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Féminisme dans le monde arabe

La féministe marocaine Fatima Mernissi n’est plus. Hommage à la fille qui a brisé les limites du harem

Cynthia Lub « Je suis née en 1940 dans un harem à Fez, ville marocaine du IXème siècle, qui se trouve cinq mille kilomètres au sud de Madrid, une des très dangereuses villes chrétiennes. Mon père disait qu’avec les chrétiens il se passait la même chose qu’avec les femmes : les problèmes commençaient lorsqu’on ne respectait pas la frontière sacrée, le hudud. Je suis née en plein chaos, parce que ni les chrétiens, ni les femmes, ne respectaient les frontières. » (Fatima Mernissi, Rêves de femmes : une enfance au harem, 1997)

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C’est ainsi que Fatima Mernissi, écrivaine et intellectuelle féministe renommée du monde arabe, racontait ses origines. Elle est décédée le lundi 30 novembre dans une clinique à Rabat, à 75 ans, des suites d’une longue maladie.

Sa carrière académique a été très intense, et a largement dépassé les frontières géographiques : après une licence en sciences politiques au Maroc, elle a étudié à Paris à la Sorbonne, et a poursuivi un doctorat en sociologie aux Etats-Unis, à l’Université Brandeis. Lors de son retour au Maroc dans les années 1970, elle a enseigné à l’Université Mohamed V de Rabat, et s’est consacrée à la recherche au Centre Universitaire de la Recherche Scientifique.

Cette intense carrière ne s’est fait sans mérite puisqu’elle était fille et petite fille de femmes analphabètes. Elle n’a connu que la langue arabe jusqu’à l’âge de vingt ans, et elle a par la suite appris le français et l’anglais. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits dans de diverses langues comme Sexe, Idéologie, Islam (1985), Rêves de femmes : une enfance au harem (1998), ou La Peur-Modernité : conflit islam démocratie (1992).

Depuis une perspective propre, de féministe arabe, à laquelle nous faisons référence dans l’article « Le féminisme face à l’islamophobie occidentale », Fatima Mernissi a montré tout au long de ses ouvrages comment les femmes marocaines ont su briser les « limites du harem », en désignant les sources de leur oppression tout comme les stratégies pour leur libération. L’oppression exercée par ce qu’elle appelle les « pouvoirs autochtones » et celle du pouvoir colonial de l’impérialisme occidental donneront à leurs stratégies d’émancipation plusieurs aspects de la lutte contre l’oppression de genre : la lutte contre la marginalité sociale, politique et économique.

Mernissi a été aussi coriace dans sa lutte contre les pouvoirs politiques et religieux du Maroc et des pays arabo-musulmans, comme dans sa critique de certains secteurs du féminisme européen qui sous-estiment les femmes arabes et leurs capacités : « Que certaines féministes occidentales voient les femmes arabes comme des esclaves serviles et obéissantes, incapables de devenir conscientes ou de développer des idées révolutionnaires propres, indépendamment des femmes les plus libres du monde (à New York, Paris ou Londres), à première vue semble plus difficile à comprendre que ce même point de vue chez les patriarches arabes. »

De ce point de vue, sa pensée a développé une critique de toute vision « exotiste » des femmes arabes ainsi que de la perte de reconnaissance et de subjectivité qui en découle.

Les mille et une nuits et les mille et une raisons de se révolter

Mernissi a développé toute sa pensée à partir de sa propre expérience. « On a besoin d’apprendre à crier et à contester, de la même manière qu’on a appris à marcher et à parler. Pleurer quand on t’agresse, c’est en redemander. Ma mère était tellement inquiète qu’au fil des années je finisse par devenir une femme soumise, que pendant les vacances d’été elle a consulté la grand-mère Yasmina, connue pour être inégalable lorsqu’il s’agissait de s’affronter à qui que ce soit. » (Mernissi, 1994)

C’est donc tout d’abord sa mère et sa grand-mère qui lui ont appris à se rebeller dès son enfance au sein du foyer où les lignes de démarcation entre hommes et femmes étaient omniprésentes. Sa pensée a essayé de transmettre, à partir de sa propre expérience, que « la résistance des femmes est un phénomène autochtone ». Et que l’opposition et la critique aux leaders religieux et politiques arabes provient des femmes arabes elles-mêmes, qui se rebellent, et deviennent une véritable menace pour le système patriarcal.

C’est pour cela que les féministes arabes ont été accusées « d’introduire des idées destructrices importées de l’Occident, de Washington ou de Paris ». Ce qui semble paradoxal si on se réfère à l’histoire de la colonisation impérialiste européenne. Mernissi part de l’idée que le Coran avait incorporé, au cours de 14 siècles, les archétypes de relations patriarcales contenus dans les deux autres religions monothéistes : le judaïsme et le christianisme, que l’Islam reconnait comme des sources.

A son tour, cette rébellion a été liée à des processus de lutte pour l’indépendance nationale et anti-impérialiste : « les chrétiens se battaient constamment, tout comme les musulmans, et les espagnols et les français ont failli se détruire lorsqu’ils ont traversé notre frontière. Après, comme aucun n’a réussi à s’imposer, ils ont décidé de diviser le Maroc en deux. » (Mernissi, 1994). Pour Mernissi, la frontière pour les femmes du monde arabe dans le domaine de l’accès à la culture se renforçait par l’intervention coloniale de l’impérialisme.

Mernissi a aussi soulevé la grande quantité de droits auxquels les femmes n’avaient pas accès, même après la décolonisation. Les conditions pénibles et imposées du travail domestique, l’accès à la politique et à l’éducation, l’égalité au travail, étaient des droits à gagner pour ces femmes. L’égalité au travail, avec égalité de droits professionnels, dépendait aussi de l’égalité d’accès à l’éducation.

En ce qui concerne les femmes travailleuses, Mernissi a été une pionnière dans l’analyse du travail domestique, une des occupations fondamentales des femmes marocaines qui n’était pas reconnue en tant que telle. Pour Mernissi, les frontières créées par la domination et l’exploitation impérialistes créaient d’autres frontières pour les femmes, moins visibles, qui renforçaient énormément les hiérarchies patriarcales dans le domaine du travail. Mernissi dénoncera le fait que les femmes soient reléguées au travail domestique, toujours invisibles et méprisées, sans avoir le droit d’aller à l’école ni d’obtenir un diplôme ou travailler, que ce soit dans la sphère publique ou privée.

C’est pour cela que la reconnaissance de l’oppression aura pour conséquence de différentes et très variées formes d’émancipation. Les femmes des mille et une nuits, ont eu mille et une raisons de se rebeller, et ainsi elles le firent.

Racisme et impérialisme

« Tante Habiba disait que n’importe qui pouvait avoir des ailes (...). – Il suffisait d’être alerte et de capter la soie crépitante du rêve ailé - m’a-t-elle dit. Mais elle m’a aussi indiqué qu’il y avait deux conditions pour obtenir des ailes : La première était de sentir qu’on était enfermée dans une cage, et la deuxième celle de croire qu’on pouvait la briser ».

Les femmes ont toujours été la cible d’attaques du monde impérialiste occidental. Elles font souvent office de « caution » pour remettre en question l’intégralité du monde arabe et musulman « rétrograde et barbare » qui devrait se laisser dominer par les idées de l’occident, qui seraient, elles, « avancées et civilisées ». Pour Mernissi, c’est à travers le traitement fait aux femmes qu’on peut voir le soi-disant « retard » de ces sociétés. Un traitement qui est aussi utilisé par les féministes occidentales concernant les femmes du monde arabe. Elles s’adressent souvent aux femmes arabes munies de préjugés raciaux, en reflétant ainsi par leur soi-disant supériorité européenne, des modèles racistes et impérialistes, ainsi que des points de vue « dogmatiques » sur « les femmes orientales » considérées en tant qu’abstractions idéales et immuables.

Très critique des féministes occidentales, Mernissi disait que « une femme qui se dit féministe, au lieu de se vanter de sa supériorité par rapport aux femmes d’autres cultures, et du fait d’avoir pris conscience de sa situation, devrait se demander si elle serait capable de partager cela avec les femmes d’autres classes sociales de sa propre culture ».

Fatima Mernissi a lutté pour la reconnaissance de la profondeur de la lutte des femmes du monde arabe, ainsi que des pays colonisés ou semi-coloniaux. Ses revendications ont du « briser la cage », pour proposer des demandes clairement politiques, pour l’égalité des conditions de travail et d’éducation. La lutte contre l’impérialisme, parcourt ainsi tous les présupposés de la lutte pour les droits des femmes.

La tante Habiba de Mémoires d’une fille du Harem, disait, nous l’avons vu, que n’importe qui pouvait avoir des ailes : « C’était une affaire de concentration. Elles ne devaient pas être forcément visibles comme celles des oiseaux ; les ailes invisibles étaient toutes aussi bonnes, et plus tôt elles commençaient à se concentrer sur le vol, mieux c’était ». L’essentiel étant de sentir un désir incontrôlable, ou « la soie crépitante du rêve ailé », comme le sentent les femmes doublement exploitées et opprimées, notamment dans les pays semi-coloniaux.

Traduction : Claude Scorza et Malena Vrell


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