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L’ENA, un service public qui reproduit la domination bourgeoise

Sur la table depuis l'annonce de sa suppression en plein mouvement des gilets jaunes il y a 1 an, le sort de l'ENA a été officiellement scellé cette semaine. Loin de signifier la perte d’un « service public qui travaille dans l’intérêt général » comme le regrettent les énarques, ce coup politique de Macron est une tentative de briser un symbole de la reproduction de l’élite bourgeoise.

Simon Derrerof

9 avril 2021

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Crédit photo : AFP/Archives

Jeudi 8 avril, Emmanuel Macron a annoncé la suppression de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) et son remplacement par un Institut du Service Public, deux ans après en avoir annoncé la fermeture en plein mouvement des gilets jaunes. Le coup est éminemment politique, il s’agissait à l’époque d’une tentative pour calmer la colère des gilets jaunes en détruisant un des plus grands symboles de l’élitisme français, mais aussi de détruire une institution qui cristallise en son sein un rejet du monde politique. En effet, l’ENA est depuis 1945 l’emblème de la classe politique française, où se sont formés plusieurs générations d’hommes politiques, des présidents, aux ministres, préfets, députés, maires, etc.

Sa suppression a donc surpris au sein du petit monde politique français, et rapidement plusieurs anciens énarques et politiciens se sont insurgés contre cette décision. Marie-Françoise Bechtel, directrice de l’ENA entre 2000 et 2002 déclarait par exemple ce jeudi 8 avril, en direct du plateau de France 24 : «  Quand on supprime l’ENA, on supprime une école de la haute fonction publique. L’ENA est une école du service public qui travaille dans l’intérêt général. La démocratisation n’a de sens que si elle travaille dans l’intérêt général.  ». Daniel Keller, président de l’association des anciens élèves de l’ENA dénonce lui dans L’express « une opération de communication basé sur un effet d’affichage[...]Je trouve que c’est un mauvais coup fait à l’ENA, fait à la formation des hauts fonctionnaires et, plus généralement, fait à la France. Parce que l’ENA est une école dont on peut toutes et tous être légitimement fiers ». Des interventions qui, sans duper quiconque sur l’utilité de l’ENA pour la majorité, mettent en évidence l’attachement de la classe politique pour cette institution.

L’ENA : une institution qui travaillerait pour l’intérêt général ?

L’ENA est créée peu après la fin de la seconde guerre mondiale, le 9 octobre 1945, par Michel Debré qui entend « refondre la machine administrative française et la démocratiser ». Le but est alors le suivant : construire un concours d’accès unique à la haute fonction publique pour former les hauts fonctionnaires de demain. Plus de 70 ans plus tard, le constat n’est pas particulièrement reluisant, si concours unique il y a effectivement, l’école est devenue le symbole de l’élitisme et de l’inégalité des chances. Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et chercheur au Cevipof souligne, dans le Monde : « Le recrutement ne s’est pas démocratisé durant ces soixante-dix ans et l’ENA n’a pas réalisé le brassage social espéré par Michel Debré en 1945 ». Dans la même enquête, le chercheur montre l’évolution d’une école qui n’a cessé de devenir de plus en plus marquée socialement. En 1950 ce sont plus de 45% des élèves qui sont issu d’un milieu familial de cadres, ce qui est énorme au vu du pourcentage de cadres dans la population, en 1960 ce sont plus de 60% des élèves ont un parent cadre et entre 2005 et 2014 ce sont plus de 70% d’élèves qui viennent de ces milieux.

Pourtant dans le même temps, l’institution ne cesse de défendre une forme d’égalité des chances qui résiderait encore. Récemment, elle lançait « de nouveaux dispositifs en faveur de l’égalité des chances » organisés autour de mesures telles que la « création d’une nouvelle classe préparatoire de 24 places à Nantes », « la création de 12 places supplémentaires au sein de la classe préparatoire Talents de Strasbourg », « le renforcement des actions de tutorat », ainsi que le « doublement de la bourse de 2000 à 4000 euros ». Une série de décisions qui posent pour le moins question, quand l’on sait que ces classes préparatoires regroupent exactement le même type de profils que dans une grande école comme l’ENA.

Plus récemment encore, l’école tentait de lutter contre l’image d’une école d’élite sociale en tweetant : «  26% d’élèves boursiers de l’enseignement supérieur, 14% d’élèves petits-enfants d’ouvrier, 9% petits-enfants d’agriculteur, 12% petits-enfants d’artisan ou commerçant, 12% petits-enfants d’employé, 56% d’élèves ont fait leurs études secondaires en région.  » Une piètre défense qui montre au contraire que, même en cherchant bien dans les arbres généalogiques des membres de l’ENA, seuls 1 sur 10 d’entre eux ont un ancêtre qui n’avait que sa force de travail pour vivre.

Derrière ces quelques opérations de communications, l’école ne parvient pas à cacher le but qui est le sien, former les élites et faire de ces écoles le lieu de la reproduction sociale et intellectuelle de la bourgeoisie. Et bien que ces opérations « égalité des chances » permettent à de rares enfants d’ouvriers d’intégrer l’ENA, ces derniers sont alors systématiquement érigés en parangons de l’école républicaine et de la méritocratie et sont utilisés pour justifier l’existence de ces institutions au service de la classe dominante.

L’ENA n’est donc pas un service public et n’est pas non plus d’intérêt public. Elle sert à former les présidents, les patrons de CAC 40, à défendre leurs intérêts. Plus édifiant encore, l’école n’est même plus une formation pour occuper la haute fonction publique mais elle est un point d’accès direct vers le privé. De nombreux hommes politiques sortis de l’ENA ont accumulé les passages entre le privé et le public, une pratique nommée le pantouflage qui a souvent fait polémique. En effet, les étudiants des grandes écoles sont payés pendant leurs études en contrepartie d’une obligation de travailler 10 ans pour l’État. Mais ces années sont souvent rachetées par les grandes entreprises pour engager de jeunes énarques, qu’ils renvoient ensuite dans les ministères pour servir leurs intérêts.

Indubitablement l’ENA n’est donc pas un service public au sens où on l’entend : elle n’est ni accessible à la majorité, ni fondée dans son intérêt. Les élèves après en être diplômés passent des sphères privées aux sphères publiques : les anciens ministres ou présidents monnaient leur connaissance de l’Etat dans le privé, et les cadres des grandes entreprises privées sont propulsés à des postes de hauts fonctionnaires, au mépris des conflits d’intérêts que ça implique. L’ENA est donc à comprendre comme ce qu’elle est : un instrument de la reproduction sociale de la classe bourgeoise pour asseoir sa domination.

Détruire l’ENA, un coup politique avant tout

La suppression de l’ENA par un ancien énarque n’est évidemment pas anodine, mais survient dans un contexte particulier. En effet, personne n’avait spécifiquement demandé la suppression de l’école, mais le mouvement des gilets jaunes avait clairement exprimé sa défiance vis à vis de la classe politique, des élites et des institutions électorales faussement démocratiques. Quoi de mieux que l’ENA pour symboliser ce « vieux monde » que pointaient du doigts les gilets jaunes ? Pour Macron détruire l’ENA c’est donner un gage du prétendu combat contre l’entre-soi des élites. Plus largement encore, dans une période où la gestion erratique du gouvernement se dévoile sans cesse, mettre fin à une institution reconnue comme étant un instrument de la reproduction des “élites”, permet au président de s’offrir sous un autre jour, celui d’un président qui défendrait « l’ascenseur social, l’égalité des chances ». Pour autant, loin de lui l’idée d’en finir avec une société élitiste et de classe.

Loin s’en faut, dernier exemple en date justement, la nouvelle école que veut créer la macronie pour remplacer l’ENA - ou comment faire du neuf avec du vieux. Le nouvel Institut du Service Public chapeauté par le gouvernement pour remplacer l’ENA ouvrira à Strasbourg en 2022 et accueillera les élèves de 13 écoles (ENA, INET, ENM, EHESP, EN3S, ENSP, ENAP, 4 écoles d’application de polytechnique, EOGN, ENS) qui y suivront un tronc commun, autour « des valeurs de la République ». En ce qui concerne l’ENA le concours est maintenu, le changement ne semble donc pas particulièrement impressionnant. Nouveauté, le modèle de l’ISP est calqué sur le modèle de l’école de guerre « afin de prévoir un rendez-vous de carrière avant d’accéder à des responsabilités ». Cette école, très sélective, n’est accessible qu’aux officiers ayant effectué 15 ans « avec succès » de service. Dès lors, cette nouvelle ENA sera ouverte aux hauts fonctionnaires « les plus méritants » après 10 ans de carrière. Un modèle qui ne fait pas franchement la démonstration d’une volonté de rompre avec l’« entre soi », mais plutôt de réserver des places de choix pour ceux qui auront déjà fait leurs preuves au sein du régime.

C’est aussi une emprise plus directe des grandes entreprises dans les administrations qui est proposée avec le projet de l’ISP, le président ayant affirmé à de nombreuses reprises sa volonté de l’ouvrir aux candidats venant du privé. Des cadres et dirigeants de grandes entreprises pourraient ainsi trouver dans ces nouvelles formations un tremplin direct pour passer de leurs postes à des sièges de hauts fonctionnaires d’État. Une décision à l’image de la « mobilité » chère à Macron et des multiples liens entre administrations et grandes entreprises.

Que ce soit l’Ena ou l’ISP, ces écoles d’élites remplissent les mêmes objectifs, la mise en place d’institutions suffisamment sélectives pour n’intégrer que les enfants de la bourgeoisie, qui servent de ponts entre les dirigeants des administrations publiques et ceux des grandes entreprises capitalistes et impérialistes, tous formés dans les mêmes écoles. L’ENA et l’ISP ne sont des services publics que par leur financement, et servent uniquement les intérêts de la bourgeoisie dans la reproduction d’un capital social et culturel qui permet d’asseoir la domination d’une classe sur l’autre à travers les générations.


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