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Football

Pelé, un « Roi noir » malgré lui. Billet de Philippe Alcoy

Le « roi » du football s’est éteint ce 29 décembre. Un talent inégalable s’en est allé. Au-delà du football, Pelé a été à différentes reprises un « proche des puissants » par plusieurs aspects de sa trajectoire. Mais en même temps, il a incarné une sorte de « revanche symbolique antiraciste » malgré lui, dans un Brésil profondément raciste.

Philippe Alcoy

30 décembre 2022

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Crédits photo : AP

Toute une panoplie de chefs d’états et de dirigeants capitalistes ont salué la mémoire de l’astre brésilien, Pelé ou Edson Arantes do Nascimento. Obama, Biden, Macron, entre autres, ont rendu hommage à « O Rei ». Jair Bolsonaro, le président brésilien sortant, a même instauré un deuil national de trois jours et a saisi l’occasion pour rappeler que Pelé lui avait dédié un maillot il y a quelques années. Cependant, la figure de Pelé comporte plusieurs contradictions pour les classes dominantes brésiliennes. La première et principale c’est que Pelé, l’un des athlètes les plus reconnus de l’histoire moderne du sport au niveau mondial et représentant du Brésil, était noir. En effet, malgré ses prises de positions très proches du pouvoir au niveau national et international, dans le contexte d’une société raciste fondée sur l’esclavage de millions de Noirs ramenés de force au Brésil depuis l’Afrique, dévouer autant d’admiration pour un noir n’est pas anodin pour les puissants. Et cela d’autant plus que l’exemple de Pelé a inspiré des millions de Noirs dans le pays et à travers la planète.

La couleur de peau de Pelé n’a jamais été un détail. Ce, même si l’ex-joueur a pendant longtemps nié avoir subi du racisme et a parfois même pris position contre des dénonciations du racisme dans le football. Dès son arrivée au club Santos, n’étant qu’un adolescent, ses coéquipiers l’ont surnommé « Gasolina » (l’Essence) en référence à la couleur noire du pétrole et de la peau de Pelé. Lors de la Coupe du Monde de Suède de 1958, dans laquelle Pelé, à seulement 17 ans, allait devenir l’une des figures de l’équipe brésilienne championne, ses coéquipiers l’avaient appelé ironiquement « l’Allemand ».

Plus généralement, il faut comprendre le contexte de discrimination raciale au Brésil pour prendre la mesure du phénomène. Dans le Brésil des années 1950, il était très difficile pour les joueurs noirs de pouvoir jouer au football, de se faire une place dans le sport et dans la société en général. Au début du XXe siècle, plusieurs grands clubs brésiliens interdisaient les joueurs noirs de jouer dans leurs équipes. Certains, comme le puissant Palmeiras, fondé par des émigrés italiens, ont même eu des relations proches avec le pouvoir fasciste italien au Brésil.

Il faut ajouter à cela que le Brésil venait de perdre la finale de la Coupe du Monde de 1950 à domicile, et qu’en 1954, l’équipe nationale avait été éliminée en cours de route. Cette « dépression sportive nationale » devait trouver un coupable : les joueurs noirs. L’universitaire Marcos Queiroz, professeur à l’Instituto Brasiliense de Direito Público, explique cette situation de la façon suivante : « [Pelé], en tant qu’individu, survivait, essayant de trouver un espace dans ce contexte dans le football qui venait de deux traumatismes récents de la Coupe (…) A l’époque, on disait des Noirs qu’ils étaient incapables, instables, manquant de discipline. Donc, rien qu’en jouant au football, en obtenant cet espace, même s’il a une histoire personnelle où il ne parle pas ouvertement de la question [du racisme], il a déjà ouvert beaucoup de portes, il a ouvert beaucoup de questions par rapport à la place que les Noirs peuvent occuper. Parce que c’est peut-être naturel pour nous de voir des Noirs jouer au football, mais dans les années 50, ce n’était pas le cas ».

Le symbole d’un jeune noir devenant « le roi » de la discipline sportive la plus populaire au monde a pris une importance immense bien au-delà du Brésil lui-même. Queiroz pointe avec justesse que lorsque Pelé « émerge en tant que joueur de football, c’est le moment, par exemple, de la lutte pour l’indépendance des pays africains, c’est le moment d’une énorme discussion sur le racisme aux États-Unis, les conséquences de la lutte pour les droits civiques, c’est le moment où les sports sont dé-ségrégués aux États-Unis ».

Cependant, malgré cette sorte de « revanche symbolique » des populations noires opprimées à travers le monde qu’il représentait, Pelé ne s’est jamais impliqué directement dans la lutte antiraciste, ni à son époque de joueur ni plus tard. Et cela lui a été souvent reproché. Plus encore, il a aussi été durement critiqué pour avoir posé avec les autorités militaires qui entendaient utiliser la victoire du Brésil lors de la Coupe du Monde de 1970 au Mexique pour se donner une bonne image auprès de la population après le coup d’État de 1964. Certains seraient aujourd’hui tentés de faire le parallèle entre l’attitude de Pelé et celle de plusieurs joueurs de football qui dans les années 1980 se sont engagés ouvertement pour la démocratie et les élections directes, comme Sócrates et la « démocratie corinthienne ».

Or, cet exemple a eu lieu après une montée de la lutte de classes du mouvement ouvrier et populaire contre la dictature à la fin des années 1970 et Pelé lui-même a soutenu la campagne pour le retour des élections directes au Brésil. Ce que nous entendons faire ici ce n’est pas de « disculper » l’attitude de Pelé dans les années 1970 à l’égard de pouvoir militaire mais de garder le sens des proportions sur le rôle des sportifs de haut niveau, et surtout de montrer que l’attitude individuelle de ces figures ne peut pas être déliée de la situation générale de la lutte des classes.

La relation de Pelé avec la politique ne s’arrête pas là, et celle-ci a été en effet très polémique. Malgré le fait qu’à la fin des années 1980, Pelé se serait dit « socialiste », il a le plus souvent été proche des puissants de ce monde. Ainsi, de 1995 à 1998 il a été ministre des sports du gouvernement néolibéral de Fernando Henrique Cardoso. Pendant ses années à la tête du ministère, Pelé a contribué, à travers la « Loi Pelé », à libéraliser le football brésilien et à ouvrir la porte à la privatisation des clubs ainsi qu’à l’enrichissement d’une poignée d’investisseurs qui ont amassé des fortunes grâce à l’achat de droits de représentation de joueurs. De ce point de vue, Pelé est une figure mille fois plus « sympathique » pour les capitalistes et leurs dirigeants politiques que d’autres comme Diego Maradona, qui malgré ses contradictions importantes, a toujours été un peu antipathique pour les puissants à cause de certaines de ses prises de position politiques et sociales.

Le « Roi Pelé » a eu d’autres zones d’ombres dans sa vie personnelle comme le traitement qu’il a réservé à l’une de ses filles extraconjugales, morte en 2006 sans qu’il l’ait reconnue. Cependant, malgré sa proximité avec le pouvoir et son caractère plus que conciliateur face à des problématiques sociales et politiques comme le racisme, il y a toujours eu au Brésil une sorte de « méfiance » à l’égard de sa figure. Et cela est sans aucun doute lié au racisme structurel créé et alimenté par l’État brésilien. Pelé est une icône internationale qui rappelle en permanence ce racisme bien brésilien. Et cela malgré lui, malgré ses prises de position tendant à relativiser le racisme que lui-même avait vécu. Car, comme l’explique l’écrivain et anthropologue Roberto DaMatta en reprenant des déclarations de Pelé, « d’un côté il y a Edson Arantes do Nascimento ; de l’autre, il y a Pelé. L’un est un homme noir ordinaire qui, sans le talent du football, serait probablement pauvre et passerait certainement inaperçu, ignoré par notre système qui ne regarde pas ailleurs et déteste voir ceux qui sont en bas. L’autre est le roi du football. Le héros qui a sauvé la fierté et l’espoir de victoire du peuple brésilien ».

Pelé a été un génie du football qui a rempli de joie des millions de personnes, le plus souvent parmi les couches les plus exploitées et opprimées de la société. Pelé a fait rêver des générations entières de joueurs noirs, et pas seulement. Pelé, aux côtés d’autres joueurs noirs de son époque, a en quelque sorte ouvert la porte aux astres noirs du ballon qui sont venus après lui. Sur le plan personnel et politique il a été traversé par des contradictions importantes. Ses actions politiques l’ont souvent placé du côté des puissants. Sur le plan de la lutte antiraciste, on peut le critiquer par rapport à certaines prises de position qui allaient à l’encontre de la lutte contre les préjugés à l’égard des populations noires. Cependant, là-dessus nous devons encore une fois garder le sens des proportions : Pelé lui-même a été victime de racisme et comme pour beaucoup de personnes subissant des oppressions ce n’est pas toujours simple d’adopter des positions revendicatives face à la pression des groupes ou des classes dominantes. Il aurait pu agir autrement ? Oui. Mais il ne faut jamais oublier que le principal problème n’était pas Pelé comme figure publique et ses prises de positions, mais la société brésilienne capitaliste construite sur la base du racisme esclavagiste.

C’est en ce sens que, malgré lui et avec toutes ses contradictions profondes, Pelé passera à l’histoire non seulement comme le « Roi du football » mais comme le « Roi Noir du football ». Et dans le contexte d’une société raciste, cela n’est pas un simple détail.


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