Que peut le féminisme ?

La lutte de classe contre le capitalisme patriarcal

Josefina L. Martínez

Cynthia Burgueño

La lutte de classe contre le capitalisme patriarcal

Josefina L. Martínez

Cynthia Burgueño

Patriarcado y capitalismo. Feminismo, clase y diversidad, est le titre de l’ouvrage que viennent de publier Josefina L. Martínez et Cynthia Burgueño, aux éditions Akal, de l’autre côté des Pyrénées. Entretien avec les auteures

L’ouvrage met en avant le rapport entre le genre et la classe, le patriarcat et le capitalisme. Quel a été votre objectif avec ce livre ?

Cynthia Burgueño : Nous partons de l‘idée qu’il n’y a pas qu’un seul féminisme, mais des féminismes. Comme le dit Andrea D’Atri dans l’introduction, dans le mouvement des femmes il y a plusieurs courants, avec différentes stratégies. C’est un mouvement qui a tendance à être internationaliste et dans lequel les très jeunes femmes ont un rôle important, comme on l’a vu lors des grèves de femmes du 8 mars, ou lors des manifestations massives en Argentine, dans l’État espagnol, en Italie ou maintenant au Chili. Dans ces mouvements, où nous intervenons avec nos camarades de Pan y Rosas dans plusieurs pays, nous voulons apporter la perspective d’un féminisme marxiste, d’un féminisme qui est nécessairement anticapitaliste, antiraciste et antiimpéraliste.

Josefina L. Martínez : Pour cela, nous traitons dans le livre de sujets aussi divers que le féminisme libéral, la féminisation de la main-d’oeuvre, la croisade « anti-genre » de l’extrême droite, l’islamophobie, le racisme et l’immigration, les débats sur la prostitution, la lutte pour la libération sexuelle, contre la violence sexiste, et quelques apports aux nouveaux débats au sein du féminisme anticapitaliste. Le fil rouge du livre c’est qu’il faut un féminisme révolutionnaire. En tout cas c’est ce que nous avons cherché à mettre en avant.

Le livre se termine – excusez-nous ce spoiler – en posant la nécessité de lutter pour une nouvelle société, parce que le capitalisme condamne une grande partie de la population à la lutte pour la survie. Dans notre société, les oppressions, l’exploitation de la jeunesse, la violence sur les femmes, l’assassinat de migrants aux frontières, la destruction de la planète, s’aggravent de jour en jour. Le grand triomphe du capitalisme est que nous sommes plus habitués à penser des catastrophes et des dystopies que la possibilité de réorganiser la société sur de nouvelles bases, au-delà du capital. Cela doit pourtant être l’objectif d’un mouvement féministe anticapitaliste, avec une stratégie en conséquence.

Dans le premier chapitre, vous dites que le fait que certaines femmes puissantes brisent le plafond de verre et occupent des positions de pouvoir n’implique pas une amélioration dans la vie de la majorité de femmes.

JM : Tout à fait. Telle est la prémisse du féminisme libéral, qui parle d’« empowerment » et de « libre choix », mais cache le fait que toutes les femmes n’ont pas le même accès au « libre choix » dans notre société.

Je donne juste quelques chiffres : la fortune personnelle d’Ana Botín, qui dirige, ici, dans l’Etat espagnol, le Banco Santander, l’un des plus gros conglomérats bancaires au niveau mondial, atteignait en 2018 plus de 300 millions d’euros. La banque Santander finance des mines et des barrages dans plusieurs pays de l’Amérique latine, ce qui provoque ensuite l’expulsion de populations indigènes et la pollution des ressources hydriques. De nombreuses femmes luttent contre ceci et sont poursuivies ou assassinées comme Berta Cáceres. Notre féminisme à nous est antiimpérialiste et anticapitaliste.

La Plateforme des victimes du crédit hypothécaire (Plataforma de Afectados por la Hipoteca, PAH) affirme que lors des quatre premières années de la crise de 2008, il y a eu 40 000 expulsions en Espagne, et la banque Santander a été responsable d’au moins 10 % d’entre elles. Nous sommes résolument du côté des locataires qui luttent contre les expulsions, des travailleuses qui tiennent les piquets du 8 mars, et contre les banquières comme Ana Botín.

Le débat sur le féminisme libéral a lieu aussi au sujet des nombreuses ministres femmes qui siègent au sein de l’actuel gouvernement du PSOE, qui est présenté comme un des plus « féministes au monde ». Qu’est-ce que vous en pensez ?

CB : Tout d’abord, quelque chose qui devrait être évident : la présence de femmes dans les positions de pouvoir ne dit rien du caractère « féministe » d’un gouvernement. La preuve est Angela Merkel, en Allemagne. Dans le cas du PSOE, il suffit de regarder la trajectoire d’une « super-ministre » comme Nadia Calviño, qui a été candidate à la direction du FMI (un organisme qui impose l’austérité partout dans le monde, comme cela a été le cas en Grèce ou en Argentine !), une ministre qui a été saluée, précisément, par Ana Botín comme une garantie que son business allait continuer comme avant.

Pour nous, il ne s’agit pas de se satisfaire d’un quota de parité pour un petit nombre de femmes au sein de structures capitalistes patriarcales. Ce que nous voulons c’est détruire ces structures.

JM : En reprenant ce que disent plusieurs autrices, nous affirmons que le néolibéralisme a adopté certains éléments isolés du féminisme, avec une forte individualisation du discours. Des concepts tels qu’empowerment ou « libre choix » ont été mis au centre du discours de certaines ONG ou dans les universités. Ces dernières années s’est développée ce que certaines autrices appellent une liaison dangereuse entre féminisme et néolibéralisme.

Mais quelque chose de différent a lieu aujourd’hui. Il est désormais possible de briser l’hégémonie du féminisme libéral, comme on le voit dans les puissantes grèves et manifestations de femmes en Espagne, en Pologne et en Argentine, ainsi que dans les luttes de travailleuses, de paysannes et d’indigènes à l’instar de celles qui secouent en ce moment le Chili, la Bolivie ou l’Équateur, où les femmes sont en première ligne.

La féminisation de la main-d’œuvre

Dans votre livre vous comparez l’histoire de Ana Botín et de Ana López, une travailleuse immigrée qui travaille comme femme de ménage dans des hôtels, et qui est organisée au sein du collectif « Las Kellys ». Tandis que quelques-unes brisent le plafond de verre, d’autres passent le balai…

CB : On a fait des entretiens avec des travailleuses des Kellys, de call centers, de l’usine de Panrico, de migrantes et de femmes au foyer. Nous voulions que leurs témoignages soient présents dans le livre. Les Kellys, comme beaucoup d’autres, sont des femmes qui luttent contre l’exploitation, contre les expulsions, contre la violence sexiste, pour ne pas s’en tenir à balayer les sols, en montrant que l’appartenance de classe délimite leur oppression. Ces expériences sont traversées par le poids de l’exploitation en tant que travailleuses et l’oppression en tant que femmes et migrantes.

C’est pour cela que nous analysons le binôme inséparable entre classe et genre, oppression et exploitation, comme quelque chose de fondamental pour penser les stratégies de lutte contre le capitalisme patriarcal. Il s’agit de ne pas abstraire l’oppression des relations d’exploitation, ni de tomber dans l’écueil qui consiste à réduire le sexisme et le racisme à quelque chose de secondaire.

Pour nous, la lutte contre les différentes oppressions subies par les femmes s’inscrit dans la lutte de classe. Et dans cette guerre, Ana Botín et Ana López se situent de deux côtés opposés de la barricade.

Il y a aussi une analyse des transformations du monde du travail : la classe ouvrière serait de plus en plus féminisée et racialisée ?

JM : Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, autour de 40 % de l’emploi dans le monde est occupé par des femmes. Cette énorme force de travail féminine permet de rompre avec l’image d’une classe ouvrière réduite à l’ouvrier en bleu de travail, Blanc et seul pourvoyeur de revenu dans une famille. Mais ces transformations s’accompagnent d’une dégradation des conditions de travail, d’une fragmentation et d’une division de la classe ouvrière en de multiples catégories.

Le capitalisme profite et favorise la division genrée du travail, non seulement entre travail salarié et travail domestique, mais au sein de l’organisation du travail elle-même, avec un travail féminisé et précarisé. En même temps, le système maintient, avec beaucoup de contradictions, l’image de la domesticité féminine comme du travail domestique non rémunéré.

Nous consacrons un chapitre à ces débats sur le travail domestique et sa relation avec le capitalisme, en reprenant les élaborations de différents courants des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. On ne va pas tout vous raconter, vous pourrez le lire !

Un autre thème d’actualité est la croisade anti-genre de l’extrême droite. Le parti d’extrême droite espagnoliste Vox a d’ailleurs obtenu 52 sièges lors des dernières élections. Comment abordez-vous cette question ?

JM : Cette croisade anti-genre est un phénomène international. Nous disons que, du Vatican à Donald Trump, tous agitent le danger d’une prétendue « idéologie de genre ».

Cette nouvelle droite conservatrice et chrétienne est tentaculaire. Nous rappelons que le concept d’« idéologie de genre » a été une invention du Vatican pour diaboliser les théories féministes et queer. Même si certains présentent le Pape François comme un pape progressiste, il a un CV très conservateur. En 2010 il était l’archevêque de Buenos Aires et s’est opposé au mariage pour tous. Il disait que c’était un mouvement du diable destiné à « détruire l’oeuvre de Dieu ». Les églises évangéliques sont aussi derrière cette lutte anti-féministe. Leur croissance est un élément clef pour comprendre les projets populistes de droite aux EEUU ou au Brésil.

On ne peut pas comprendre ce phénomène sans analyser ce que l’on a appelle les crises organiques dans plusieurs pays, la crise de la représentation et les grandes polarisations politiques, d’où ont émergé les populismes de droite, avec un discours agressif pour capitaliser de manière réactionnaire les effets des politiques néolibérales.

Face à cette offensive réactionnaire, que propose le féminisme anticapitaliste ?

CB : Nous pensons que le féminisme doit être un mouvement qui lutte contre la xénophobie et contre le racisme. C’est pour cela que nous consacrons un chapitre aux luttes des travailleuses migrantes, qui sont triplement opprimées, mais aussi triplement combatives, comme le disent toujours nos camarades de Pan y Rosas.

Et c’est vrai que la question de l’antiracisme n’est pas présente seulement dans un chapitre, mais partout dans le livre, tout comme la question du travail et la question de la violence sexiste. On prend tout particulièrement en compte le cas de la récolte de fraises en Andalousie, les travailleuses migrantes de service à la personne, qui prennent soin des personnes âgées ou des enfants, etc.

Nous disons également que le féminisme antiraciste doit être anticapitaliste et antiimpérialiste, car il ne s’agit pas seulement d’une question d’attitudes individuelles, mais de structures matérielles qui permettent d’exploiter et d’opprimer des millions de personnes dans les pays impérialistes et dans le reste du monde.

Les débats entre le féminisme et le marxisme ont longtemps connu des heurts, des polémiques, etc.

JM : On pense que c’est important d’aborder les relations complexes entre féminisme et marxisme afin de récupérer la tradition du féminisme socialiste. C’est pour cela que l’on reprend quelques réflexions du marxisme des origines.

Par exemple, Flora Tristan au milieu du XIXe siècle, faisait déjà une analyse entre classe et genre, en affirmant que les femmes prolétaires étaient les prolétaires des prolétaires. De leur côté, Marx et Engels ont affirmé la nécessité de lutter pour l’émancipation des femmes dès leurs premiers textes, comme dans La Sainte famille, la Situation de la classe laborieuses en Angleterre, puis dans le Manifeste ou enfin dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.

Ces premiers travaux ont été repris par des féministes socialistes comme Eleanor Marx ou Clara Zetkin. Cette dernière a organisé des congrès internationaux de femmes socialistes et contre la guerre impérialiste. Elle a mené cette lutte avec son amie Rosa Luxemburg. Alexandra Kollontaï a mené, avec d’autres militantes comme Inès Armand, ce combat au sein du parti bolchévique. Il y a une importante histoire avec laquelle renouer.

CB : On a essayé aussi de faire le bilan des premières années de la révolution russe, lorsque l’émancipation des femmes était une priorité. Lénine a écrit que la construction du socialisme pouvait commencer seulement une fois que l’on aurait obtenu l’égalité entre les hommes et les femmes, les libérant du travail domestique, ce qui allait prendre très longtemps.

L’énorme recul qu’a constitué le stalinisme a servi ensuite à enfermer de nouveau les femmes dans la domesticité. Trotsky disait que le stalinisme avait une philosophie de curé et une poigne de fer. Tous ces débats font partie de la tradition du mouvement ouvrier et du mouvement des femmes. Il est clef de les connaître afin de ne pas tout reprendre à zéro.

D’autres polémiques importantes ont eu lieu dans les années 1970. On en parle dans le livre, comme le débat avec le féminisme radical, le féminisme matérialiste ou les théories du système dual ou unitaire.

Pour finir, vous dites dans votre livre que le mouvement de femmes peut anticiper un retour de la lutte de classes. On dirait que la situation l’a confirmé, n’est-ce pas ?

JM : Bien sûr ! Cela a été confirmé par les luttes au Chili, en Équateur, en Bolivie, au Honduras, etc. On pourrait l’actualiser pour une éventuelle réédition (rires). Ces luttes montrent le rôle central que peuvent avoir les femmes travailleuses ou paysannes, aux côtés de la jeunesse rebelle et de la classe ouvrière dans son ensemble contre le capitalisme patriarcal.

CB : Cette nouvelle main-d’œuvre féminisée est concentrée dans des positions stratégiques pour le fonctionnement du capitalisme, dans les grandes villes, loin du rôle secondaire qu’on a voulu accorder historiquement aux femmes. Ceci implique aussi que les femmes sont en première ligne dans ces luttes ou dans ces grèves. Les travailleuses et les travailleurs qui sont dans la rue aujourd’hui font partie d’une nouvelle génération qui menace le capitalisme patriarcal.

Propos recueillis par Contrapunto. Trad. CM et PM

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