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L’Éthiopie est au bord de la guerre civile

L’Éthiopie est en train de vivre l’un des moments les plus tendus de son histoire, ouvrant la possibilité d’une nouvelle guerre civile.

Salvador Soler

19 décembre 2020

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Le 4 novembre, le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a lancé une attaque militaire dans la région de Tigré, dans le nord du pays, près de la frontière érythréenne. L’attaque a été menée en représailles d’un assaut contre une base militaire éthiopienne, prétendument menée par le parti au pouvoir de la région du Tigré, le Front Populaire de Libération du Tigré (Tigray People’s Liberation Front, TPLF). Depuis, le Tigré, peuplé de 6 millions de personnes, a souffert d’une panne internet et de communications, rendant difficile de connaître l’ampleur des combats et la situation de la population. Ce qui est certain, c’est qu’au moins 1 million de personnes ont fui leurs foyers. On estime à 50 000 le nombre de réfugiés qui vivent actuellement dans des camps de l’autre côté de la frontière, au Soudan.

Abiy a déclaré victoire sur le TPLF après avoir conquis Mekelle, la capitale du Tigré et le bastion du TPLF. Malgré tout, les combats se poursuivent entre les forces nationales et locales à travers le Tigré.

Selon Fernando Duclós, un journaliste écrivant sous le nom de Periodistán, le conflit est principalement alimenté par des tensions ethniques, des conflits territoriaux, et des contestations du pouvoir, et moins par des modèles de développement concurrents. Duclós écrit que le pouvoir en Éthiopie était “historiquement entre les mains des Tigréens”, en se référant au groupe ethnique prédominant de la région. “ Aujourd’hui, il a changé de mains, et [les leaders Tigréens] ne le tolèrent pas”. En Éthiopie, cela signifie une lutte pour savoir qui dirige l’économie du pays depuis le sommet.
La crise en Éthiopie menace non seulement de nuire à la population du pays, qui compte 110 millions d’habitants, mais aussi de fragmenter le pays, ce qui aurait des répercussions déstabilisatrices dans toute la Corne de l’Afrique. Cela pourrait créer de nouvelles crises économiques et de nouvelles vagues de migrations de réfugiés et pourrait conduire à des affrontements armés encore plus importants entre groupes tribaux, ethniques et religieux.

Les racines d’un conflit historique

Pour comprendre ces tensions nous devons examiner de plus près un peu d’histoire récente. En 1974, l’empereur éthiopien Hailé Sélassié fut renversé par un coup d’Etat militaire, après des mobilisations intenses provoquées par une crise économique et de graves sécheresses. Après le coup d’Etat, le pouvoir fut saisi par une sorte de junte militaire “socialiste” appelée le Derg. Le Derg était lié à l’Union Soviétique pendant la Guerre Froide et conserva plusieurs des caractéristiques répressives du gouvernement Sélassié. À partir de là débuta une guerre civile de grande ampleur qui dura jusqu’en 1991.

La chute de l’URSS laissa le Derg affaibli, et il fut renversé par le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), une coalition de partis armés, chacun représentant une base ethnique régionale. Cette coalition, dirigée par le TPLF, devint le fondement du gouvernement subséquent en créant une alliance entre les principales forces politiques et ethniques du pays, certaines étant nés à la veille de la chute de Sélassié en 1974 : l’Organisation démocratique des peuples Oromo, le Mouvement démocratique national Amhara et le Front démocratique du peuple éthiopien du Sud.

De cette coalition naquit la République fédérale démocratique d’Éthiopie, basée sur la répartition du pouvoir entre ces partis. Le TPLF domina la coalition pendant des années, présidant un système de fédéralisme ethnique en garantissant l’autonomie à toutes les nations et peuples faisant partie de la nouvelle République. Chacun eut le droit de faire sécession de la fédération quand il le jugea bon - un droit qui ne fut cependant jamais respecté.

La fragmentation politique et sociale de l’Éthiopie va de soi, étant divisée en 82 groupes ethniques et tribus, ainsi qu’en groupes armés autonomes et paramilitaires. La stratégie politique du TPLF fut de former un état fédéral ethnique afin d’accorder l’autonomie à chaque région en divisant le territoire en neuf États. Cela permit aux dirigeants du Tigré d’exercer une influence sur le reste du pays, même si l’ethnie tigréenne composait seulement 6% de la population nationale, pendant que l’ensemble des Oromo et des Amharas composait 60% de celle-ci.

Chaque Etat est dominé par un groupe ethnique central, et ceux qui ne font pas partie du groupe dominant voient leurs droits civils déniés. C’est dans ce cadre, dit Ducló, que la constitution fédérale de 1995 fut adoptée, et par la suite, “le sentiment régional est devenu plus fort que le sentiment national”. De nombreuses personnes, appartenant à un groupe etnhique minoritaire, en sont venues à se sentir étrangers dans leur propre pays”.

La ligne stratégique du TPLF a été soutenue par l’ensemble de la coalition EPRDF, qui a dominé le parlement après les premières élections “démocratiques” en 1995. Le EPRDF était, en effet, un régime à parti unique qui persécutait l’opposition politique. L’une des premières mesures du gouvernement central a été d’établir des relations avec le FMI et d’implanter les réformes nécessaires pour entrer sur le marché mondial aussi vite que possible.

Durant ces années, l’Érythrée devint indépendante (1993). Elle était un allié commercial de l’Éthiopie, mais en 1998, de puissantes sécheresses déclenchèrent un conflit militaire sanglant entre les deux pays qui tua environ 100,000 personnes, jusqu’à la signature d’accords de paix en 2018.

Le TPLF a joué un rôle central dans la direction du gouvernement pendant de nombreuses années. Il était lié à l’accroissement de la pauvreté du pays, était accusé de corruption et contrôlait la plupart des ressources du pays. Il était, en outre, responsable pour la majorité de la répression politique, idéologique et ethnique du pays.

Le “Games of Thrones” éthiopien

En 2018, le Premier ministre Hailemariam Desalegn a été contraint de démissionner après trois ans de manifestations et de tensions. Le parlement a voté pour un nouveau premier ministre, Abiy, premier président du groupe ethnique Oromo et ancien officier des services de renseignements militaires.

Cela a été vu comme une opportunité pour les Etats-Unis de perturber l’avancée chinoise en Afrique. Le TPLF a construit des liens forts avec le géant asiatique sur la base d’un modèle de développement qui inclut Pékin comme principal partenaire commercial. A cet égard, il n’est pas surprenant que les diplomates américains aient joué un rôle dans les événements autour de la nomination d’Abiy.

Abiy a mis en place des réformes politiques et démocratiques afin de consolider le pouvoir et étouffer la rébellion des Oromos et des Amharas, groupes ethniques qui, ensemble, représentent deux-tiers de la population. Ces mesures allaient de meilleurs droits pour les femmes, à la légalisation des partis politiques et à la liberté de la presse, en passant par la libéralisation du marché éthiopien et l’intégration du pays à l’OMC. La signature des accords de paix avec l’Érythrée lui a valu la sympathie de la communauté internationale pour avoir mis fin à l’un des plus longs conflits du siècle, et il en a été récompensé par le Prix Nobel de la Paix en 2019. Il fut cependant critiqué au Tigré pour avoir forgé une amitié “sans principes”. Parmi d’autres accomplissements internationaux, il contribua au rapprochement entre les pays et aux avancées de paix entre les groupes d’insurgés au Soudan et au Soudan du Sud. Sur le plan économique, son gouvernement a progressé grâce à un plan de privatisation promu par les Etats-Unis.

Il a également obtenu énormément de popularité dans le pays sous le slogan “One love, One Ethiopia”, apaisant les manifestants et obtenant un regain économique soutenu de 7,7% jusqu’au début de la pandémie. Sa rhétorique se base sur l’unité nationale et la réconciliation entre les tribus, en soulignant le fait que des centaines de prisonniers politiques ont été relâchés.

Pourtant, le “passé glorieux” auquel Abiy fait constamment appel n’était pas défini par “l’unité” mais par le contrôle et l’oppression du peuple depuis la formation de l’État éthiopien moderne. Il n’y a pas eu un moment dans l’histoire de l’Éthiopie où les habitants du pays ont été pleinement et volontairement unis ; ils étaient simplement contrôlés par des autorités centralisées à Addis-Abeba qui ignoraient les différences sociales et culturelles. C’est pourquoi l’opposition tente de devenir le nouvel “empereur” d’Ethiopie et de mener, une nouvelle fois, une guerre contre “la diversité, la démocratie, et la liberté” au nom de l’unité nationale.

Les tambours de guerre de 2020

Selon Duclós, le groupe ethnique Oromo d’Abiy "a été très discriminé depuis la publication de la constitution fédérale". En conséquence, dit-il, les Tigréens ont été évincés des postes de pouvoir. "Quand une personne d’un groupe ethnique arrive au pouvoir, elle met son propre peuple au pouvoir, et en Afrique, la corrélation politique est très liée aux groupes ethniques".

À cela, nous pouvons ajouter l’analyse de Kassahun Melesse dans Foreign Policy : "Cette guerre est une bataille pour le contrôle de l’économie éthiopienne, de ses ressources naturelles et des milliards de dollars que le pays reçoit chaque année des donateurs et des prêteurs internationaux. L’accès à ces richesses est une fonction de la personne qui dirige le gouvernement fédéral, que le TPLF a contrôlé pendant près de trois décennies avant qu’Abiy n’arrive au pouvoir en avril 2018, après des protestations largement répandues contre le gouvernement dirigé par le TPLF".

Pour cette raison, plusieurs analystes identifient le tournant comme le moment où Abiy, en 2019, a décidé de briser la coalition au pouvoir et de construire un nouveau front, le Parti de la prospérité. Ce nouveau front serait rejoint par tous les partis traditionnels à base ethnique, à l’exception du TPLF. Pour ce parti du Nord, la stratégie d’Abiy est de se passer de fédéralisme ethnique et de revenir à un système centralisé.

Le conflit a atteint un point critique en septembre, lorsque le Tigré a défié le gouvernement central en organisant ses propres élections régionales. Le gouvernement central, ayant reporté les élections nationales en raison du coronavirus, a déclaré les élections régionales illégales. En octobre, le gouvernement central a suspendu le financement du Tigré et coupé ses liens avec lui. L’administration du Tigré a déclaré que cela équivalait à une "déclaration de guerre".

Les tensions ont augmenté. Puis, dans ce que l’International Crisis Group a appelé une escalade "soudaine et prévisible" du conflit, Abiy a déclaré que le Tigré avait franchi une "ligne rouge". Il a ensuite accusé les forces du TPLF d’avoir attaqué une base de l’armée pour voler des armes. "Par conséquent, le gouvernement fédéral est contraint à une confrontation militaire", a déclaré Abiy. Depuis, le prix Nobel de la paix, avec le soutien de drones des EAU, a maintenu une offensive contre l’état "insurgé" du Tigré, ciblant les civils, et a déclaré un état d’urgence de six mois.

En quelques semaines, l’armée fédérale a avancé rapidement pour capturer Mekelle. Mais ce n’est pas suffisant, le conflit devient de plus en plus atroce. On rapporte des massacres perpétrés contre la population civile, qui ont fait des centaines de morts. On rapporte que 600 civils sont morts jusqu’à présent.

Ces dernières années, l’Éthiopie est devenue un pays très important au niveau régional. Elle a acquis une grande influence et a établi des accords économiques et géopolitiques d’importance stratégique avec la Chine, mais aussi avec des pays voisins comme le Soudan et Djibouti. En outre, l’Éthiopie est fréquemment citée pour avoir maintenu un État unifié et indépendant du colonialisme européen tout au long de son histoire. Mais à l’intérieur, c’est un monde complexe de peuples qui contestent leur autonomie par rapport au gouvernement central. C’est la base de la guerre contre le Tigré qui démolit une fois de plus les mythes sur un renouveau éthiopien. Il s’agit plutôt d’une offensive répressive contre le fédéralisme que la plupart des États du pays veulent soutenir.

Fernando nous dit que l’Éthiopie a des caractéristiques très particulières qui font que "tout ce qui se passe en Éthiopie est très éthiopien" en raison de ses différences avec le reste des Africains : "comme on dit, c’est en Afrique mais ce n’est pas l’Afrique". Il serait "difficile d’étendre une telle guerre" au niveau international africain, "à l’exception de l’Érythrée, qui est fondamentalement éthiopienne". Dans le cas de Djibouti, "il serait difficile pour le conflit de s’étendre en raison du nombre d’intérêts en jeu". Il conclut que "toute la région est très convulsée. Je crois que ce conflit est très local et qu’il provient d’une fédération avec de nombreuses différences ethniques où la fierté nationale a prévalu, mais cela semble commencer à se fissurer, malheureusement”.

Selon le site d’analyse stratégique Stratfor, "une confrontation violente au Tigré risque de déclencher d’autres conflits ethniques et régionaux en Ethiopie si le Tigré parvient à amener les dirigeants régionaux à estimer qu’ils peuvent eux aussi défier le gouvernement d’Abiy et limiter ses tentatives de renforcer le contrôle fédéral sur ses régions".

La situation est très instable. Plusieurs conflits ethniques ont éclaté en 2020, notamment les émeutes qui ont suivi l’assassinat, le 29 juin, du musicien et activiste Oromo Hachalu Hundessa, dont le meurtre a précipité une répression gouvernementale contre les activistes Oromo. Plus récemment, des affrontements ont éclaté entre les groupes Afar et Issa, rivaux au sujet de villes contestées. D’autre part, l’Ethiopie a trouvé une place de choix pour ses ressources stratégiques en eau, comme les affluents du Nil Bleu dans le lac Tana, qui génèrent des tensions annonçant une confrontation directe avec l’Egypte et le Soudan.

La déstabilisation en Éthiopie pourrait rapidement se transformer en une crise nationale plus profonde qui pourrait nuire aux initiatives de stabilité qu’Addis-Abeba a précédemment encouragées, ébranlant ou même renversant la paix avec l’Érythrée.

Une balkanisation à l’échelle nationale mettrait en péril les objectifs stratégiques d’Abiy, ainsi que les objectifs géopolitiques de la Chine et de la Russie, qui pénètrent fortement dans la région. D’autre part, l’Occident est revenu en Afrique subsaharienne, où l’impérialisme américain a trouvé une entrée importante en Éthiopie. La course aux ressources stratégiques en Afrique attise les flammes d’anciennes disputes interethniques et religieuses, conduisant à des affrontements violents entre les puissances régionales sur un continent qui souffre de la faim et saignant depuis des siècles.

Traduction d’un article publié sur Left Voice par Coline Isabel


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