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« La mort s’escompte en vivant ». Ungaretti dans les tranchées

Giuliana Martini

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« La mort s’escompte en vivant ». Ungaretti dans les tranchées

Giuliana Martini

Poète du front – « Je suis un poète /Un cri unanime /Je suis un grumeau de rêves » – Giuseppe Ungaretti (1888-1970) fut également un poète de frontière.

Né de parents italiens, agriculteurs installés près d’Alexandrie, en Egypte, où tout jeune il adhère au cercle anarcho-socialiste « la Baracca Rossa », il rejoint Paris en 1912 pour faire ses études après avoir brièvement séjourné en Italie.

Il habite dans une pension Rue de Carmes (« une ruelle fanée en pente descendante »), suit le cours de Bergson, fréquente la Sorbonne et le Collège de France, côtoie les avant-gardes de l’époque, de Picasso à Braque en passant par Modigliani, De Chirico et les futuristes italiens et il se lie d’amitié avec Guillaume Apollinaire. C’est d’ailleurs en lui rendant visite, chez lui, après être rentré à Paris, le 9 novembre 1918, deux jours avant l’Armistice, qu’Ungaretti apprend le décès de son ami. « Fin 1918, de la Montagne de Reims, zone où se livraient les derniers combats, je revins à Paris pour collaborer à la rédaction d’un journal destiné à nos troupes détachées sur le front français. L’armistice fut signé le lendemain, ou dans les jours qui suivirent ; et c’est le moment que j’avais choisi pour apporter à Apollinaire les cigares toscans qu’il m’avait demandés. Dans les rues, et sous les fenêtres du poète, à Saint-Germain-des-Prés, la foule déchaînée scandait en hurlant : "À mort Guillaume", à l’adresse, bien entendu, du Kaiser… Dès que je fus arrivé chez Apollinaire, sa femme et sa mère, accablées, m’introduisirent dans sa chambre, il était couché sur le lit, le visage couvert d’une étoffe parce qu’il s’altérait déjà, le paquet de cigares me tomba des mains, en bas on criait toujours : "À mort Guillaume". L’équivoque de ces cris était atroce. Au-dessus du lit était accroché le tableau que lui avait offert Picasso quelques semaines auparavant, pour son mariage » [Extrait de « Raisons d’aimer Breton », Innocence et mémoire, Trad. Philippe Jacottet, Paris, Gallimard, 1969].

Trois ans auparavant, en 1915 dès que le Royaume d’Italie entre en guerre, renversant le jeu des alliances, Ungaretti, comme un certain nombre de socialistes « interventionnistes », s’engage comme volontaire. Il est d’abord envoyé sur le Carso, sur le front italo-autrichien, puis en Champagne, en France. Il commence donc à connaître la tranchée à partir les montagnes du Frioul mais, rapidement, la découverte de la guerre, tant désirée, dans un premier temps, le saisit et le dépasse. Dans les tranchées, il écrit de la poésie : sur des morceaux de journaux, des cartons de boîtes de munitions, sur tout ce qui peut lui tomber sous la main. Ses vers transmettent l’écho des ruines et des massacres, l’écho de la souffrance et de la solitude du soldat qui survit au milieu d’une montagne de corps, l’écho de la mort que l’on escompte en vivant, comme il l’écrit dans l’un de ses poèmes.

Je suis une créature

Comme cette pierre
du Saint Michel
aussi froides
aussi dures
aussi sèches
aussi réfractaires
aussi totalement
inanimées
Comme cette pierre
sont les larmes
qui ne se voient pas
La mort
s’escompte
en vivant.

Valloncello di Cima Quattro, 5 août 1916

Sa poésie est habitée par les horreurs de la guerre et elle inaugure un registre expressif, l’hermétisme, qui ne sera jamais à proprement parler un courant littéraire mais qui demeure un style très reconnaissable, caractérisé par un langage sombre, minimaliste et allusif et dont Ungaretti reste l’un des principaux représentants.
En s’éloignant de la culture et de l’esthétique fascistes postérieures et en rejetant les formes de la communication dans la société de masse, les poètes hermétiques optent pour la « poésie pure », élémentaire, sans rythme ni rime, sans finalité ni valeur.

« Il fallait que je parle en me hâtant parce que le temps pouvait venir à manquer, et de la façon la plus tragique qui soit… En me hâtant je devais dire ce que je ressentais et, par conséquent, si je devais le dire en me hâtant je devais le dire en quelques mots, et si je devais le dire en quelques mots je devais le dire avec des mots qui auraient eu une intensité extraordinaire en termes de signifié ».

Les vers de L’Allégresse des naufrages, son recueil de poèmes le plus connu et publié pour la première fois en 1919, surgissent donc de l’expérience humaine du front dont ils se nourrissent pour aboutir à une parole raréfiée et décharnée, à l’instar des combattants des tranchées, et qui se retire face aux horreurs de la guerre. Le titre du recueil renvoie, comme l’explique Ungaretti dans sa « Note d’introduction », à cette « exultation d’un instant, à cette allégresse qui ne peut pas avoir d’autre origine que ce sentiment de la présence de la mort qu’il faut conjurer ».

Dans le demi-sommeil

Je veille la nuit violentée
L’air est criblé
comme une dentelle
par les coups de fusil
des hommes
renfoncés
dans les tranchées
comme les escargots dans leur coquille
Il me semble
qu’une ahanante
tourbe de cantonniers
pilonne le pavé
de pierre de lave
de mes routes
et je l’écoute
sans voir
dans le demi-sommeil.

Valloncello di Cima Quattro, 6 août 1916

Veille

Une nuit entière
jeté au près
d’un compagnon
massacré
avec la bouche
toutes dents dehors
tournée vers la pleine lune
avec la congestion
de ses mains
introduite
dans mon silence
j’ai écrit
des lettres pleines d’amour
Je n’ai jamais été
autant
attaché à la vie

Cima Quattro, 23 décembre 1915

Soldats

On est là comme
sur les arbres
les feuilles
d’automne

Bois de Courton, juillet 1918

Ce soir

Balustrade de brise
pour appuyer ce soir
ma mélancolie

Versa, 22 mai 1916

Eternité

Entre une fleur cueillie et une autre donnée
L’inexprimable rien.

1915

Après la fin de la guerre, en 1923, Ungaretti republie Le Port enseveli, son premier recueil sorti en 1916. Mais ce n’est autre que Benito Mussolini qui est appelé à en écrire la préface, le « Duce » étant déjà à la tête du gouvernement depuis la Marche sur Rome. C’est Ungaretti lui-même, à l’époque sans le sou, qui demande à Mussolini d’appuyer cette nouvelle édition. La critique littéraire italienne n’aborde que très peu cette adhésion silencieuse au fascisme d’Ungaretti, aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands poètes en langue italienne. Néanmoins son inertie politique qui fait que sa poésie ne s’est jamais non plus transformée en poésie de régime pèse lourdement sur l’appréciation que l’on peut avoir du poète. Impossible, en effet, de réconcilier ses vers tranchants, qui racontent l’expérience déchirante de la guerre, et la vocation guerrière et expansionniste du fascisme italien. « Je n’aime pas la guerre, disait Ungaretti à la fn de sa vie. Je ne l’aimais pas non plus alors, mais il nous semblait que cette guerre était nécessaire ; il nous semblait qu’il était nécessaire de se révolter, nous pensions que l’Allemagne portait la faute du déclenchement de cette guerre. Je m’étais fait une idée rigoureuse et sans doute absurde. Il s’agissait de fadaises, mais les hommes parfois, se trompent et se placent à la remorque de fadaises » [L. Piccioni, Per conoscere Ungaretti, 1974).

[L’ensemble des poèmes sont repris de Vie d’un homme (poésies 1914-1970), trad. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 1981]

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