Luxemburg aujourd’hui

Le retour du spectre de la grève générale

Camille Münzer

Le retour du spectre de la grève générale

Camille Münzer

L’idée fait progressivement son chemin : les manifestations massives, mais éparpillées, des mois de janvier et de février ne suffiront pas à faire reculer le gouvernement. Il faut passer à l’étape supérieure.

Illustration : Jean-Paul Riopelle, "L’Hommage à Rosa Luxemburg"

Dans l’esprit de nombreux travailleurs et militants, c’est une grève, et tout particulièrement une grève reconductible qui peut faire que Macron retire la réforme des retraites. Pourtant, les contours de cette grève sont encore flous. En même temps, le poids des défaites passées, comme celle de 2010 ou de 2016, pèse toujours sur les équipes syndicales combatives. Alors que le spectre de la grève générale est de retour, il faut revenir sur le sens de celle-ci. Il ne s’agit pas de décrire un « modèle » de grève générale mais de montrer que celle-ci correspond avant tout à un phénomène historique où les révolutionnaires ont tout leur rôle à jouer. Pour cela, rien de mieux que de s’appuyer sur la polémique que Rosa Luxemburg mène contre les anarchistes et l’aile réformiste de la social-démocratie allemande avec Grève de masse, parti et syndicat. La force de ce pamphlet de 1906 qui tire les leçons de la révolution russe de 1905 est d’encore nous fournir, plus de cent ans plus tard, des éléments pour comprendre ce que c’est qu’une grève générale.

Les ennemis de la grève générale

Une des principales leçons que Rosa Luxemburg tire de la révolution russe de 1905 est que la grève générale est la principale arme du prolétariat dans sa lutte contre le capital. Autrement dit, il s’agit de son outil de lutte le plus efficace. Aujourd’hui en France, la grève générale a cependant des ennemis au sein du mouvement social qui souhaitent ranger la grève générale au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze.

Les ennemis de la grève générale sont de deux espèces. Premièrement, il y a les néo-réformistes, pour qui il suffirait de voter en faveur d’une nouvelle majorité présidentielle pour que « les choses changent ». Ils sont à l’image de Mélenchon, pour qui on peut « économiser des kilomètres de manifestation » en soutenant l’action parlementaire de la gauche de gouvernement. Les dernières semaines de « guérilla parlementaire » ont pourtant bien montré l’échec de cette orientation. On l’a vu, l’« obstruction parlementaire » de l’opposition se heurte à la nature anti-démocratique de la constitution de la Cinquième république : le gouvernement Macron a eu recours à l’article 47-1 de la Constitution afin de raccourcir les débats, tout en se laissant la possibilité d’avoir recours au 49-3 s’il n’obtient pas de majorité.

Deuxièmement, il y a le mouvement autonome, qui donne la priorité au blocage sur la grève. Il le justifie par des analyses plus ou moins fausses sur les transformations du capitalisme auxquelles nous avons déjà répondu ici). Sous prétexte que nous serions passés de l’âge du travailleur à celui du précaire, nous serions dans le même temps en train de passer de l’âge de la grève à celui du blocage. Pour toute une partie du mouvement autonome, le salariat n’aurait plus d’unité, la précarité aurait submergé l’ensemble des salarié.e.s, les entreprises et les statuts seraient éclatés, ce qui rendrait impossible une grève générale, voire une grève tout court. Reprenons à titre d’illustration les mots du Comité invisible : « L’idée de « précariat » occulte opportunément qu’il n’y a tout simplement plus d’expérience commune du travail, même précaire. Si bien qu’il ne peut plus y avoir d’expérience commune de son arrêt, et que le vieux mythe de la grève générale est à ranger au rayon des accessoires inutiles » [1]. On retrouve ce déboussolement dans certains textes récents qui restent aveugles aux potentialités de la situation actuelle.

En effet, cela fait des décennies que nous n’avons jamais été si près d’une grève générale. L’impopularité du gouvernement, les divisions au sein de la majorité, la détestation de la figure de Macron, le mécontentement accumulé depuis des années, des manifestations d’une ampleur historique, une opinion publique largement favorable au mouvement, la multiplication d’appels à la grève dans plusieurs secteurs : tout semble pousser vers une dynamique de grève générale. Celles et ceux qui se souviennent avec nostalgie et la larme à l’œil du mouvement contre la loi travail doivent se rendre à l’évidence : 2016 a d’ores et déjà été dépassé par le mouvement actuel, tant dans son nombre que dans sa radicalité. On peut lire ainsi des militants autonomes regretter 2016 parce que les manifestations avaient l’air d’être « plus radicales », tout en étant moins massives. Or le mouvement actuel, de par la participation massive de travailleurs souvent loin du monde syndical, notamment dans des petites villes, a un plus grand potentiel de radicalité que celles de l’« avant-garde large » de 2016. À cela, il faut ajouter que les revendications de 2023 dépassent très largement la question des retraites. Elles portent sur les salaires, les conditions de travail et sur toute une série de griefs accumulés depuis des années.

Regretter 2016 et l’ériger en exemple, c’est donc se tromper sur la dynamique de fond : si l’on se souvient des manifestations de 2016 pour leur radicalité et pour la participation importante de secteurs du privé, c’est en 2019 que la France connaît le plus grand pic de grèves depuis 2010. C’est ce que montrent très clairement les chiffres du Ministère du travail. Le nombre de grèves portées par la contestation de la réforme de retraites de 2019 a dépassé très largement celui de 2016. Ainsi, la mobilisation de 2023 contre la réforme des retraites peut être vue comme la dernière étape d’une série de luttes débutées en 2016, auxquelles il faut ajouter les Gilets jaunes, dont la particularité était de placer leur contestation en dehors du cadre salarial.

Une « révision fondamentale » de la théorie de la grève générale

Grève de masse, parti et syndicat permet de répondre à ces deux écueils, celui qui pense que la grève générale est impossible parce que l’action parlementaire suffirait, et celui qui pense que la grève générale est impossible parce qu’une action minoritaire de blocage ferait l’affaire. Dans ce texte, Rosa Luxemburg rappelle tout d’abord qu’avant la révolution russe de 1905, la social-démocratie européenne s’est longtemps inspirée d’Engels et de la façon dont il avait formulé sa critique de la grève générale défendue par les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires. Ces derniers voulaient que la classe ouvrière atteigne un haut degré d’organisation et constituent des « fonds de réserve » importants (aujourd’hui on dirait une « caisse de grève »), avant de déclencher la grève générale. Engels répond aux illusions des anarchistes dans une polémique avec Bakounine en 1873 :

« La grève générale est, dans le programme de Bakounine, le levier employé à inaugurer la révolution sociale. Un beau matin, tous les ouvriers de tous les ateliers d’un pays ou même du monde entier abandonnent leur travail et par là forcent en quatre semaines au plus les classes possédantes ou à capituler ou à se déchaîner contre les ouvriers, en sorte que ceux‑ci ont alors le droit de se défendre et par là même l’occasion d’en finir avec la vieille société tout entière [2]. »

Pour Engels, la bourgeoisie ne laisserait jamais la classe ouvrière atteindre un tel degré de préparation. D’ailleurs, si la classe ouvrière atteignait un tel degré de préparation, elle n’aurait plus besoin de grève générale pour conquérir le pouvoir. Pour Engels, le prolétariat devait prioritairement se consacrer à la lutte politique, et dépasser les « chimères » de la grève générale comme déclencheur de la révolution.

Pourtant, au moment où Luxemburg écrit, elle a déjà entamé une lutte contre l’aile droite de la social-démocratie allemande. Dans ce contexte-là, la critique qu’Engels adresse aux anarchistes ne suffit plus à la situation présente, surtout dans le contexte d’une progression importante du parti social-démocrate et des syndicats en Allemagne. Pour les représentants de l’aile droite de la sociale-démocratie, il s’agit surtout de savoir s’il est juste et quand utiliser la grève générale. En effet, pour eux, la grève générale peut être une arme, mais son usage doit être limité à certaines occasions extrêmes, comme par exemple une remise en cause du suffrage universel masculin. Son déroulé doit avoir lieu dans un but précis, sous leur direction et sans débordements :

« La grève de masse, telle qu’elle sert actuellement de thème de discussion en Allemagne, est un phénomène particulier très clair et très simple à concevoir, ses délimitations sont précises : il s’agit uniquement de la grève politique de masse. On entend par là un débrayage massif et unique du prolétariat industriel, entrepris à l’occasion d’un fait politique de la plus grande portée, sur la base d’une entente réciproque intervenue à propos entre les bureaux du Parti et des syndicats, et qui, mené avec l’ordre le plus parfait et dans un esprit de discipline, cesse dans un ordre plus parfait encore, sur un mot d’ordre donné au moment opportun par les bureaux dirigeants, étant entendu que le règlement des subsides, des frais, des sacrifices, en un mot tout le bilan matériel de la grève, est déterminé à l’avance avec précision ».

Cependant, la révolution russe de 1905 a permis, selon Luxemburg, une « révision fondamentale [3] » de la théorie de la grève générale. Cet événement, qui constitue la première expérience de grève générale dans l’histoire, permet de réfuter deux conceptions de la grève de masse. Elle répond aux conceptions mécanistes des anarchistes, désireux de penser la grève générale comme un « déclencheur » de la révolution, que cette grève ne se décrète pas après une accumulation patiente de forces. Elle remet aussi en cause la position des dirigeants sociaux-démocrates, qui considèrent le mot d’ordre « grève de masse » comme de la propagande ou de la provocation de la part de révolutionnaires romantiques, et réservent l’emploi de la grève de masse à l’occasion de certains combats politiques. Elle montre aussi que l’organisation ne peut pas être une préalable à la lutte. On ne peut pas penser l’organisation comme une prémisse à l’action politique, quand la classe ouvrière est déjà organisée au sein des organes du parti, ou de ses syndicats. Elle montre enfin qu’il ne s’agit pas de savoir si l’on veut d’une grève de masse, ou non, mais de savoir quelle position adopter vis-à-vis de celle-ci. Autrement dit de savoir quelle politique les révolutionnaires doivent proposer au mouvement de masses une fois que celui-ci a commencé.

Pour Luxemburg, la grève générale, telle qu’elle s’est déroulée en Russie en 1905 ne correspond à aucune des deux conceptions et ne suit aucun schéma préconçu. Elle n’est pas non plus le produit de la volonté des militants anarchistes ou des dirigeants syndicalistes, elle est un fait historique. Qui plus est, la grève générale de 1905 est l’aboutissement des grèves de masse, ou sectorielles de la décennie précédente. Luxemburg revient notamment sur la grève de 40 000 fileurs et de tisserands à Saint-Pétersbourg de mai 1896 pour obtenir le paiement de jours chômés suite au couronnement du Tsar. Cette grève de masse, dit-elle, porte en elle tous les caractères de la future grève de masse de 1905. Comme cette dernière, celle de 1896 avait un caractère fortuit et spontané, les sociaux-démocrates sont restés à la tête du mouvement et la grève a eu un caractère politique. C’est aussi le cas des mouvements de grève des années suivantes, au Caucase en mars 1902, à Rostov en novembre de la même année, puis à Bakou en décembre 1904. En d’autres termes, la grève générale semble impossible, jusqu’à ce qu’elle devienne inévitable :

« La révolution russe [de 1905] nous apprend donc une chose : c’est que la grève de masse n’est ni « fabriquée » artificiellement ni « décidée », ou « propagée », dans un éther immatériel et abstrait, mais qu’elle est un phénomène historique résultant à un certain moment d’une situation sociale à partir d’une nécessité historique » [4].

En effet, la grève générale, telle qu’elle était discutée au sein de la social-démocratie allemande, était présentée comme une grève générale politique, décidée dans le bureau de dirigeants de partis et de syndicats puis menée de façon disciplinée et dans l’ordre. Or la grève de masse telle qu’elle s’est déroulée en Russie ne correspond pas à ce schéma abstrait. La grève était différente selon les villes, de même que « son caractère général lui-même s’est plusieurs fois modifié au cours de la révolution [5]. ». Ainsi, quand Luxemburg affirme que la grève générale est un phénomène historique, elle veut dire que ça ne sert à rien de spéculer sur son déroulement ou sur ses modalités car il n’y a pas de protestation disciplinée et ordonnée, exécutée selon un schéma prévu d’avance.

« Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades – toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l’une sur l’autre c’est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. » (Ibid, p. 127)

Toutefois, ceci ne veut pas dire que la grève générale tombe du ciel, ou que les révolutionnaires n’ont aucun rôle à jouer dans celle-ci. Elle insiste à divers moment sur le fait que soit les militants sociaux-démocrates sont à l’origine des grèves (mais celles-ci débordent et s’éparpillent ensuite), soit les grèves économiques devenaient des grèves politiques sous l’action concertée de la direction de la social-démocratie.

Lorsque la grève se généralise à tout l’Empire russe en janvier 1905, il n’y a donc « ni de plan préalable, ni d’action organisée car l’appel des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse ; les dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d’ordre, tandis que la masse des prolétaires allait à l’assaut [6] ». Pour la grande masse des travailleurs, la grève générale est un apprentissage et un vecteur de politisation sous l’action des révolutionnaires. Luxemburg opère ici donc une inversion des conceptions de la social-démocratie de son époque : au lieu de penser la politisation comme un préalable à toute action collective, celle-ci est le résultat de la grève : « Une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d’acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l’esclavage depuis des décennies sous le joug du capitalisme [7] ». La politisation fait ainsi que la grève générale devient un règlement de comptes général avec le capitalisme.

Quatre leçons sur la grève générale

La dynamique de la grève générale s’étale donc sur plusieurs mois, avec des flux et des reflux. Ainsi, on compte sur toute l’année 1905 trois grèves générales de masse qui s’étendent à tout l’Empire russe : « Des manifestations, des réunions, une presse une presse toute jeune, des discussions publiques, des massacres sanglants, pour terminer les réjouissances, suivis de nouvelles grèves de masse et de nouvelles manifestations [8] ».

À partir de cette expérience Luxemburg tente de tirer quatre leçons :

1. La grève de masse n’est pas un « acte unique », la grève générale n’est pas un moment. Elle est plutôt une période plus ou moins large dans laquelle les masses entrent en action, par secteur ou ensemble, avec des différences régionales, avec des flux et reflux. Elle n’est pas le produit d’un plan préconçu de la part des révolutionnaires et pourtant ceux-ci doivent avoir de l’audace et prendre des initiatives, tout en contribuant à la politisation des grèves.

2. Les dimensions économiques et politiques sont liées. Pour Luxemburg, il n’y a pas de frontière nette entre l’économique et le politique. Lors d’une lutte de masse on passe insensiblement d’un domaine vers l’autre. Mais on peut aussi faire le chemin inverse : les grandes actions de masse peuvent se transformer en une multitude de grèves économiques.

3. La grève de masse est portée par une dynamique révolutionnaire et non l’inverse. La grève générale n’est pas le déclencheur de la révolution : « En réalité ce n’est pas la grève de masse qui produit la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse [9] ». Dans une période de grève de masse il s’opère un changement de quantité en qualité. Il n’y a plus seulement des grèves, des conflits et des résistances tous les jours dans les lieux de travail. : ces affrontements quotidiens prennent désormais la forme de la participation une action commune et collective. Les luttes partielles deviennent donc un affrontement généralisé.

4. Enfin, on ne peut pas déclencher la grève de masse par la seule volonté, l’enthousiasme ou la discipline des révolutionnaires. Ils jouent en revanche un rôle dans la direction politique de la grève de masse. De plus, pendant une révolution, il est extrêmement difficile de savoir quel facteur peut influencer la situation et provoquer des virages brusques. Il n’y a pas d’arithmétique de la révolution. Pour Luxemburg, « prendre l’initiative et la direction des opérations ne consiste pas, ici non plus, à donner arbitrairement des ordres, mais à s’adapter le plus habilement possible à la situation, et à garder le contact le plus étroit avec le moral des masses [10] ».

Ces leçons sont-elles valables pour la situation française en 2023 ? Luxemburg se pose une question semblable au lendemain de la révolution russe de 1905, en se demandant si la grève de masse est possible dans des pays comme l’Allemagne, où une partie importante du prolétariat est déjà organisée dans des syndicats et des partis. En dépit de ce degré d’organisation en Allemagne, Luxemburg rappelle qu’il y a toujours des vastes secteurs de la classe ouvrière qui ne sont pas encore touchés par la « bienfaisante lumière du syndicat » et qui ont peu participé à la lutte de classes les dernières années, tel que le travail à domicile. De façon analogue on peut dire qu’aujourd’hui, toute une partie du monde du travail est loin du monde syndical. Que ce soient les secteurs de précaires, très féminisés, ou dans des petites entreprises sans implantation syndicale. À l’époque de Luxemburg, la plupart des dirigeants syndicaux tirent comme leçon de ce fait que la grève générale est alors impossible, tant que ces secteurs ne sont pas organisés dans des syndicats et qu’il n’y a pas eu un travail patient d’éducation. Pourtant, l’expérience de 1905 montre que ce n’est pas l’organisation qui précède l’action, mais plutôt l’action collective qui rend possible l’organisation. C’est-à-dire qu’il ne sert à rien d’attendre un certain degré d’organisation des travailleurs avant de prendre des initiatives.

Ceci a une autre implication pour la situation française actuelle. Contrairement à l’idée selon laquelle la grève de masse pourrait reposer exclusivement sur des secteurs déjà organisés, Luxemburg rappelle que le propre des moments révolutionnaires est de faire entrer en action de nouveaux secteurs de travailleurs d’habitude loin de la « bienfaisante lumière du syndicat » :

« Le plan qui consisterait à entreprendre une grève de masse à titre d’action politique de classe importante avec l’aide des seuls ouvriers organisés est absolument illusoire. Pour que la grève, ou plutôt les grèves de masse, pour que la lutte soit couronnée de succès, elles doivent devenir un véritable mouvement populaire, c’est-à-dire entraîner dans la bataille les couches les plus larges du prolétariat [11] ».

Cet argument de Luxemburg nourrit le débat que nous entretenons actuellement avec les médias d’extrême gauche qui appellent à un « Gilet jaune salarial ». Au nom de l’urgence et de l’efficacité, ils considèrent qu’il ne faut pas attendre les ordres de l’intersyndicale et la massification du mouvement de grève pour déclencher une grève ciblée dans certains secteurs, notamment le transport et la pétrochimie. Si nous considérons nous aussi que la stratégie de l’intersyndicale des journées d’action isolées ne peut que mener à l’échec, nous ne partageons pas leur rejet de la massification de la grève. Pour gagner, suffit-il que l’on soit moins nombreux, mais plus déterminés ? Suffit-il de refaire le mouvement de 1995, c’est-à-dire une grève de masse du service public ? En plus d’avoir déjà montré ses limites en 2010, cette orientation traduit une erreur de lecture de la situation de 2023 : dont la crise économique rampante, l’autoritarisme croissant de la Cinquième république et la volonté de Macron de vouloir faire de cette réforme un exemple sont autant de traits qui la différencient de celle de 1995. Il faudra plus qu’une répétition de 1995 pour faire reculer le gouvernement. Une telle orientation révèle aussi du scepticisme quant à la possibilité de faire entrer dans la lutte de nouveaux secteurs du monde du travail. Revenons à ce que dit Rosa Luxemburg au sujet de la possibilité d’une grève générale en Allemagne, où une partie du mouvement ouvrier est déjà organisé :

« Toute véritable grande lutte de classe doit se fonder sur l’appui et sur la collaboration des couches les plus larges ; une stratégie de la lutte de classe qui ne tiendrait pas compte de cette collaboration, mais qui n’envisagerait que les déifiés bien ordonnés de la petite partie du prolétariat enrégimentée dans ses rangs, serait condamnée à un échec lamentable [12] ».

Les actions et les grèves de masse ne peuvent donc pas être menées par des minorités, même quand elles sont larges et très organisées. Il s’agit plutôt de penser une action et une tactique « capables de toucher et d’entraîner les couches les plus étendues des masses prolétaires inorganisées, mais révolutionnaires par leur sympathie et leur condition [13] ».

Aujourd’hui, plus que jamais, la question des retraites peut cristalliser toutes les injustices et toutes les souffrances des travailleurs. Pour donner suite à cette révolte, il faut donc trouver des moyens pour s’adresser à l’ensemble du monde du travail afin celui-ci puisse entrer dans la lutte. Une façon d’y arriver est l’élargissement de la plateforme des revendications : au-delà de la simple question des retraites, il s’agit d’y inclure les salaires et les conditions de travail.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Comité invisible, Maintenant, La Fabrique, 2019, p. 19-20.

[2Friedrich Engels, « Die Bakunisten an der Arbeit Denkschrift über den Aufstand in Spanien im Sommer 1873 », septembre-octobre 1873, republié dans le recueil « Internationales aus dem ’Volksstaat’ (1871-75) », 1894

[3Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat, La Découverte, p. 93.

[4Ibid, p. 99-100.

[5Ibid, p. 103.

[6Ibid, p. 123.

[7Ibid, p. 113

[8Ibid, p. 125.

[9Ibid, p. 134

[10Ibid, p. 135.

[11Ibid, p. 147.

[12Idem, p. 148.

[13Ibidem.
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