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Tout remettre en cause

Le coronavirus met en lumière l’irrationalité de l’agriculture capitaliste

Le ministre de l'agriculture a fait appel à "l'armée de l'ombre" de l'agriculture. Il se trouve que la crise actuelle met particulièrement en lumière justement les zones d'ombre du modèle agricole capitaliste : recours à de la main d'œuvre surexploitée, ruine des agriculteurs et désastre écologique.

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Hôpitaux au bord de la saturation, personnel soignant se sacrifiant (encore et toujours) pour le bien commun, manque crucial d’équipement médical de première nécessité. Conséquences directes des politiques d’austérités de ces dernières années, la crise sanitaire que traverse le monde aujourd’hui met en exergue les aberrations du système capitaliste. Le domaine de la santé est loin d’être le seul secteur d’activité directement impacté par la crise COVID-19, bien que celui-ci soit le plus touché à court terme. En effet, depuis la déclaration du ministre de l’agriculture Didier Guillaume le 24 mars et l’agitation de la FNSEA, l’immense majorité de la population française a été mise devant une réalité trop souvent masquée : le secteur agricole français est incapable de se mettre en route sans exploiter une main d’œuvre étrangère sous payée, dans des situations de précarité. La bourgeoisie qui se voulait rassurante quant à l’impossibilité d’une pénurie alimentaire et des stocks de denrées suffisants pour tenir le choc de la crise COVID-19 se voit dans l’obligation de faire appel à ceux qui ne travaillent plus en raison du confinement.

La contradiction essentielle du capitalisme qui tend à séparer la ville de la campagne pousse à faire abstraction de cet état de fait : les bas coûts de l’agriculture reposent aussi sur ces mains invisibilisées. La fermeture des frontières conduit le gouvernement à nous demander expressément un retour aux champs. Par ailleurs cette situation inédite, remet à jour les situations d’extrêmes difficultés sociales, économiques et psychologiques dans lesquelles sont la plupart des agriculteurs.

La plupart des pays d’Europe font face, en réaction à la fermeture de leurs frontières, à l’impossibilité de faire appel comme en temps normal à une main-d’œuvre étrangère, exploitable à merci pour la récolte des productions les plus précoces comme les fraises en France, les asperges en Allemagne ou, d’ici quelques semaines et mois, pour la plupart des fruitiers. Le modèle agricole capitaliste, qui épuise la terre et doit se résoudre à une utilisation massive d’intrants motivée et entretenue par les multinationales de phytosanitaires, compense ces dépenses par le recours à un salariat agricole sous-payé, qui se tue à la tâche, y compris et souvent premièrement pour les plus prestigieux des domaines et les sols les plus profitables comme en Champagne. Les océans de serres de tomate qui recouvrent certains territoires andalous abritent aussi l’exploitation la plus sévère, la plus dure.

En France, la part de salariés étrangers est estimée à 80 % des ouvriers agricoles. Ce sont eux qui nourrissent le pays et permettent une part considérable de ses exportations. Des travailleurs qui obtiennent des titres de séjour pour des CDD de quelques mois le temps des saisons, originaires du Maghreb (Maroc et Tunisie en premier lieu) ou des pays de l’Est de l’Europe. Une situation qui s’explique notamment par la spécialisation des régions agricoles qui exige une main-d’œuvre conséquente sur des temps courts, quelques semaines dans l’année en fonction des productions, essentiellement pour la récolte.

Les migrations agricoles sont un phénomène ancien, qui se développe à mesure que les moyens de déplacement augmentent également. Aux 18ème et 19ème siècles, ce sont les Auvergnats qui sont connus pour émigrer dans des régions avoisinantes pour s’employer à des travaux de ferme ou de manufacture selon les saisons. Durant le siècle dernier, dans des régions céréalières comme la Beauce un ouvrier agricole travaille souvent pour sa vie, sa journée de travail lui est troquée contre le gîte et le couvert. Cette dynamique s’est développée aussi par le recours à une main-d’oeuvre étrangère (au 19ème siècle, on fait encore peu de cas de la différence entre une région et un pays étranger) de même que dans l’industrie, alimentant au plus grand bénéfice des exploiteurs des conflits entre les populations immigrées et les locaux : dans le Nord avec les Belges, en Provence ou dans le Roussillon avec les Italiens, les Portugais selon les vagues d’immigration, également de la disapora polonaise fuyant l’oppression impériale russe.

Si les processus coloniaux ont été dès les premiers temps une colonisation agraire, le néo-colonialisme qui s’exprime aujourd’hui est multiforme, tant par le pillage via des accords de libre-échange au bénéfice des puissances impérialistes, par l’accaparement des terres par des grands propriétaires fonciers compradors, par la fixation des prix agricoles sur des marchés internationaux dont les spéculations peuvent condamner des régions entières à la famine mais aussi par le recours à cette main-d’oeuvre, exploitée pour des motifs racistes.

Parce que ces travailleurs ignorent souvent leurs droits, même maigres en tant que saisonniers, travaillent pour beaucoup en situation irrégulière et sont bien plus menacés par la Police aux Frontières que leurs patrons par l’Inspection du Travail, et qu’ils ne peuvent pas se passer de cette source de revenus, ils sont traités comme des animaux. Quiconque se rend dans certaines grandes exploitations maraîchères ou de grandes pépinières de l’Hérault ou du Gard, y trouvera sans problèmes brimades physiques, insultes racistes, conditions de travail, de repos et d’habitat indignes etc. Il n’est souvent pas nécessaire de se rendre sur les chantiers des stades de foot qataris pour trouver de l’esclavage moderne d’une main-d’œuvre étrangère.

En temps de crise, quand le marché est défaillant, celui qui normalement arrive miraculeusement à s’autoréguler par les efforts et l’exploitation des centaines de millions d’ouvriers de cette planète, l’Etat reprend la main plus ouvertement (il l’a en effet toujours puisque c’est lui qui organise la venue et le recrutement des ouvriers agricoles déclarés, ceux que l’on nomme les « saisonniers OMI » pour Office des Migrations Internationales). Ainsi, la préfecture de Seine-et-Marne a-t-elle décidé de réquisitionner les réfugiés - que Macron a désormais du mal à présenter comme responsables de la mauvaise santé du système de santé en France – pour fournir cette main-d’oeuvre agricole et éventuellement « d’autres secteurs d’activité connaissant le même besoin de main d’oeuvre ». Ce que l’Etat leur refuse habituellement, à savoir un travail déclaré puisque ces travailleurs rendus illégaux par l’Etat bourgeois travaillent déjà sur les exploitations agricoles, sur les chantiers en temps normal en n’étant pas déclaré, il leur impose quand il y a un risque épidémie alors même que le gouvernement, pour se faire plus lepéniste que Le Pen, mettait au centre de l’actualité la possibilité de leur retirer des droits de santé. Une mécanique raciste bien huilée.

C’est un racisme institutionnel, un réflexe de division des travailleurs profondément ancré dans la bourgeoisie qui organise l’emploi de ces hommes et de ces femmes surexploitées comme variable d’ajustement pour les prix agricoles. Un témoignage de cette réalité est donné par le film Mediterranea de Jonas Carpignano sorti en 2015 qui présente la vie de réfugiés burkinabés en Italie, entre humiliations policières, travail de tâcheron dans les orangeraies, sans gants, sans être sûr d’être repris le lendemain et traqué par les fascistes locaux. Car c’est en retour ce traitement, comme bêtes de somme, comme des humains de deuxième catégorie exploitable à volonté qui permet un racisme quotidien à leur égard. En définitive, ce sont eux qui se retrouvent dernier maillon de l’exploitation agricole capitaliste qui n’épargne pas non plus les exploitants dont certains se retrouvent à exploiter ces travailleurs, bon gré, mal gré, par survie, étranglés par les banques et les prix imposés par la grande distribution.

La précarité ou les épaules fragiles de la production agricole...

Au nom de la terre, film sorti fin 2019 pointe les projecteurs vers une réalité sociale : le secteur agricole est celui pour lequel la surmortalité due au suicide est la plus élevée. Les chiffres de la mutualité sociale agricole parlent de 605 décès par suicide en 2015. Portant seuls à bout de bras des exploitations toujours plus grandes pour faire face à la concurrence, grand nombre d’agriculteurs se retrouvent endettés dès début de leur carrière et étant dépendant des cours du marché ne peuvent souvent pas faire face à leurs créanciers. Certes propriétaire de ses moyens de production, une immense majorité d’agriculteurs est, de fait, dépossédée du fruit de sa production par la mainmise des groupes agro-alimentaire et la grande distribution sur le contrôle des prix.

Imposant toujours plus de bas coûts en mettant en concurrence les agriculteurs des différents pays européens, la bourgeoisie instaure la précarité dans le monde agricole, et les exploitants n’en sont pas épargnés. En effet d’après Agreste (service statistique ministériel de l’agriculture) : « La précarité dans le travail concerne à la fois des salariés, des travailleurs indépendants (dont les exploitants) et certains travailleurs familiaux. La précarité subie par les exploitants agricoles représente un important champ de recherches, entre faiblesse et instabilité des revenus, aléas climatiques et économiques, et pérennité des entreprises […] les recompositions observées s’accompagnent parfois d’un recours abusif à certains statuts, pour contourner les règles du code du travail, et à diverses pratiques de travail illégal. Ces phénomènes renvoient à une réflexion internationale de fond, sur l’utilisation qui peut être faite de la vulnérabilité de certains travailleurs, pour réduire les coûts de production agricole dans le régime de concurrence mondial instauré depuis trois décennies ».

Cette analyse ne trompe pas, pour survivre, la plupart des agriculteurs, petits propriétaires, se voient dans l’obligation de se serrer la ceinture, quand ils ne se la serrent pas autour du cou, pour nous nourrir et font alors appel à la main d’œuvre la moins chère, ceux qui de fait ne peuvent pas revendiquer leurs droits.

...Au profit d’une minorité

Cette précarité n’est pas partagée par tous. Le processus d’appauvrissement de la majorité des agriculteurs au profit d’une minorité d’entre eux s’est accéléré ces dernières décennies. Cela est traduit par l’écart flagrant de salaires que l’on peut observer dans la filière agricole pour des mêmes secteurs. En effet, l’exode rural et les exploitations sans repreneurs contribuent à l’agrandissement de certaines exploitations qui arrivent à tirer leur épingle du jeu.

Cette concentration du foncier va de pair avec la mainmise des grands groupes agro-alimentaires et de la grande distribution sur les prix. La crise du COVID-19 n’arrange pas les choses. Le recours à la vente directe et aux marchés est rendu plus complexe, de nombreux agriculteurs se retrouvent avec des caisses de fruits et légumes non vendus et sont tentés de se tourner vers la grande distribution qui fait de nombreux appels d’offres promettant ainsi de vendre les productions non écoulées. Cette situation va augmenter l’offre, d’autant plus dans le cas de denrées périssables, et risque d’entraîner une chute des prix et un renforcement de la concurrence entre agriculteurs. On peut en effet déjà constater que les supermarchés s’approvisionnent dans les pays européens où les prix sont déjà cassés. Dans certains secteurs agricoles, la chute des achats par la grande distribution est drastique due aux prévisions de durée de confinement. Cette chute des prix ne va certainement pas se répercuter pleinement sur le prix de vente de ces produits dans les supermarchés, une occasion en or d’arrondir les marges de la grande distribution.

Finalement l’agriculture fonctionne selon l’expression que l’on prend de plus en plus l’habitude d’entendre « privatiser les profits, socialiser les pertes ». Ce que les grandes surfaces et les spéculateurs dégagent comme marges en condamnant les plus petits exploitants à la ruine, c’est à la société toute entière de le payer. Socialement par l’exploitation brutale des travailleurs saisonniers, par l’asphyxie des exploitants agricoles, qui se retrouvent aussi en première ligne face à l’utilisation d’intrants chimiques. L’impact de l’agro-business sur l’environnement, les écosystèmes et la bio-diversité est aussi payée par la société dans son ensemble, que ce soit par une baisse de la qualité nutritionnelle des aliments, le développement de maladies liées à l’alimentation dans les pays semi-coloniaux et les populations les plus précaires des pays impérialistes jusqu’au développement de pandémies à l’image du coronavirus.

Face à de tels coûts qui reposent à la fin sur les classes populaires au profit des capitalistes et des spéculateurs, la crise en cours vient montrer dramatiquement les absurdités, l’irrationalité de la production agricole sous le règne du capitalisme. Alors que des risques de pénurie alimentaire sont à prévoir comme conséquences aux crises sanitaire et économique, les producteurs de lait commencent à jeter leur production. Drame capitaliste d’exploitation des hommes, de la nature, qui rappelle l’anecdote illustrative de la crise de surproduction des années 1930 aux États-Unis où pour éviter l’effondrement des prix on faisait tourner les locomotives avec du blé, quand des millions de chômeurs étaient contraints à la paupérisation et à la mendicité.

L’agriculture ne peut être gérée rationnellement et efficacement dans les limites étroites de la propriété privée, notre alimentation est une chose trop grave pour être laissée aux capitalistes. La production alimentaire, à l’image de la santé (tout au long de la vie), de l’instruction et de l’éducation, des télécommunications, des transports devrait être un service public, et donc payée par les impôts des capitalistes. L’alimentation ne répond pas à une logique de profits mais de besoins réels et vitaux, en ce sens il est absurde et criminel de voir des exploitants se tuer à la tâche (parfois littéralement), pour se dégager à peine de quoi survivre ou de crouler sous le poids des dettes. Ce couteau sous la gorge qui justifie l’exploitation la plus brutale pour les ouvriers agricoles.

Face à une crise agricole potentielle, par manque de bras, par effondrement des prix, alors que les grandes surfaces qui peuvent maintenant faire travailler leurs employés plus de 60 heures par semaine, s’enrichissent plus que jamais, il est vital de mettre en place un contrôle des prix. Dans les supermarchés, les travailleuses et les travailleurs pourraient jouer un rôle de contrôle et d’information à la population pour éviter que les capitalistes ne profitent de la crise pour nous taxer encore plus (ce qu’ils feront indéniablement). Dans le même temps, ils pourraient se mettre en lien avec les producteurs agricoles pour assurer que les produits soient achetés à un prix qui leur permet de vivre correctement, et qui soit abordable pour les clients, en rognant sur le profit des patrons. De tels comités de contrôle, de régulation des prix de travailleurs et de consommateurs pourraient prendre position pour se coordonner. C’est de cette façon, en trouvant des alliés du côté de la classe ouvrière, des travailleurs de la grande distribution et de l’agro-alimentaire que les agriculteurs trouveront une sortie vers le haut à la crise actuelle.

De la même façon, il s’agit d’imposer un contrôle strict sur les conditions de travail dans l’agriculture. Dès maintenant sur les conditions de travail des « appelés » de la « grande armée de l’agriculture française » pour reprendre les mots de Didier Guillaume, les précaires, les privés d’emploi qui vont remplacer la main-d’oeuvre étrangère dans les champs. Qui parmi eux acceptera de travailler pour 5€ de l’heure ? Peut-être que la population va prendre conscience de l’incurie qui règne dans ce secteur et que toute personne qui travaille en France doit pouvoir être naturalisé et bénéficier des mêmes droits. Les gros exploitants prendront sur leurs fonds, les plus petits connaîtront de nouvelles difficultés. Cette crise pose de grandes questions sur l’agriculture pour le monde d’après. Les agriculteurs ne les trouveront pas du côté de la FNSEA et des lobbys de l’agro-business mais bien de la classe ouvrière pour mener les combats pour l’annulation des dettes en socialisant les banques, les fonds de pension, pour une agriculture qui répondent au besoin de la population, capable de venir en aide aux pays pillés par l’impérialisme dont la population souffre de la fin. Si le capitalisme n’est pas capable de répondre à ces exigences élémentaires, alors notre tâche pour le monde d’après est de le mettre à bas.


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