[Cinéma et littérature]

Le Quai de Ouistreham : lutte de classes et de points de vue

Alice de Cha

Le Quai de Ouistreham : lutte de classes et de points de vue

Alice de Cha

Le livre de Florence Aubenas fait partie de ces quelques ouvrages écrit par des journalistes où ces dernier.e.s ne se contentent pas d’interviewer leurs sources, mais plutôt cherchent à donner à voir. Dans le Le quai de Ouistreham, Aubenas partage la vie de travailleuses du nettoyage (certes, sous couvert), ce qui lui permet de dévoiler les mécanismes de la précarité, des humiliations et de la « galère ». Le film vient d’être adapté au cinéma par Emmanuel Carrère, cette fois-ci comme une œuvre de fiction, ce qui change les enjeux du propos.
R. P.

Le quai de Ouistreham, de Florence Aubenas, paru en février 2010 aux éditions de l’Olivier, a connu un grand succès. Le livre raconte l’enquête menée dans les premiers mois de l’année 2009 par l’autrice, alors grand reporter au Nouvel Observateur. Dans un contexte marqué par la crise financière de 2008, Florence Aubenas, alors âgée d’une quarantaine d’années, s’est installée à Caen, elle y a cherché du travail en prétendant n’avoir aucun diplôme ni expérience professionnelle. L’intention principale de son texte est de documenter le monde du travail déqualifié, pauvre, tel qu’il est vécu, de souligner la violence de la pénurie de travail et des logiques managériales relayées par Pôle Emploi qui fracturent les métiers, éparpillent les heures de travail et malmènent les individus. Éloigné du regard et des microtrottoirs des journalistes parisiens, le milieu des travailleurs précaires présente un visage bien différent des fantasmes individualistes de la bourgeoisie selon laquelle les plus méritants s’en sortent toujours. Le livre s’adresse ainsi sans faux-semblants à un public de classe supérieure qui, avec la délocalisation de la production, a perdu le contact avec le monde du travail et se voit éventuellement tenté par l’option sécuritaire façon Sarkozy-Fillon.

Un des enjeux littéraires et politiques du livre gît donc dans la disposition des points de vue, des classes et des positions de sujets/d’objets. Comment représenter le travail aux yeux de la bourgeoisie intellectuelle dont on est soi-même issue sans exotisme ni misérabilisme ? Le titre de l’enquête fournit une première réponse : Le Quai de Ouistreham, allusion aux heures de travail d’entretien sur les ferry-boats de la côte normande, évoque immédiatement Le Quai de Wigan, enquête de George Orwell dans le milieu des mineurs de fond anglais parue en 1937. Il semble pourtant que l’autrice aille plutôt chercher des outils pour résoudre la contradiction dans un autre ouvrage d’Orwell, Hommage à la Catalogne, paru en 1938 : dans ce récit de la guerre d’Espagne, le journaliste ne se contente pas d’enquêter à la manière d’un reporter ; il participe au conflit en s’engageant dans les troupes du POUM et raconte ses souvenirs de guerre. Aubenas s’empare de ce qui fait la saveur littéraire mais aussi la justesse éthique d’Orwell dans ce texte, à savoir une forme d’ironie sur son propre point de vue embarqué, sur sa propre maladresse, sur son manque de sens pratique. Non pas experte mais novice, l’autrice dit ses difficultés à travailler, à boucler ses fins de mois, et l’admiration décuplée qu’elle en conçoit pour ses collègues : « J’ai conscience de ne pas être au niveau, je voudrais au moins voir comment font les autres [1]. » Son récit emprunte beaucoup moins au genre grave des mémoires qu’au récit d’initiation, et c’est finalement en puisant à cette veine plutôt comique qu’il parvient, bon an mal an, à parer aux biais inévitables de la situation : celle d’être là par choix, d’avoir la liberté de partir, de disposer des moyens intellectuels de se révolter fût-ce intérieurement, bref, de tout ce qui prêterait dans son enquête au procès en tourisme ouvrier. C’est que Florence Aubenas ne se représente pas seulement elle-même découvrant le monde du travail ; elle montre aussi le regard, généreux et parfois étonné, des autres sur elle. La satire qu’elle dresse de son propre personnage si naïf, « rosière arrivée de la campagne  [2] », montre aussi sa découverte d’elle-même par la médiation de ce point de vue extérieur. Elle construit ainsi une distance ironique avec son propre point de vue qui, sans abolir les caractéristiques de sa situation, la relativise et rappelle en permanence aux lecteurs le refus d’adopter une posture surplombante d’autorité.

Double regard : l’enquêtrice raconte les autres à la troisième personne, et se raconte telle que perçue par eux, à la première personne. Le dispositif n’est pas anodin et engage une vraie réappropriation de sa subjectivité. C’est que Florence Aubenas ne peut pas être réduite à sa seule appartenance bourgeoise : en 2005, alors reporter pour Libération, elle s’était rendue en Irak pour couvrir le conflit. Capturée puis otage pendant cinq mois, son nom et son visage avaient été diffusés sur toutes les télés comme celui d’une Française à délivrer, donc dans une position d’objet. Florence Aubenas était libre depuis plusieurs années lorsqu’elle a publié Le Quai de Ouistreham ; mais c’est ce livre qui l’a réellement fait connaître sous un nouveau jour au grand public, dans la position d’un sujet. Elle est même d’autant plus un sujet qu’elle est capable d’humilité et d’autodérision, loin du virilisme qui chez certains établis a pu présenter l’entrée dans le travail comme héroïque.

Car il faut souligner la dimension féministe du livre. Rappelons que Florence Aubenas est fille de Jacqueline Aubenas, l’une des grandes animatrices du mouvement féministe belge des années 1970. Difficulté de plus pour devenir agente d’entretien : « Ma mère m’a élevée dans des principes stricts : elle a toujours pensé que le ménage était une affaire d’homme et m’a soigneusement tenue éloignée de tout objet pouvant servir à cette activité [3]. » Dans Le Quai de Ouistreham, le féminisme est moins thématisé ou théorisé que présupposé : spontanément sensible à cette dimension, l’autrice ne découvre pas sous nos yeux la féminisation du travail déqualifié, le harcèlement ou la double journée de travail. Elle décrit d’ailleurs ces phénomènes à une époque où la charge mentale et les inégalités étaient moins médiatiques qu’elles ne le sont devenues depuis. Aubenas remarque par exemple : « Les hommes passent l’aspirateur, l’autolaveuse, nettoient les restaurants ou les bars, dressent les couchettes pour les traversées de nuit. Jamais ils ne frottent la cuvette des WC [4]. » Un chapitre intitulé « Le syndicat » raconte les souvenirs de deux intérimaires pionnières de la branche « précaires » de leur organisation ; mais leurs revendications sont très mal accueillies par les dirigeants syndicaux : « Elles se faisaient traiter de "chieuses". Au fond, les gars ne trouvaient pas très sérieuses ces "histoires de bonnes femmes" [5]. » La phrase nous met sur la piste : la précarité, le travail pénible d’entretien dans lequel se sont souvent reconverties les Moulinex, sont bien « histoires de bonnes femmes ». Partout, le texte parle de répartition du travail, de drague, de la fragilité du couple comme communauté solidaire, du souci constant des enfants, du sexisme également, enduré par les femmes, condamnées à être perçues soit comme des « vieilles » soit comme des « racailles ». Deux thèmes sont particulièrement savoureux à lire en 2022 : l’invisibilité des agentes d’entretien et l’identité trans de sa collègue Mimi, questions bien plus documentées et étudiées depuis dix ans. Car c’est un des talents de Florence Aubenas que d’avoir su entrer dans la confidence de ces femmes de Caen, en dépit de leur différence de classe, d’âge et de situation familiale, grâce à cette connivence sur leurs difficultés de femmes – connivence qui rend d’ailleurs le texte plus accessible aux lectrices qu’aux lecteurs. Enquête d’une travailleuse intellectuelle qui observe des travailleuses manuelles, le livre est aussi bien le récit d’une femme accueillie et initiée par des femmes, qui l’admettent avec générosité dans le cercle de leur solidarité, « cette bulle d’intimité [6] » sur laquelle se conclut le livre.

C’est ce qui fait tout le problème de l’adaptation de cette enquête au cinéma. En 2022, Emmanuel Carrère, lui-même journaliste et romancier parisien, adapte le livre de Florence Aubenas en film. C’est Aubenas elle-même qui réclame que le film qu’on lui demande soit fait par lui. Pour jouer ses collègues, Carrère a été chercher les propres amies rencontrées par Aubenas à Caen, dont la pétulante Hélène Lambert. L’enquêtrice est quant à elle incarnée par Juliette Binoche, une des plus grandes stars de cinéma française (lauréate d’un César, d’un oscar, d’un prix d’interprétation à Cannes et à Berlin), laquelle est aussi connue pour divers engagements philanthropes. L’adaptation comporte plusieurs infidélités, comme il se doit dans l’exercice : les noms ont été changés, Florence devenant Marianne, ce qui fait basculer le récit authentique dans la fiction ; 2022 n’est pas 2010 : le monde du travail précaire évoque moins la crise de 2008 que le soulèvement des Gilets jaunes – soulèvement dont le cinéma français se préoccupe plus que sa classe politique il semblerait. Surtout, la disposition des points de vue a changé : Marianne n’a ni voix off ni moyen d’entrer directement en connivence avec le spectateur. Elle est saisie de l’extérieur, à la troisième personne. Or ce changement de point de vue, cette intervention d’un tiers masculin dans le dispositif, détermine largement le contenu et le sens du film.

Certes, le film s’anime tout autant que l’œuvre originale du souci documentaire de montrer à un public intellectuel et bourgeois la réalité du travail. L’amitié féminine est aussi représentée, au point de verser un peu dans des codes faciles de la comédie : lorsque les agentes (scène fictive ajoutée dans le film) se retrouvent par hasard captives du ferry et embarquées pour une traversée vers l’Angleterre, on peine à croire qu’elles en profitent pour passer une soirée pyjama hilare, quand on connaît le sentiment d’illégitimité et la terreur des représailles racontés par le livre. Mais peu importe le détail des différences entre les deux œuvres.

Le problème surgit surtout dès lors que Carrère verse dans la veine culpabilisée de la glorification des travailleuses, parées de toutes les vertus. Là où Aubenas construisait patiemment et par allusion le récit d’une solidarité discrète, Carrère montre une barricade à deux côtés et une seule variable : la classe. S’ensuit nécessairement une condamnation, plus ou moins sévère mais systématique, de tous les bourgeois.

La manœuvre ne va pas sans autocritique. Carrère s’est représenté lui-même dans le film, avec beaucoup de sévérité : dans une scène de son cru, ajoutée au récit original, Marianne croise par hasard sur le ferry qu’elle vient de nettoyer un de ses amis, bourgeois parisien joué par l’éternel Louis-Do de Lencquesaing. Celui-ci est accompagné de Charline Bourgeois-Tacquet, la propre compagne du réalisateur. Difficile de ne pas voir un autoportrait de Carrère dans ce personnage à peine esquissé qui accumule les violences symboliques en toute naïveté.

Or cette sévérité autocritique de Carrère contre la bourgeoisie condamne du même mouvement l’enquêtrice, dans un dénouement abassourdissant : lorsque ses collègues et camarades découvrent que Marianne est en réalité une journaliste en reportage, elles se révoltent contre elle et rompent toute relation. C’est là prendre à revers entièrement non seulement l’œuvre originale mais la réalité des relations entre Florence Aubenas et ses anciennes camarades demeurées ses amies, notamment Hélène Lambert. Ventriloquie de Carrère ? Culpabilité de classe à soulager par cette improbable condamnation de sa propre héroïne ? Ou misérabilisme qui déplorerait l’incapacité de ses personnages à saisir l’intérêt d’une enquête sur leur exploitation ? Le cinéaste semble en tout cas peiner à accepter qu’une solidarité puisse s’être constituée au-delà de la barrière de classe, et singulièrement une solidarité féminine.

Une explication intéressante loge peut-être dans le changement radical du point de vue qu’impliquait cette adaptation. Contrairement au livre, le film ne provient plus d’une femme qui se raconte parmi des femmes, mais d’un homme qui regarde une femme enquêter. Qu’est-il arrivé à l’autodérision d’Aubenas ? En un sens, Juliette Binoche joue très bien la maladresse, la crainte de commettre un impair et surtout d’être découverte. Admirée voire copieusement contemplée par le cinéaste, elle captive aussi par sa capacité à nouer des amitiés sincères hors de son milieu. Mais s’est perdue, notamment dans cette conclusion très sévère, la confiance dans ce que ce lien sororal pouvait permettre de construire comme affinité, comme intérêt commun objectif qui ne soit pas uniquement de classe. De peur que le féminisme mène à la trahison de classe, on en vient ainsi à nier que les femmes soient une classe – surtout quand on ne partage aucune des dominations qu’on regarde.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, Le Seuil coll. « Points récits », 2021 (2010), p. 156.

[2Ibid., p. 219

[3Ibid., p. 196

[4Ibid., p. 78

[5Ibid., p. 112

[6Ibid., p. 238
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