Il était une fois en Amérique...

La grève générale des esclaves

Alimaj Tacsam

La grève générale des esclaves

Alimaj Tacsam

Pourquoi l’émancipation des esclaves noir.e.s dans les champs de coton se fit, selon W.E.B. Du Bois, par le biais d’une grève générale pendant la Guerre de Sécession.

En 1935 le sociologue et historien afro-américain W.E.B. Du Bois, qui compte parmi les plus influents intellectuels militants de la cause noire, publie Black Reconstruction, un essai qui aspire à contribuer, comme l’annonce le surtitre, à une « histoire du rôle que la population noire a joué dans l’effort de reconstruire la démocratie en Amérique – 1860-1880 ».

La datation proposée par Du Bois ne correspond pas pleinement aux périodisations classiques de la Reconstruction, cette époque qui s’efforce de mettre définitivement fin aux résidus de l’esclavage et se caractérise par un processus de transformation économique et politique profond des Etats du Sud sous l’égide du Congrès.

Si pour certains historiens, l’âge de la Reconstruction débute à la fin de la Guerre de Sécession américaine, en 1865, et se termine en 1877, au moment du Compromis entre Républicains et Démocrates en vue de l’élection du Républicain Rutherford Hayes à la présidence de la Maison Blanche, selon Eric Foner, l’un des principaux spécialistes contemporains du sujet, il faut anticiper le début de cette « révolution inachevée » qui est pour lui la Reconstruction, à la Proclamation d’émancipation d’Abraham Lincoln de 1863 décrétant la libération des esclaves dans les Etats confédérés du Sud.

En effet, la Reconstruction représente une étape cruciale dans l’histoire des Noir.e.s aux Etats Unis et pour cette raison, comme le rappelle Foner lui-même, son échec fut, par la suite, un désastre disproportionné pour l’avenir des Africain-américains dans le Pays.

Pour Du Bois, revenir sur l’époque de la Reconstruction est l’occasion de célébrer la libération des esclaves noirs, laissant en quelque sorte de coté la domination brutale exercée sur eux pendant une très longue période. Comme on le lit dans les toutes premières lignes de la Préface à Black Reconstruction si "l’histoire des déportations des millions d’Africains dans le nouveau monde et de leur asservissement pendant quatre siècles” a sans doute beaucoup d’intérêt, “encore plus intéressante pour ceux qui étudient la culture de l’humanité est [l’histoire de] la libération immédiate de ces gens qui eut lieu soudainement au cours du 19ème siècle”.

Dans le récit de la Black Liberation que Du Bois élabore dans son ouvrage, la grève générale occupe une place toute particulière. Il y consacre un chapitre entier (The General Strike), des vingt-sept qui composent le livre. Il commence ainsi :

« Comment la Guerre de Sécession a signifié émancipation et comment le travailleur noir a gagné la guerre par le biais d’une grève générale qui a transféré son travail des mains de la grande propriété sudiste aux mains de l’envahisseur nordiste, dans l’armée duquel les travailleurs ont commencé a être organisés comme une nouvelle force de travail »

L’esclave noir est donc pour Du Bois avant tout un travailleur, voire le plus exploité des travailleurs condamné sans cesse à l’exploitation, qui représente pour cette raison le vrai fondement du système économique moderne. Sa libération de l’esclavage, explique l’auteur, marque pour lui le début d’une nouvelle exploitation en tant que force de travail sur le marché capitaliste, donc l’inauguration d’une nouvelle forme d’asservissement (enslavement) au travail.

Mais qu’est-ce que la grève générale a à voir avec les plantations et la condition des esclaves qui renvoient évidemment à un mode de production précapitaliste ?

Comme l’observe Du Bois, la libération des esclaves n’était pas vraiment le but de la Guerre de Sécession et, au Nord comme au Sud, la vie du Nègre dans les champs de coton n’était pas vraiment matière d’inquiétude.

Pourtant, écrit-il, « dès le début, le Nègre occupait le centre de la scène pour de pures et simples raisons physiques : la guerre se faisait au Sud et dans le Sud il y avait 3.953.740 esclaves noirs et 261.918 Nègres libres. Quelle allait être la relation de cette masse de travailleurs à la guerre ? Qu’est-ce que la guerre signifiait pour les Nègres et qu’est-ce que les Nègres signifiaient pour la guerre ? Il y a deux théories, toutes les deux étant excessivement élaborées : la première selon laquelle le Nègre n’a rien fait à part servir fidèlement son maître jusqu’au moment où l’émancipation lui a été imposée ; l’autre selon laquelle le Nègre, immédiatement, dès que la présence des soldats du Nord lui a donné la possibilité, a abandonné le servage et il a pris parti pour l’armée de la liberté ».

Du Bois s’appuie sur la deuxième hypothèse pour développer sa théorie de la grève générale :

« Il faut avoir en tête que neuf-dixièmes des quatre millions d’esclaves noirs ne pouvaient pas lire ni écrire et que l’énorme majorité d’entre eux était isolé dans des plantations. Tout mouvement de masse dans ces circonstances doit prendre forme lentement et douloureusement. C’est que le Nègre fit, ce fut attendre, regarder et écouter, pour voir où était situé son intérêt. Il n’y avait aucune utilité à chercher refuge dans une armée qui n’était pas une armée de libération ; il n’y avait aucun sens à se révolter contre des maitres armés qui étaient en train de conquérir le monde. Cependant, dès qu’il apparut clair que les soldats de l’Union ne pouvaient pas renvoyer les esclaves fugitifs, et que les maitres en dépit de toute leur rage et leur furie n’étaient pas sûrs de vaincre, l’esclave commença une grève générale contre l’esclavage par les mêmes méthodes qu’il avait utilisé pendant la période des marronnages. Il fuyait en direction du premier lieu qu’il estimait être sûr et offrait ses services à l’armée fédérale. De cette manière, c’était vrai qu’il avait servi son patron et qu’il avait servi l’armée de libération, tout comme il était vrai que le retrait et la concession de son travail ont décidé du sort de la guerre ».

Si la guerre est alors le moment propice pour la libération des esclaves, les esclaves, à leur tour, sont décisifs pour le sort de la guerre. Ou plutôt, encore une fois, le travail des esclaves.

Pour Du Bois, il est très important de comprendre l’esclavage dans le cadre de la lutte de classe et d’enraciner la condition des esclaves dans le travail.

C’est partir de ces coordonnées qu’il peut affirmer que « les esclaves disposaient d’un énorme pouvoir » et que « simplement par la cessation du travail, ils pouvaient menacer la Confédération [les états sudistes] de la réduire à la famine ».

S’il admet que « le travailleur du Sud, noir ou blanc, détient la clef de la guerre », il note que « des deux groupes, le travailleur noir qui produit la nourriture et les matières premières, détient une place encore plus stratégique que le blanc ». C’est pour cela que la « grève générale du travail noir », visant à faire imploser le système esclavagiste par la fuite de 500.000 esclaves et leur refus de travailler, est particulièrement importante dans cette conjoncture de guerre pour la victoire de l’Union.

L’abolition de l’esclavage, qui trouve ici son origine, fut donc le résultat de cette « grève générale » menée par les esclaves noirs de la Virginie et de la Caroline du Sud, de la Louisiane et de la Géorgie, de l’Alabama et du Mississipi – et non pas une concession bienveillante de Lincoln et de sa Proclamation. Néanmoins, l’échec de la Reconstruction dans les années 1870 inaugura la « contre-révolution de la propriété » et donc un coup d’arrêt pour l’émancipation des Noirs.

A travers un anachronisme intentionnel, qui lui permet d’évoquer le concept de grève générale à propos d’une lutte située au sein du mode de production esclavagiste, Du Bois entend également rendre hommage à la combativité des esclaves, dont l’histoire est plus souvent inscrite sous le signe de la résilience et de la patience que sous le signe du courage et de la résistance.

Par ailleurs, Du Bois n’est pas dupe quant aux acquis du free labor, notamment pour les populations noires, pour qui l’ère du travail salarié coïncide avec une nouvelle expérience d’exploitation capitaliste ainsi qu’avec une nouvelle expérience de discrimination sociale et de violence inhumaine induites par le racisme d’Etat et aggravées par la concurrence entre main -d’œuvre noire et blanche sur le marché du travail.

Si pendant longtemps les Noirs ont du mal à faire confiance aux organisations du mouvement ouvrier c’est parce que ces dernières dans la majorité des cas refusent de les intégrer. Comme le rappelle Howard Zinn dans son Histoire populaire des Etats-Unis, en citant Du Bois en soutien à son propos, les Noirs étaient maintenus en dehors des organisations syndicales. Et le premier effet de tout cela, écrit Du Bois, « fut celui de convaincre le Nègre Américain que son ennemi principal n’était pas son employeur qui le dérobait, mais son camarade travailleur blanc ».

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