Portée et limite d’un nouvel accord commercial XXL

La Chine va-t-elle conquérir la zone Asie-Pacifique avec le RCEP ?

Juan Chingo

La Chine va-t-elle conquérir la zone Asie-Pacifique avec le RCEP ?

Juan Chingo

La Chine et quatorze autres pays viennent de signer le Partenariat économique régional global, le plus grand accord commercial au monde. Retour à une mondialisation en crise, comme le soulignent certains médias, ou accord plus modeste ? Possibilité pour la Chine de conquérir la zone Asie-Pacifique, ou signe avant-coureurs de conflits plus importants dans un futur plus ou moins proche ?

Selon la grande majorité de la presse mondiale, le Partenariat économique régional global (ou RCEP, en anglais), qui couvrira 30 % du PIB et de la population mondiale, est une percée pour Pékin, qui a réussi à se positionner au centre des réseaux de commerce et d’investissement de la région, dépassant les États-Unis en tant que première puissance dans la diplomatie économique de la zone Asie-Pacifique.

En outre, l’accord serait un fort coup de pouce à la mondialisation en crise après les années Trump. Comme le dit Keisuke Hanyuda, PDG de Owls Consulting Group Inc, ancien haut-fonctionnaire japonais du ministère du Commerce, impliqué dans les négociations de libre-échange, « le RCEP crée une dynamique en faveur du libre-échange et envoie le message que le monde revient à la mondialisation, loin du protectionnisme de Trump ».

Sur la même longueur d’onde, les médias chinois n’ont pas pris de retard et ont décrit la signature du RCEP comme un succès du multilatéralisme, une antithèse des mesures protectionnistes prises par les États-Unis sous Trump contre la République populaire. Pour sa part, profitant de l’occasion, le président chinois Xi Jinping a déclaré vendredi dernier lors du sommet virtuel de l’APEC qu’il était ouvert à l’adhésion au pacte commercial du Partenariat Trans-Pacifique (TPP en anglais).

Relayant la propagande chinoise selon laquelle Pékin serait le champion de la mondialisation, Xi Jinping a déclaré : « Nous devons rester aussi déterminés que jamais à soutenir le système commercial multilatéral avec l’Organisation mondiale du commerce en son sein, à promouvoir le commerce et l’investissement libres et ouverts, et à rendre la mondialisation économique plus ouverte, inclusive, équilibrée et bénéfique pour tous (...). Des efforts continus sont nécessaires pour faire progresser l’intégration économique régionale ». Ce discours des médias et du président chinois vise à améliorer l’image de Pékin à l’étranger et à rejeter les critiques croissantes exprimées par les impérialismes étatsunien et européens au sujet des obstacles rencontrés par les entreprises étrangères opérant sur le marché chinois.

Beaucoup de bruit pour rien ?

Cependant, derrière ces chiffres et les déclarations ronflantes, la réalité est plus complexe. Beaucoup a déjà été écrit au sujet des dimensions du RCEP, qui représenterait un tiers de la population et du PIB à échelle mondiale. Ce qui est moins mis en avant, cependant, c’est que la portée de l’accord est relativement modeste. D’un point de vue économique, la principale avancée a trait à la façon dont il met de l’ordre dans la foultitude d’accords commerciaux bilatéraux existants à travers une harmonisation des questions douanières et dans les normes commerciales au niveau régional. Ceci implique un changement fondamental par rapport à la question de l’origine des produits manufacturés [1].
Par ailleurs, le RCEP est certainement moins ambitieux que le TPP, l’Alliance Trans Pacifique, qui avait été négocié sous l’égide de l’ancien président Barack Obama et ratifié par 12 pays en 2016 et symbole du « tournant vers l’Asie » qui était, alors, le mot d’ordre de l’administration démocrate. Le TPP, qui n’incluait pas la Chine, ne prétendait pas uniquement abolir les frontières douanières sur les biens manufacturés. Il entendait également libéraliser le commerce des services. Il établissait, par ailleurs, des normes strictes en termes de droit du travail et environnemental, la question de la concurrence, des aides d’Etat, de la propriété intellectuelle et de l’économie numérique. Sur ce dernier point, d’ailleurs, les résultats ont été particulièrement décevants. Les 15 pays signataires n’ont pu se mettre d’accord sur aucune norme quant aux flux transfrontaliers de données ni sur un moratoire douanier sur la transmission de data. Par ailleurs, la défection de l’Inde indique clairement les choix qui sont faits à Delhi. Le gouvernement indien voit aujourd’hui la Chine comme une source de menaces davantage que comme une opportunité, y compris dans le domaine économique. L’Inde a ainsi fait le choix de se retirer des négociations l’an passé par crainte de voir des produits chinois à bas coût inonder son marché intérieur.
D’un point de vue strictement économique, le grand gagnant reste le Japon. Dans le cadre de sa rivalité avec les Etats-Unis, de façon à pouvoir présenter une victoire politique sur le terrain commercial, la Chine a dû faire énormément de concessions. Ainsi, 86% des produits manufacturés japonais exportés vers la Chine ne seront pas taxés. Le président de Toyota Motor, Akio Toyoda, a fait savoir, au titre de la présidence de l’Association Japonaise de Construction automobile qu’il « souhaitait la bienvenue au RCEP ». Selon lui, « pour l’industrie automobile japonaise, qui opère à échelle globale, le RCEP permet de façon systématique la création d’une chaîne de valeurs avancée pour la région Asie-Pacifique ». Enfin, Tokyo pourrait également éviter que Pékin ait la force de dicter à lui-seul les normes dans la zone de libre-échange et que cela doive passer par la construction d’un consensus au niveau des signataires. En 2020, l’Asean a dépassé l’Union Européenne en tant que principal partenaire commercial de la Chine, mais l’investissement japonais dans cette région du monde continue à être bien supérieure à l’investissement chinois.

Enfin, il convient de noter que les entreprises chinoises qui s’attendent à une conquête rapide du marché de l’Asie du Sud-Est ne sont pas toujours préparées à la concurrence qu’elles rencontrent de la part d’autres entreprises, tant internationales que locales. C’est ce que met en avant Huang Yan, professeur d’administration publique à l’Université de technologie du Sud de la Chine, qui étudie les expériences des entreprises chinoises en Asie du Sud-Est depuis 2017. Dans une interview récente, il souligne ainsi que « de nombreux entrepreneurs et consommateurs chinois partent du principe que, comme le revenu par habitant en Asie du Sud-Est est faible et que le pouvoir d’achat local est limité, les produits chinois à bas prix seront très compétitifs. Il s’agit là d’un autre malentendu. Prenez par exemple les oscillations des ventes de motos chinoises à destination du Vietnam. Le Vietnam est le quatrième plus grand marché de motos au monde. Au départ, des sociétés japonaises comme Honda et Yamaha ont pratiquement monopolisé les ventes, mais dans les années 1990, les sociétés chinoises de motos ont essayé de s’imposer. Non seulement elles pouvaient se targuer de disposer d’une main-d’œuvre et de matières premières bon marché, mais leur relative proximité avec le Vietnam rendait également l’importation de produits finis nettement moins chère, et elles ont pu rapidement prendre pied sur le marché local. Mais bientôt, ces entreprises se sont empêtrées dans une guerre des prix vicieuse, qui a entraîné une grave détérioration de la qualité des produits et des services après-vente. Certaines marques de motos chinoises n’ont plus qu’une durée de vie de quelques années et les services après-vente sont extrêmement limités. L’attitude des consommateurs à l’égard des motos chinoises s’étant modifiée, leur part de marché a également diminué - et les marques japonaises ont connu un regain d’intérêt. L’ironie du sort c’est que beaucoup de ces motos japonaises sont en fait produites dans des usines chinoises ». Et Huang Yan de conclure « enfin, il y a la croyance de longue date dans certains milieux que l’Asie du Sud-Est est "arriérée". Ces dernières années, des débats ont eu lieu en Chine sur la manière de gérer la capacité de production excédentaire du pays, et certains ont supposé que l’Asie du Sud-Est pouvait être un dépotoir pour les marchandises excédentaires. Il faut que cette mentalité change. À mesure que le capital chinois se répand dans le monde, il doit se méfier de se replier sur lui-même. C’est vrai pour les entreprises privées comme pour les entreprises d’État : trop d’entreprises se retrouvent engagées dans des guerres de territoire ou de prix. Le résultat final est une réputation de bon marché et de qualité médiocre ; certaines vont même jusqu’à enfreindre la loi ».

Le message des alliés en direction des Etats-Unis à travers la signature de la RCEP

Au-delà de sa portée réelle au niveau commercial, l’importance de l’accord se situe ailleurs : la véritable question que le RCEP met en évidence est celle des relations des Etats-Unis avec leurs principaux alliés, en particulier le Japon et l’Australie.

Ces dernières années, Washington a fait des progrès dans l’endiguement de la République populaire de Chine. Non seulement militairement, y compris à travers le renforcement du contrôle des mers, mais aussi au moyen d’une guerre commerciale, de la pression pour délocaliser les entreprises, de l’obstacle à l’exportation de technologies dans le but d’anéantir la Chine. Dans ce cadre, le message que les alliés des États-Unis envoient à Washington est qu’ils n’acceptent pas d’aller aussi loin, qu’ils veulent la sécurité américaine face à la Chine, mais non une guerre contre elle. En termes économiques, ils s’opposent aux pratiques agressives et à la concurrence déloyale de Pékin et de ses entreprises publiques, mais ils ne veulent pas que cette confrontation commerciale aboutisse à un fort découplage des chaînes de valeur mondiales, ce qui, dans le cas du Japon, aurait un coût énorme.

Ainsi, l’existence d’une économie numérique chinoise signifierait la duplication des réseaux de production des principales entreprises mondiales, l’un dirigé par les États-Unis et sa Silicon Valley et l’autre en Chine avec un soutien direct de l’État. Cette division aurait des conséquences considérables pour un pays comme le Japon : la Chine est non seulement le premier partenaire commercial, mais aussi le lieu où se produit une partie fondamentale de la fabrication de nombreuses industries nippones. Si la création de deux écosystèmes numériques différents devait effectivement avoir lieu, le Japon et les autres puissances industrielles seraient confrontés au dilemme suivant : soit abandonner le marché chinois, soit dupliquer leurs systèmes.

Pour faire face à ce danger potentiel, Tokyo préfère se proposer comme intermédiaire entre les États-Unis et la Chine, dans un effort pour forger des règles communes sur l’économie numérique. Plus généralement, le Japon et l’Australie veulent continuer à faire des affaires avec Pékin, mais sans renoncer au parapluie militaire américain. Si personne ne peut nier que les États-Unis sont en train de reculer économiquement dans la région, la réalité est que le système de sécurité de l’Asie est toujours dominé par les États-Unis, qui ont plusieurs accords de défense régionaux et des alliances officielles avec le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, la Thaïlande, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ils sont complétés par des partenariats de sécurité avec l’Inde et Singapour et par des relations en évolution avec le Vietnam, la Malaisie et l’Indonésie. La Chine, en revanche, n’a pas d’alliances structurées à travers des traités régionaux, à l’exception de la Corée du Nord.

En outre, face à la montée en puissance militaire rapide de la Chine, les États-Unis étendent et approfondissent leur réseau d’alliances. L’opportunité la plus prometteuse pour Biden est de transformer le dialogue quadrilatéral (entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde) en un véritable accord de sécurité. L’inclusion de ces quatre pays dans l’exercice naval Malabar de qui s’est tenu en novembre dans le golfe du Bengale laisse entrevoir le potentiel militaire de ce partenariat encore en voie de structuration. Pour sa part, l’Inde a signé un accord en octobre dernier lui donnant accès à des cartes et à des images satellitales américaines, preuve supplémentaire de la réorientation stratégique de New Delhi en direction de Washington.

Le Pentagone est clair sur le fait que les États-Unis doivent travailler plus étroitement avec leurs alliés et partenaires : le Commandement Indo-Pacifique des États-Unis demande vingt milliards de dollars supplémentaires pour la période 2022-26, en partie pour payer des exercices régionaux communs et des centres de partage de renseignements. La semaine dernière, le Japon et l’Australie ont conclu un accord de principe pour la signature de l’accord d’accès réciproque, qui permettra à leurs troupes de s’installer dans l’autre pays et de mener davantage d’exercices conjoints. Ce serait le premier accord de ce type dans le Japon de l’Après-guerre depuis l’accord de coopération militaire de 1960 avec les États-Unis. Comme on peut le voir, cette stratégie n’est pas du tout pacifique et elle viole les limites de la Constitution du pays.

Un autre signe que les divergences existantes entre les alliés ne sont pas que le Japon aurait recours à des tactiques pacifiques, alors que les États-Unis utiliseraient des moyens agressifs, mais que Tokyo veut utiliser le harcèlement politique, militaire et technologique croissant contre la République populaire comme une arme non pas pour anéantir Pékin, mais pour l’encadrer. Le fait que Tokyo dirige le Traité de partenariat transpacifique global et progressif (CPTPP, en vigueur depuis 2018) et souhaite impliquer à nouveau les États-Unis dans le TPP le confirme.

Dans ce cadre, l’option future de la prochaine administration étatsunienne sera déterminante dans la forme que prendra le harcèlement à l’égard de la République populaire. Dans l’immédiat, il est peu probable que Biden se concentre sur cette question dès son entrée en fonction dans la mesure où il a promis de donner la priorité à la lutte contre l’épidémie de coronavirus et à la relance économique des États-Unis. En outre, une partie de la population américaine est opposée aux nouveaux accords commerciaux car elle craint qu’ils ne portent atteinte à son économie, qui est la force considérable du trumpisme, notamment dans le Midwest, région qui a également été décisive dans la victoire électorale de Biden.

Toutefois, on ne peut pas écarter qu’à moyen terme, Washington complète à nouveau l’endiguement militaire de la Chine par des initiatives économiques multilatérales. Mais en conséquence de l’héritage du Trumpisme sur la scène internationale, expression d’un réalignement stratégique de la part de l’élite économique et surtout de l’establishment technologico-militaire au sein des États-Unis en opposition à la domination exclusive des secteurs mondialistes du grand capital, un futur « nouveau virage en direction de l’Asie » sera beaucoup plus difficile à réaliser que sous d’Obama, plus axé sur la collaboration commerciale avec les alliés de l’Indo-Pacifique. Et ces derniers ne veulent - ou ne peuvent - toujours pas abandonner le marché de la République populaire de Chine. Une perspective qui n’augure rien de bon pour la prétendue domination de Pékin dans la région Asie-Pacifique par le biais d’accords commerciaux pacifiques dont certains observateurs mettent en avant, exagérément, la portée.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1L’ensemble des accords commerciaux de l’Asean, l’Association des nations de l’Asie du Sud-est, procèdent différemment sur la question des origines. Ainsi, si une entreprise en Indonésie fabrique une bicyclette, elle peut être éligible pour exporter vers le Japon au titre des accords de libre-échange signés entre l’Indonésie et le Japon, mais elle devrait intégrer à son produit d’autres composants pour exporter au même titre vers la Corée du Sud. Le RCEP va abolir tout cela. Comme a pu le souligner Deborah Elms, directrice exécutive du Asian Trade Center basé à Singapour, « lorsqu’un produit sera fabriqué pour le RCEP, cela vaudra pour les 15 pays membres, et il suffira d’une simple feuille de papier pour ce faire ».
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