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Les travailleuses en première ligne : patriarcat et capitalisme en temps du coronavirus

A propos de la relation entre patriarcat et capitalisme, classe et genre : quelques hypothèses sur la situation des travailleuses dans les secteurs essentiels à la production et à la reproduction.

Cynthia Lub

20 avril 2020

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Article publié sur La Izquierda Diario-Estado Español traduction par Lola Alduna.

Ana Botín, présidente du Banco Santander et membre du nouveau groupe consultatif externe auprès du directeur général du Fonds monétaire international (FMI) qui vise à élaborer des mesures pour faire face à la pandémie de coronavirus, a déclaré ces jours-ci :« "Nous allons aider l’économie à se redresser plus rapidement, aider les gens à retrouver un emploi et générer une croissance qui stimulera nos activités et générera des rendements pour nos actionnaires à l’avenir ». La propriétaire de la banque qui a réalisé des bénéfices de 6,515 millions en 2019, et symbolise le féminisme néolibéral et impérialiste, a brisé son plafond de verre en laissant des millions de travailleurs en ramasser les morceaux, et de façon encore plus exacerbée en ces temps de coronavirus, de licenciements, de pauvreté et de mort.

Pendant que Botín est en première ligne du sauvetage des profits capitalistes, des millions de femmes sont en première ligne dans les secteurs essentiels les plus féminisés, exposées au virus et au manque de protection. A l’image des caissières, des soignantes, des agents de nettoyage, qui souffrent de journées encore plus éprouvantes ou celles qui dans le cadre du télétravail, et sont obligées de fusionner dans un même espace et en même temps la "double charge de travail". D’autres milliers de femmes sont licenciées ou envoyées au chômage technique, comme c’est le cas pour beaucoup des travailleurs des secteurs non essentiels ; des attaques aux travailleurs décidées par les ministres à la tête du gouvernement auto-proclamé « progressiste et de gauche » de la coalition PSOE- Unidas Podemos.

Le rapport entre genre et classe, entre capitalisme et patriarcat en temps de coronavirus, devient un élément essentiel dans l’actualisation des stratégies d’émancipation pour la majorité des femmes aux côtés des travailleurs, contre la minorité criminelle qui gère ses bénéfices aux dépens de la vie (et de la mort) de millions de personnes.

Les effets de l’exploitation au travail pendant des décennies : une précarité accentuée sous le coronavirus

Dans le livre Patriarcat et Capitalisme. Genre, classe et diversité, que j’ai coécrit avec Josefina L. Martínez, plusieurs chapitres tentent d’expliquer comment les transformations au sein du capitalisme ont provoqué une féminisation exponentielle du marché du travail, de sorte qu’aujourd’hui 40% du taux d’emploi global est composé de femmes, dont 47 % dans l’État Espagnol. Cette augmentation de la force de travail des femmes salariées s’est accompagnée d’une détérioration des conditions de travail, marquée par la fragmentation et la division interne en de multiples catégories. En ce début de XXIe siècle, malgré les avancées en matière de droits politiques, civils et démocratiques résultant des luttes historiques du mouvement des femmes, c’est dans le domaine du travail que les inégalités entre les sexes ont été les plus prononcées.

Ces inégalités, ainsi que l’écart salarial qui est encore de 19 % au niveau mondial, sont fondées sur une augmentation de l’exploitation et de la précarité au travail dans les secteurs les plus féminisés. Voici certains chiffres que nous donnons dans le livre sur la situation dans l’État Espagnol : le travail salarié féminin est très élevé dans le secteur de la santé et les services sociaux (77,5%), et dans toutes les tâches concernant le soin ou le ménage (88,6%). Actuellement il y a presque 700.000 femmes de ménage, desquelles 400.000 sont affiliées à la Sécurité Sociale. Comme on peut le constater, les femmes sont embauchées dans des domaines de travail sous-évalués, avec des contrats partiels qui abaissent encore plus les salaires. Deux personnes sur trois qui gagnent les salaires les plus bas sont des femmes et l’écart salarial est de 23 %. Parmi les emplois à temps partiel, 3 sur 4 sont occupés par des femmes dans l’Etat espagnol.

Si avant la pandémie la lutte contre la précarité était la marque de fabrique des femmes travailleuses, aujourd’hui, à l’heure du coronavirus, elle se décline en trois volets. D’une part, dans les licenciements massifs dans les secteurs sans contrat ou des CDD, sans allocations ou avec des milliers de chômages techniques. Deuxièmement, dans l’exploitation plus dure dans les secteurs essentiels qui sont hautement féminisés. En troisième lieu, dans les tâches des soins qui dévoilent toutes ces contradictions.

Licenciements massifs et chômage partiel : l’exemple des femmes de ménage à domicile et dans l’hôtellerie, majoritairement d’origine immigrée

Pour commencer par le premier volet, dans une interview à Miriam, porte-parole des femmes de ménage de l’hôtellerie de Barcelone et membre de l’organisation « Las Kellys », celle-ci nous expliquait que :

« Dans 95 % des hôtels les femmes de chambre travaillent pour des sous-traitants, c’est uniquement dans 5 % des cas que le contrat est permanent et les effectifs non-externalisés. Ce qui veut dire que 5% est au chômage technique, et le reste ne l’est pas. Pourquoi ? Parce qu’elles sont en CDD et que leurs employeurs les ont licenciées dès le premier jour en justifiant d’un « faible besoin », même pas à cause du coronavirus. La majorité n’a même pas droit à l’assurance chômage, ou alors beaucoup ont été licenciées trop de fois et n’y ont plus droit. De quoi vont pouvoir vivre ces femmes de chambre ? Elles sont totalement démunies et si bien le gouvernement a promis qu’aucun travailleur ne serait laissé pour compte, en ce moment des milliers de ces travailleuses sont licenciées. »

Imaginons le dur impact provoqué dans le secteur touristique, où 237 796 contrats ont été signés en 2019, dont uniquement 12% sont indéfinis et 88% à durée déterminée. Une proportion similaire à celle de l’ensemble des secteurs de l’économie.

Dans le cas des femmes de ménage à domicile, près de 200 000 et plus encore qui n’apparaissent pas dans les statistiques, travaillent au noir. Par ailleurs, il y a un vide juridique pour celles qui travaillent par heure, comme l’explique Rita, travailleuse migrante et militante de Du Pain et Des Roses en Espagne : «  Pour celles qui, comme moi, travaillons dans différentes maisons en une heure, il n’y a pas d’obligation légale de nous faire un contrat si on travaille moins de 60 heures par mois. Et c’est la réalité de beaucoup de femmes qui avons plus d’un travail et qui, bien que pouvant travailler plus de 40 heures, n’avons pas accès à la Sécurité Sociale. »

C’est dire qu’une très grande partie des femmes de ménage à domicile, principalement les femmes migrantes considérées « sans papier » à cause de la loi réactionnaire sur les étrangers, n’ont tout simplement pas d’accès à une allocation quelconque, ni aux prestations sociales. «  Si les mesures d’état d’urgence proposées par le gouvernement impérialiste du PSOE et Unidas Podemos ne garantissent en rien les droits de la majorité des travailleuses, elles envisagent encore moins la situation des personnes migrantes. », affirme Rita face à l’allocation extraordinaire qu’a décrété le gouvernement.

Exploitation et exposition à la contagion des travailleuses en première ligne des secteurs essentiels

Une armée de travailleuses et travailleurs réalisent tous les jours les tâches essentielles, voyageant en métro, en bus ou en train et exposés à la contagion. Les secteurs les plus féminisés, comme celui du nettoyage dans les hôpitaux ou supermarchés sont en première ligne des emplois qui, bien que centraux actuellement, ont historiquement été sous-évalués par le système capitaliste patriarcal, s’appuyant sur la division genrée du travail.

Les femmes représentent 74% du personnel sanitaire, 84,2% du personnel infirmier, 71% du personnel pharmaceutique, et 90% des travailleurs des EHPAD. D’autres enquêtes sociologiques montrent que 93% du personnel du nettoyage – dans les bureaux, hôtels, à domicile – sont des femmes, ainsi que 84% des caissières des supermarchés.

Une travailleuse d’EHPAD, Laia Fornet a raconté « ces jours-ci on voit comment l’émergence du coronavirus est en train de multiplier par mille une situation de précarité qui nous fait souffrir dans le secteur des EHPAD. Bien avant la pandémie les journées étaient sans fin, durant plus de 12 heures, avec des effectifs réduits au minimum ». Depuis des années, les travailleuses des EHPAD au Pays Basque dénoncent ces conditions et font grève contre la précarité.

Au-delà des limites urbaines, n’oublions pas les travailleuses agricoles andalouses en première ligne, aux côtés des travailleurs saisonniers, en pleine période de récolte. Les Ouvrières de Huelva en Lutte dénonçaient que neuf grandes entreprises de Huelva du secteur des fruits rouges n’assuraient pas d’accès à l’eau, aux masques ou aux gants, et que la distance de sécurité n’était pas maintenue. «  On est débordées », dénoncent les travailleuses de Sacyr-Social à Madrid, qui leur nie des équipements de protection. Àngels, travailleuse au Services Sociaux de Barcelone affirme : « ils sont en train de légaliser l’esclavage. Les conditions de travail en pleine pandémie, sans aucune mesure de protection, sont révoltantes ». Ana Pascual, travailleuse du nettoyage d’un hôpital à Saragosse, dénonce aussi que « l’excès de travail et le stress sont en train de miner nos rangs. Et, loin de nous fournir des blouses anti-virus et des mots encourageants, on nous vise pour qu’on avance à corps découvert jusqu’à nous positionner en première ligne de feu ». « Les caissières nous sommes en première ligne, mais Lidl se soucie peu de notre santé  », explique également l’une des milliers de travailleuses les plus exposées à la contagion dans les supermarchés.

Le gouvernement ne « s’occupe pas de ceux qui nous soignent », même en temps de pandémie

La féminisation des soins et leur passage du foyer au travail salarié déclenche également une crise exponentielle avec la pandémie, liée à des décennies de coupes budgétaires dans les secteurs de la santé, de l’éducation et des services sociaux.

Les réductions des services sociaux et des budgets dans les domaines de la dépendance ont révélé, outre la crise sanitaire, des aspects dont on savait beaucoup mais dont on parlait peu : la situation de vulnérabilité des personnes âgées suite à la privatisation d’un service qui remplissait les poches des propriétaires des maisons de retraite et aggravait la situation de précarité des travailleuses. La situation des employées de maison, dont la majorité sont des immigrées - qui ne peuvent plus aller faire le ménage, s’occuper des enfants ou des personnes âgées - a également été rendue encore plus évidente, alors qu’elles étaient jetées à la rue, brisant ainsi la chaîne globale de soins. « Même si nous les internes on se sent toujours en confinement, cette crise nous a détruites » explique Roxi, immigrée du Paraguay.

« Le télétravail m’est insupportable, avec mon fils de six ans à la maison pendant toute la journée » affirme Paola, travailleuse en télémarketing. Ce problème, associé à l’enfermement qui isole les enfants dans leur foyer, rend la vie insupportable pour les familles de travailleurs, dont la double charge de travail est le symptôme d’un problème structurel de prise en charge des enfants de 0 à 3 ans.

Cette situation a révélé que dans ce système capitaliste patriarcal, toutes ces tâches de soins sont nécessaires à la reproduction de la force de travail et qu’elles constituent un soutien fondamental à la production du capital. Les théories qui cherchent à analyser les sphères de reproduction-production comme des systèmes séparés négligent l’existence de liens de plus en plus directs entre le travail des ménages et l’exploitation du travail. Et que le travail de soins n’appartient pas exclusivement à la sphère privée ; une question exposée en pleine pandémie lorsque le travail de soins rémunéré devient également insupportable pour les travailleuses. Ce que cette crise a clairement montré, c’est que la classe ouvrière, dont la moitié est féminine, occupe toutes les positions stratégiques pour la production et la reproduction de la société.

Lorsque Unidas Podemos a intégré le Gouvernement avec le PSOE, ceux-ci ne parlaient que de « mettre les vies au centre » et de « s’occuper de ceux qui nous soignent  ». Mais les mesures antisociales de ce gouvernement visent à sauver les entreprises : elles n’ont pas évité les expulsions forcées, il n’y a pas d’aides effectives pour les employées de maison, ils n’ont pas interdit les licenciements. Aujourd’hui il n’y a toujours ni masques, ni tests.

Nous préparer pour le combat de « l’après ». Actualiser nos hypothèses stratégiques

Une vidéo montrant les travailleuses de la santé en train d’applaudir celles du nettoyage d’un hôpital de Barcelone est devenue virale sur les réseaux sociaux. Son impact montre que la division imposée par les entreprises entre « les unes » et « les autres » peut être brisée. Si ces applaudissements se reproduisaient dans tous les endroits où travaillent « celles qui nettoient », le monde gronderait du plus profond des écoles, des EHPAD, des universités, des hôtels, des lieux de travail publics et privés, des foyers. Avant la crise actuelle, on se demandait si on pouvait parier sur le fait que les femmes travailleuses occupent un rôle d’avant-garde dans la lutte de classes. Peuvent-elles briser la division des files du mouvement ouvrier actuel, pieds et poings liés par les directions syndicales bureaucratiques ; et aider à révolutionner et récupérer les syndicats ou créer des nouvelles organisations démocratiques ?

Depuis des décennies le capitalisme a reconfiguré une classe salariée féminine qui, comme nous l’avons vu, est accompagnée d’une extrême précarité : ce qui en font les secteurs les plus opprimés et exploités de la classe travailleuse. Tous les pires griefs que nous connaissons aujourd’hui, qui ont été créés il y a des décennies par la classe capitaliste, en période de pandémie, nous secouent jusqu’à la mort.

C’est une question qui, non seulement actualise cette hypothèse, mais qui l’accélère. En mettant en valeur les importantes expériences de lutte et d’auto-organisation des travailleuses, qui ont configuré les bases pour construire un féminisme anticapitaliste, anti-impérialiste et anti-patriarcal qui déploie un programme global et hégémonique de la classe travailleuse, opposé au féminisme néo-libéral et impérialiste d’Ana Botín. Aux États-Unis, Tre Kwon, infirmière à l’Hôpital Mount Sinai de New York – dans lequel plus de 12.000 personnes sont décédées rien que dans cet Etat– , a crée avec ses collègues du personnel sanitaire et de nettoyage le Groupe de travailleuses en première ligne du Covid-19, et ont organisé les premières manifestations pour exiger des mesures de sécurité et d’autres mesures comme la nationalisation de l’ensemble du système de santé ou de l’industrie manufacturière, tout comme sa reconversion sous contrôle ouvrier pour la fabrication de tous les équipements de protection et sanitaires nécessaires.

Une question également réactualisée aujourd’hui alors que beaucoup de femmes anticipent les séquelles dévastatrices après la pandémie : un recul des droits du travail, une augmentation de la pauvreté, du chômage, de la dette publique, entre autres. Nous devons commencer à nous préparer pour que cette crise – qui sera pire que celle de 2008 – et que ce ne soit pas, encore une fois, aux travailleurs de la payer. Parce que plus rien ne sera pareil pour les plus exploités et opprimés, il sera impérieusement nécessaire de tisser des liens avec l’ensemble de la classe travailleuse et créer une hégémonie ouvrière et populaire. Aux côtés de tous les secteurs des travailleurs et travailleuses essentielles et stratégiques de la production comme le secteur agricole, la logistique, les fabriques alimentaires, les supermarchés, les routiers qui acheminent la nourriture aux marchés, et avec tout le système sanitaire. Et bientôt, les travailleurs des secteurs dits « non-essentiels » reviendrons sur les lieux de travail, car les capitalistes ne se soucient pas que des milliers d’autres soient infectés tant qu’ils peuvent continuer à extraire de la plus-value.

Le fait que « le capitalisme ne va plus » commence à être assimilé par les corps et esprits de larges franges de la classe travailleuse et la jeunesse. Le système capitaliste patriarcal ne tombera pas de lui-même, et opposera une profonde résistance face à n’importe quelle remise en cause. Il dispose à son service d’États, de prisons, de la police et de l’armée, des institutions politiques, éducatives, des moyens de communication. Tout comme des partis politiques du régime.

Si le profond mal-être et la rage de la classe travailleuse suite aux coups de cette crise se transforme en organisation, lutte et énergie pour taper avec ses propres méthodes et toucher les intérêts du capital, nous aurons de meilleures conditions pour créer des organisations révolutionnaires aux côtés de toutes les travailleuses et l’ensemble des opprimés et exploités, qui présentent un programme d’urgence et de combat ; alternatif à ceux des partis capitalistes, y compris ceux qui nous trompent avec des discours progressistes, tandis qu’ils gèrent la vie et la mort du peuple travailleur au profit de leurs bénéfices. Un programme qui propose de mettre fin au capitalisme et sur ses ruines de construire une société sans exploitation ni oppression.


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