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Entretien

Pietro Basso. « Les émigrations sont toujours des émigrations forcées » (partie II)

Enseignant-chercheur à l’Université Ca’ Foscari de Venise, Pietro Basso travaille sur les phénomènes migratoires internationaux. Dans la première partie de cet entretien, nous l’interrogeons sur les causes et les caractéristiques de la « crise des migrants » qui secoue actuellement l’Europe, son rapport à la crise systémique du capitalisme et les politiques mises en œuvre au niveau de l’Union Européenne et des différents Etats membres.

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C’est-à-dire qu’il ne faut pas s’attendre à des changements dans la politique de l’UE ?

PB : Non. Si elle ne se voit pas obligée, par une reprise de la lutte de la classe ouvrière en mesure de prendre en main les expectatives et les besoins des migrants-immigrés, l’UE continuera dans la même voie que ces vingt dernières années : en combinant une répression de plus en plus systématique et dure avec l’acceptation sélective de certains migrants.

La répression et la guerre contre les migrants-immigrés ne se limite pas seulement à cet objectif. Elle sert à limiter au maximum l’espoir des nouveaux migrants arrivés. Il est et sera plus difficile et risqué d’entrer en Europe et, plus encore, celui qui arrive à y entrer devra se taire, rester docile et accepter le traitement discriminatoire que les Etats et les entreprises européennes leur réservent.

Une question politique. Vous avez pointé dans d’autres opportunités que les migrations internationales ont modifié profondément la composition de la classe ouvrière la rendant plus internationale. Vous le pensez toujours ? Comment voyez-vous la progression des organisations d’extrême-droite xénophobes ?

PB : L’internationalisation du prolétariat européen (et mondial), c’est un processus d’époque que l’on ne peut pas arrêter. Elle est le résultat de la complète mondialisation du capital et de la mondialisation des migrations. Le capital impérialiste dans les métropoles essaye de la maîtriser et de l’utiliser afin de relancer le processus d’accumulation à travers la concurrence systématique entre les prolétaires de différentes nationalités, et entre les prolétaires immigrés installés depuis longtemps et ceux arrivés plus récemment.

C’est pour cela qu’il y a une « agitation » permanente contre les immigrés. Cela est le résultat aussi du fait que [le capital impérialiste] sait bien que ces migrants arrivent de pays qui sentent qu’ils sont en train d’émerger sur le plan historique, et cela d’autant plus qu’ils voient l’affaiblissement et la perte de légitimité des vieilles puissances mondiales.

Cette « agitation » est forte notamment parmi les fractions les plus faibles des classes capitalistes européennes. A mon avis, ce sont celles-ci les forces sociales qui sont derrière les organisations politiques européennes de droite les plus agressives et violentes contre les immigrés. En Italie c’est la masse de petits et très petits capitalistes qui a renforcé et renforce encore la Ligue du Nord.

Mais cette « agitation » a réussi et réussi à obtenir du soutien aussi parmi les travailleurs italiens et européens qui ressentent sur leur propre vie le poids de cette concurrence vers le bas. Une concurrence que les travailleurs et travailleuses immigrés n’ont évidemment pas choisi. La question est alors : comment peut-on en sortir de cette peur, de cette hostilité et de cette compétition fratricide ?

En effet, celle-ci est la question centrale. Vous avez pointé précédemment l’importance de l’auto-organisation des immigrés, vous pourriez nous parler d’expériences récentes d’auto-organisation ?

PB : J’ai déjà mentionné (voir la première partie) les manifestations et les révoltes des immigrés qui n’ont pas eu peur de s’affronter à la police et aux militaires dans plusieurs points de l’Europe, pour affirmer leur besoin de rentrer en Europe et chercher une vie digne. Si nous voulions recenser ces révoltes on n’en finirait plus.

Mais, si l’on se limite à l’Italie, ces dernières années, je mentionnerais ceci :

1) Dans une situation de recul généralisé et de désordre de la classe ouvrière, le seul secteur où les travailleurs ont avancé c’est dans les grands centres de logistique dans le centre-nord du pays. C’est le résultat des luttes acharnées d’entre dix et quinze mille travailleurs immigrés organisés dans le SI-COBAS, le principal syndicat de base d’Italie composé dans sa grande majorité de travailleurs immigrés. Ceux-ci ont subi tout type de répression et de chantage, mais y ont fait face sans peur et avec un sens très fort de lutte collective et de solidarité ouvrière. Ce sont eux et leur syndicat qui ont organisé la seule initiative militante et internationaliste qui a eu lieu en Italie en soutien aux demandeurs d’asile et aux migrants en général.

2) A la champagne, dans la région méridionale notamment, où le travail semi-esclave est normal, les seules protestations et révoltes de ces sept ou huit dernières années ont été le fait des travailleurs africains qui ont réappris aux travailleurs ruraux italiens qu’il faut revenir à la lutte organisée si l’on veut sortir de la situation actuelle.

3) Dans un contexte social et institutionnel de plus en plus marqué par l’autoritarisme despotique, les manifestations et les révoltes des immigrés –et seulement celles-ci pour le moment- ont eu le mérite de signaler vers quelle direction se dirige l’ensemble de la société italienne, et non seulement sa politique vis-à-vis des migrants, et de montrer qu’il est possible et qu’il faut se battre contre cette tendance. Il s’agit de petits exemples en termes numériques mais très significatifs car ils ont lieu dans un contexte de dépression de la conflictualité sociale.

L’Italie cependant c’est un petit exemple dans le monde. Mais au niveau mondial l’importance de cette auto-organisation et sa force est très évidente dans deux grands évènements du début du XXIe siècle : l’énorme grève générale des immigrés latino-américains (et non seulement) qui a eu lieu aux Etats-Unis le 1er mai 2006 et la chaine ininterrompue de petites grèves des ouvriers et des ouvrières migrants intérieurs dans les zones de la côte de la Chine. Nous parlons des Etats-Unis et de la Chine !

Vous avez pointé la position de Marx sur la question irlandaise pour penser le positionnement du mouvement ouvrier sur la question des immigrés aujourd’hui, comment voyez vous la politique actuelle des syndicats européens sur la question ? Que devraient faire les organisations syndicales dans les pays métropolitains ?

PB : Je me permets de n’avoir aucun doute là-dessus : Marx ferait une critique radicale vis-à-vis du mouvement syndical européen actuel, sans aucune exception. Dans la crise de ces derniers mois, elles ont gardé un silence presque absolu ! Il n’y a pas eu non plus une présence syndicale organisée visible dans les manifestations les plus massives (je pense à celle organisée à Londres le 11 septembre dernier avec près de cent mille personnes).

Cela est le résultat du fait qu’en Europe les syndicats historiques sont de plus en plus subordonnés à la logique de la compétitivité et des intérêts nationaux et du patronat, ils sont de plus en plus profondément atteints de nationalisme et pour cette raison de plus en plus soumis aux pouvoirs constitués, et de plus en plus affaiblis. Et cela malgré le fait que des millions d’immigrés sont organisés dans leurs rangs.

Ce que devraient faire des organisations syndicales réellement de classe, c’est de lutter contre tout type de discrimination contre les travailleurs immigrés et de promouvoir partout la plus forte unité entre immigrés et les travailleurs nationaux ; ils devraient être conscients que la division des travailleurs est la principale raison de leur faiblesse, et leur unité leur seule force.


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