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Interview

La Grèce après Syriza : « le réformisme est toujours un adversaire stratégique de la révolution »

Nous avons interviewé Manos Skoufoglou d’OKDE-Spartakos sur la situation grecque après le gouvernement de Syriza et sur les perspectives pour les travailleurs et la jeunesse dans le pays.

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Nous avons interviewé Manos Skoufoglou de l’Organisation des Communistes Internationalistes - Spartakos (OKDE-Spartakos), qui est la section grecque du courant international Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, sur la situation politique dans le pays et les perspectives pour la lutte de classes après la victoire de la droite aux élections générales du 7 juillet dernier.

Il s’agit d’une situation nouvelle qui s’ouvre avec beaucoup de défis pour la classe ouvrière et pour la jeunesse grecque mais aussi pour les organisations de la gauche anticapitaliste. En effet, OKDE-Spartakos qui, selon les mots de Manos Skoufoglou, est une « petite organisation mais historique et active », fait partie du front anticapitaliste Antarsya. Un front qui a su garder son indépendance vis-à-vis des institutions de l’Etat capitaliste grec mais aussi du réformisme de Syriza, « ce qui s’est révélé être très important dans l’histoire récente grecque ». Toujours selon Skoufoglou, cette conclusion « ne semble pas être partagée par la majorité [du SU de la] Quatrième Internationale. C’est pourquoi la grande majorité de nos militants ont travaillé avec d’autres camarades au niveau international pour y construire une tendance permanente, la Tendance Pour une Internationale Révolutionnaire ».

Ainsi, Manos Skoufoglou a accepté de répondre à nos questions sur la situation grecque et nous donner le point de vue de son organisation.

Nouvelle Démocratie (ND) revient au pouvoir après quatre ans de gouvernement Syriza. Pendant ces quatre ans, Alexis Tsipras a passé un accord avec les créanciers internationaux du pays ; il a appliqué plusieurs réformes structurelles internationales que même les précédents gouvernements de droite n’ont pu voter. Sur le plan national et international, Syriza a gouverné en suivant les intérêts de la classe capitaliste, et cela est reconnu par d’importants journaux internationaux libéraux tels que le Financial Times. Qu’est-ce que la droite a de plus que Syriza à offrir à la classe capitaliste ? Quels vont être les axes principaux du gouvernement de Kyriakos Mitsotakis ?

En 2015, Syriza gagnait les élections en promettant un compromis avec les créanciers internationaux et les capitalistes grecs qui aiderait à améliorer la situation de la classe ouvrière et des couches moyennes. L’idée était de mettre en place un nouveau projet keynésien. Cependant, au milieu d’une dure crise, les capitalistes étaient réticents à faire tout type de concession. Alors Syriza devait choisir son camp. Après une courte et honteuse négociation, ils ont choisi le camp des capitalistes.

En effet, le gouvernement de Syriza a été celui qui a réussi à appliquer l’agenda capitaliste avec le moins de résistance sociale. Ils ont imposé un troisième mémorandum en 2015 et ils l’ont entièrement appliqué ; ils ont introduit un accord de « post-mémorandum » qui garantit des excédents budgétaires élevés et ainsi des mesures d’austérité jusqu’à au moins 2060 ; ils ont appliqué des coupures budgétaires supplémentaires et ont promu des privatisations que les gouvernements précédents de droite n’ont pas pu concrétiser. Ils sont également arrivés à un accord honteux avec la République de Macédoine qui impose les intérêts de l’Etat grec et des capitalistes sur ceux d’un pays voisin plus faible et qui élargit l’influence des institutions internationales impérialistes (UE, OTAN…) dans les Balkans.

Concernant la politique de la droite, la question se pose en effet de savoir si le gouvernement de ND a quelque chose de plus à offrir à la classe bourgeoise. Ils sont en train d’essayer de profiter de l’héritage du gouvernement de Syriza pour stabiliser le régime politique bourgeois, pour augmenter encore plus les profits des capitalistes et pour maintenir la classe ouvrière dans l’état de passivité dans lequel la déception créée par Syriza l’a laissée.

L’agenda du nouveau gouvernement est ultralibéral, avec comme principal objectif immédiat une nouvelle réforme des retraites qui transforme le système actuel en un nouveau système, financé totalement de façon individuelle, des réductions d’impôts qui vont bénéficier essentiellement aux riches, et plus de police partout.

Avec la victoire de ND, pouvons-nous espérer un retour de la lutte de classes en Grèce ou la déception avec le gouvernement de Syriza est-elle si forte que la classe ouvrière et la jeunesse vont rester dans une attitude de passivité ? Quelle va être, de votre point de vue, l’attitude de Syriza en tant que principale force d’opposition dans le pays ?

C’est effectivement une question clé. C’est vrai que les travailleurs qui ont voté Syriza vont être maintenant débarrassés de l’idée qu’ils ne devraient pas lutter trop durement car si Syriza échouait un gouvernement de droite pourrait revenir au pouvoir. Par ailleurs, un sentiment de défaite pourrait entretenir la passivité et la résignation. Nous pensons que la mémoire des expériences des luttes massives du passé récent, notamment dans les années 2008-2012, va être suffisamment forte pour mobiliser la classe ouvrière à nouveau. C’est cela qui est en jeu aujourd’hui. Dans ce but, il est très important qu’il y ait toujours des organisations de la gauche assez puissantes en dehors de Syriza, y compris la gauche révolutionnaire.

Il est encore trop tôt pour le savoir, mais Syriza dans l’opposition va probablement poursuivre une stratégie double. D’une part, Ils vont essayer de s’insérer à nouveau dans le mouvement de masses, pour gagner des voix, bien que les forces organisées du parti, y compris ses syndicalistes, sont très faibles (Syriza a toujours 3 à 4 fois moins de membres que la social-démocratie du Pasok !). D’autre part, sa politique dans le parlement sera encore plus conservatrice : ils sont maintenant déterminés à transformer le parti en une « alliance progressiste » plus large, en intégrant des ex cadres du Pasok et même de ND et en se voyant comme une partie de la social-démocratie européenne.

Nous avons besoin de tous les travailleurs dans les grèves et les mouvements à venir, y compris ceux qui ont voté pour Syriza bien évidemment. Mais Syriza, en tant que tel, ne peut pas faire partie d’un front uni, car ce n’est plus un parti ouvrier.

La presse grecque parle de la nécessité de « consensus », de « paix sociale », elle semble craindre le retour d’un scénario de lutte de classes. Le gouvernement de Mitsotakis possède un plan pour éviter ce scénario ?

C’est vrai que la bourgeoisie n’a pas peur de Syriza ou de tout autre parti du régime. La seule chose qu’elle craint c’est un possible retour des mobilisations de masse. C’est impressionnant l’unanimité entre Mitsotakis et Tsipras sur l’idée que la transition d’un gouvernement à l’autre doit se faire toute en douceur. Mitsotakis pense qu’il peut éviter une nouvelle explosion sociale en renouant avec la croissance et en attaquant les droits démocratiques. Mais cela ne relève probablement que de son désir. Ni la crise du capitalisme grec ni la conscience de classe qu’une partie importante des travailleurs a acquise ne peuvent être facilement contournées.

Pendant le mandat de Tsipras le taux officiel de chômage est passé de 23% à 18%. La situation économique de la classe ouvrière est-elle meilleure actuellement qu’il y a quatre ans ?

Antonis Samaras (l’ex premier ministre de ND, avant Tsipras) aurait pu aussi revendiquer qu’il avait fait baisser le chômage de 27% à 23%. Mais ni celle-là, ni l’actuelle baisse du chômage n’ont été le résultat de la politique gouvernementale. Il s’agit seulement du résultat d’une fonction objective clé de la crise : la dévaluation de la force de travail à travers la baisse des salaires. Il y a peut-être moins de gens au chômage aujourd’hui, mais cela est dû au fait qu’ils occupent des emplois précaires, avec des très bas salaires - et cela sans parler des milliers de personnes qui ont quitté le pays.

Et d’un point de vue politique, quelle est la situation de la classe ouvrière et de la jeunesse ?

Il y a évidemment un virage à droite de la situation politique, ce qui est alarmant. Cependant, nous ne devrions pas en déduire que cela est le résultat principalement du fait que des gens qui votaient pour la gauche quelques années auparavant voteraient maintenant pour la droite. Cela ne représente qu’une petite partie de la population. La raison de ce tournant à droite c’est que la bourgeoisie et ceux qui la suivent, les couches conservatrices parmi les classes moyennes et certaines franges de la classe ouvrière, ont repris de la confiance et se sont unis, alors que la gauche et les plus conscients des travailleurs, déçus et désorientés, s’abstiennent, votent pour « le moindre mal » ou dispersent leurs voix entre plusieurs partis.

Bien sûr, la déception peut conduire à un virage à droite plus profond, mais nous considérons que la mémoire des luttes des masses et des grèves est encore trop récente pour cela, au moins pour le moment. Les travailleurs et la jeunesse n’ont pas accepté l’idée que ce système est juste ou que l’austérité est la seule voie réaliste, simplement, ils ne savent pas comment se battre contre cela, pour le moment.

La gauche anticapitaliste est passée par une situation très difficile pendant les années de gouvernement Syriza, comment expliquez-vous que des organisations comme Antarsya, le front anticapitaliste dont OKDE-Spartakos fait partie, n’a pas réussi à capitaliser le désenchantement populaire causé par Syriza ?

Il y a un défaut fondamental dans l’idée selon laquelle quand les réformistes échouent, les anticapitalistes tirent profit de la situation et se renforcent. Quand les expectatives sur un projet réformiste sont brisées, les gens tendent à la résignation et non à la recherche d’une alternative plus radicale. Laisser Syriza hégémoniser le mouvement de masses, auquel ce parti n’avait contribué que marginalement, n’allait pas être sans conséquences. En ce sens, la gauche anticapitaliste grecque a raté une occasion en 2011-2012, au point le plus algide du mouvement de masses, et non après l’arrivée de Syriza au pouvoir - à ce moment là, il était déjà trop tard.

Cela veut dire que l’idée selon laquelle nous ne devons pas lutter contre le réformisme pendant que celui-ci se renforce mais l’accompagner jusqu’à ce qu’il déçoive le peuple, c’est une erreur. En effet, cette stratégie c’est la principale raison de la profonde crise que la gauche anticapitaliste et révolutionnaire traverse au niveau international, à quelques exceptions près. Le réformisme est toujours un adversaire stratégique de la révolution, et pas seulement quand celui-ci arrive au pouvoir dans une Etat bourgeois.

En disant tout cela je n’essaye pas d’éviter la question sur ce qui n’a pas marché avec Antarsya. Nous n’étions pas préparés pour un défi aussi grand que celui que nous avons dû affronter pendant les premières années de la crise. Nous n’offrions pas une alternative claire face à la stratégie de Syriza. Nous aurions dû expliquer que le seul gouvernement qui pouvait répondre aux besoins et intérêts des travailleurs aurait été le leur, un gouvernement responsable devant nos propres organes d’auto-organisation (assemblées populaires, comités qui se sont formés à cette époque-là) plutôt que devant le parlement (qui était profondément discrédité en 2010-2012). OKDE-Spartakos a essayé de mettre en avant cette perspective mais nous étions trop faibles pour une si grande tâche.

La gauche anticapitaliste a aussi commis d’autres erreurs : une attitude sectaire envers certains mouvements sociaux parfois, des alliances politiques sans principe avec des réformistes à d’autres moments. Mais nous ne devrions pas mettre sur un pied d’égalité les organisations anticapitalistes qui sont restées indépendantes de Syriza et celles qui y sont rentrées. Les premières ont encore un certain potentiel, des militants et des moyens de lutter, alors que les secondes ont collapsé totalement. En ce sens, c’était important qu’Antarsya existe.

Nous savons qu’il y a une crise à l’intérieur d’Antarsya, pouvez-vous nous dire plus sur cette crise ? Quelles en sont les raisons et quelles sont les principales discussions ? Quelle est la position d’OKDE-Spartakos sur la question ?

Malheureusement Antarsya ne pouvait pas échapper à la crise que traversent presque toutes les organisations de gauche en Grèce et au niveau international. Cependant, Antarsya s’est montré plus résistant que la plupart des autres projets anticapitalistes : il compte encore autour de 3000 militants et il a été capable de présenter 2200 candidats dans les récentes élections et a réussi à faire élire 13 députés régionaux et plus de 20 conseillers municipaux.

Cependant, nous ne devrions pas occulter la crise d’Antarsya. Les pressions du tournant à droite de la situation politique et la stagnation des mobilisations de masse ont permis que les défauts chroniques des organisation qui composent le front refassent jour : rivalités sectaires sans principes, stratégies individuelles, paralysie de la vie quotidienne au sein du front. Mais cela n’est pas tout : la principale raison de la crise c’est qu’une partie significative d’Antarsya considère que dans la situation actuelle, il est sectaire de rejeter des fronts politiques plus larges et des alliances politiques avec des réformistes. Une partie d’Antarsya a poussé fort pour passer une alliance avec le parti réformiste nationaliste Unité Populaire (une rupture de Syriza). L’alliance a été avortée, mais le conflit a été aussi fort qu’il a profondément divisé Antarsya.

OKDE-Spartakos soutient la majorité d’Antarsya qui encore lutte pour un front et une orientation anticapitaliste indépendante, et en même temps nous prenons part dans tous les mouvements ouvriers et sociaux, sans sectarisme. Nous ne savons pas comment Antarsya va évoluer, mais nous savons qu’il continuera à avoir un front anticapitaliste indépendant dans le futur, et que nous allons en faire partie. Une nouvelle séquence de luttes apportera une nouvelle énergie pour un tel front.

Propos recueillis par Philippe Alcoy.


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