes des forces d’occupation étatsuniennes contre les villes et les villages sunnites. Des dizaines de milliers de prisonniers ont été incarcérés dans des prisons gérées par les USA, où l’isolement, la torture et la « bureaucratie taylorisée de la détention » étaient régulièrement utilisés pour consolider l’occupation.

Ces politiques ont favorisé la montée des tensions confessionnelles et provoqué une terrible guerre opposant groupes extrémistes chiites et sunnites entre 2005 et 2008, avec une moyenne mensuelle de 3000 morts et des déplacements de population de plusieurs millions de personnes.

Les gouvernements irakiens successifs, dominés par le mouvement fondamentaliste chiite Da’wa, ont continué et intensifié les mêmes politiques de marginalisation et d’oppression des populations sunnites. Les milices fondamentalistes chiites, avec l’aide de la République islamique d’Iran, ont également consolidé leur pouvoir durant ces années. Ces milices sont détestées par de larges sections des populations sunnites d’Irak à cause de leurs exactions et de leurs discours et pratiques confessionnels.

Dans ce contexte, un certain nombre d’anciens officiers de Saddam Hussein ont rejoint les rangs de l’EI. Cette dynamique a également été liée à un processus d’irakisation du commandement d’al-Qaida en Irak, au milieu des années 2000, mais aussi aux politiques du régime baathiste, à partir du début des années 1990, d’islamisation de tous les secteurs de l’État, y compris l’armée et les services de renseignement, ainsi que de la société.

La deuxième phase d’expansion de l’EI s’est produite après les processus révolutionnaires de 2010-2011 au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. L’EI n’a joué aucun rôle dans les soulèvements populaires et les actions de masse de type grèves et désobéissance civile. Le groupe djihadiste voyait au contraire ces mouvements avec suspicion en raison de leurs revendications démocratiques et sociales. Après la chute du dictateur égyptien Hosni Moubarak, l’EI a d’ailleurs publié une déclaration dénonçant le sécularisme, la démocratie et le nationalisme, appelant les Égyptiens à ne pas remplacer le meilleur par le pire.

Les répressions féroces et massives des anciens régimes et l’incapacité à imposer les revendications de justice sociale ont progressivement permis l’expansion de l’EI dans certains pays, l’organisation se nourrissant des frustrations populaires et de la radicalisation de certains secteurs de la population. L’EI et d’autres groupes djihadistes sont des symptômes du recul des processus révolutionnaires.

Dans ce contexte, l’implication de l’EI dans la révolution syrienne à partir de la fin 2011, à travers Jabhat al-Nusra (à l’époque une branche de l’EI, financée massivement par ce dernier et constituée de nombreux hauts cadres de l’organisation), lui a permis de s’étendre à nouveau massivement. Les combats en Syrie ont offert à l’EI un entraînement et des opportunités d’apprentissage sans précédent, en plus du contrôle de vastes zones du territoire. La guerre menée par le régime Assad contre le peuple syrien et ses aspirations démocratiques ont fortement contribué à l’expansion de l’organisation djihadiste.

Dans le même temps, en Irak, la répression des manifestations populaires dans les zones sunnites en février 2011 et en 2013 a redonné un élan à l’EI. L’armée irakienne, reconstruite sur des bases communautaires et minée par la corruption, était de plus en plus perçue, dans les régions à majorité sunnite, comme une armée d’occupation. L’intensification de la répression et la poursuite des politiques confessionnelles du gouvernement ont poussé des secteurs de la population à se rallier à l’EI, qui avait presque disparu d’Irak en 2010.

Daech a ainsi connu une progression sans précédent à la suite de l’écrasement des mouvements populaires, en se nourrissant de la répression massive perpétrée par les régimes autoritaires, en Syrie et alentour, ainsi que des haines religieuses générées par l’instrumentalisation du confessionnalisme.

Tu veux ajouter quelque chose sur cette question ?

Comme je m’exprime depuis un pays « occidental », je trouve important de préciser certains points. La première chose à noter, c’est que le fondamentalisme religieux est un phénomène international, pas quelque chose qui serait particulier au Moyen-Orient ou à d’autres sociétés ayant des populations à prédominance musulmane. Nous avons vu le développement de courants politiques similaires avec le fondamentalisme chrétien, en Inde le fondamentalisme hindou et en Israël le fondamentalisme juif, qui ont tous leurs propres courants politiques d’extrême droite. Mais aucun de ces mouvements, en dépit de leurs appels à revenir à un âge d’or antérieur, ne devrait être considéré comme un élément fossilisé du passé. Ils peuvent utiliser des symboles et des récits de périodes antérieures, mais tous ces mouvements fondamentalistes religieux sont le produit des sociétés modernes. De plus, la gauche doit faire une distinction nette entre la religion islamique et les groupes fondamentalistes. Si nous ne parvenons pas à faire cela, nous risquons de tomber dans l’islamophobie promue par les classes dirigeantes américaine et européennes et leurs médias.

Depuis le 11 septembre 2001, les puissances impérialistes se sont de plus en plus appuyées sur l’islamophobie pour justifier leur soi-disant « guerre contre la terreur ». Elles ont qualifié ce conflit de « guerre des civilisations » entre un « Occident chrétien, laïc, civilisé et démocratique » et un « ″monde musulman″ barbare et violent ». Les marxistes doivent s’opposer à cette islamophobie. Nous devons défendre la liberté de pratiquer sa religion et, en même temps, le droit des groupes opprimés à l’autodétermination. Dans sa Critique du programme de Gotha du Parti ouvrier allemand (1875), Marx expliquait que la liberté privée en matière de croyance et de culte doit être définie uniquement comme rejet de l’ingérence étatique. Il en énonçait ainsi le principe : « Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux aussi bien que corporels, sans que la police y fourre son nez ».

Ce même Marx a défendu l’obtention des droits civiques des juifs de Cologne en 1843 et déclaré que le privilège de la foi est un droit universel de l’homme. Le marxisme classique, celui des fondateurs, n’a d’ailleurs pas requis l’inscription de l’athéisme au programme des mouvements sociaux. C’est dans cette optique que nous devons donc comprendre les réglementations sur le port du voile, imposées par la force, légale ou non, par les fondamentalistes islamiques ou, en sens inverse, par des contraintes légales en Europe, comme des actes réactionnaires qui vont à l’encontre du droit des femmes à l’autodétermination.

Nous devons également rejeter les allégations islamophobes selon lesquelles les racines de l’EI, d’Al-Qaïda, et d’autres mouvements fondamentalistes peuvent être trouvées dans le Coran. Ces groupes et leurs actions devraient être analysés comme des produits des conditions sociales, économiques et politiques locales et internationales dans la période actuelle, et non comme le produit d’un texte écrit il y a plus de 1400 ans.

Analyse-t-on l’invasion américaine de l’Irak par les croyances religieuses de George Bush (qui avait déclaré avoir entendu en rêve Dieu lui dire qu’il avait une mission et qu’il fallait envahir l’Irak) ? Bien sûr que non. Nous expliquons plutôt la guerre de Bush, ses motifs et sa justification idéologique, comme un produit de l’impérialisme américain.

Il est donc nécessaire pour les marxistes d’analyser les groupes fondamentalistes islamiques en examinant les dynamiques socio-économiques contemporaines qui les produisent et en voyant leur programme comme une tentative d’apporter des solutions réactionnaires aux problèmes réels de la société. Dans son article de 1909 « De l’attitude du Parti ouvrier à l’égard de la religion  », le révolutionnaire russe Vladimir Lénine affirmait qu’en tant que marxistes nous devons « expliquer d’une façon matérialiste la source de la foi et de la religion des masses ». Il poursuivait en écrivant que si l’on ne s’attelait pas à cette tâche, nous n’aurions pas une vision différente de celle des classes bourgeoises, qui accusent les masses d’ignorance pour expliquer le phénomène de la croyance religieuse. De telles approches conduisent aujourd’hui à une essentialisation de « l’Autre », dans ce cas « le musulman ».

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