[MOTS-CROISES]

Plus inconnue que le soldat inconnu

Jane Mitchell

Illustration : Le torchon brûle n°0, décembre 1970

Plus inconnue que le soldat inconnu

Jane Mitchell

Si la figure héroïque du soldat inconnu, commémorée tous les 11 novembre depuis bientôt un siècle est finalement bien connue, l’histoire de sa fabrication institutionnelle l’est beaucoup moins.

Sa préhistoire remonte à 1916, en pleine guerre, alors que la bataille de Verdun se poursuit et que le président du Souvenir Français de Rennes, une association qui honore la mémoire des « combattants morts pour la patrie depuis 1870 », Francis Simon, propose que la France rende hommage aux soldats tombés pour défendre le pays. Cependant la proposition de Simon reste lettre morte jusqu’à la fin du conflit, conclu par l’Armistice du 11 novembre 1918. Le deuil est immense, avec 1,4 million de soldats morts ou disparus, en plus des 3,6 millions d’autres qui ont été blessés. Mais, souvent, les corps – déchiquetés ou pulvérisés – manquent à l’appel et seuls les restes des combattants se laissent regrouper dans les ossuaires.

Des restes sans nom

Pendant que les familles françaises pleurent leurs nombreux enfants décédés et que les communes érigent plus ou moins spontanément des Monuments aux morts, le 12 novembre 1919 le Parlement adopte à l’unanimité la proposition de transférer le corps d’un soldat non identifié au Panthéon et célébrer ainsi tous les militaires sacrifiés à la cause patriotique entre 1914 et 1918. Mais le choix du lieu d’inhumation n’est pas anodin. Il ne fait pas consensus et suscite même, à l’inverse, de vives polémiques entre la gauche et la droite : cette dernière boycotte le cimetière des Grands Hommes, le Panthéon, jugé trop révolutionnaire, et réclame l’Arc de Triomphe, plus napoléonien. La dispute se poursuit pendant plus d’un an sans qu’aucune décision ne soit prise jusqu’au moment où une bruyante campagne de presse lancée par deux quotidiens nationalistes, Le Journal et L’Intransigeant, fait pression pour que le transfert du cœur de Gambetta au Panthéon prévu par le gouvernement le 11 novembre 1920 soit accompagné de l’inhumation du corps d’un poilu à l’Arc de triomphe.

Le 31 octobre Binet-Valmer, ancien combattant et écrivain proche des royalistes de l’Action française, publie sur la une du Journal une lettre menaçante adressée à Alexandre Millerand, président de la République, annonçant que « la colère ne sera pas toujours contenue ». Informé du plan orchestré par Binet-Valmer, à savoir exhumer le corps d’un soldat, avec l’aide de légionnaires, et faire barrage aux cérémonies, le jour de la Panthéonisation de Gambetta, Millerrand court aux abris.

C’est ainsi que le 8 novembre, à trois jours de la commémoration de l’Armistice, l’Assemblée vote dans l’urgence la loi relative « à la translation et à l’inhumation des restes d’un soldat français non identifié ». Il ne reste plus qu’à choisir les restes en question. A ce propos, le ministre de la guerre et des Pensions André Maginot sollicite les généraux des neuf secteurs les plus frappés par la guerre, Alsace, Artois, Champagne, Aisne, Flandres, Lorraine, Marne. Somme et Verdun. Il leur demande de faire exhumer « le corps d’un militaire, dont l’identité comme française est certaine mais dont l’identité personnelle n’a pas pu être établie ». Au final les cercueils transportés dans la citadelle de Verdun sont au nombre de huit. Le neuvième, en effet, n’est pas parvenu à destination en raison de la difficulté à établir avec certitude la nationalité du soldat dont les restes ont été déterrés. La désignation du corps destiné à l’inhumation officielle à Paris est faite par Auguste Thin, 19 ans, jeune soldat normand, fils lui-même d’un martyr de la Guerre, à qui Maginot donne un bouquet d’œillets blancs et rouges qu’il devra déposer sur le cercueil choisi. Le lendemain ce cercueil très léger est acheminé jusqu’à la capitale dans train spécial pour être finalement installé sous l’Arc de Triomphe, ou plutôt dans une salle du pilier gauche du monument en attendant d’être descendu dans la fosse, trois mois plus tard, le 28 janvier 1921.

« Ici repose un soldat français mort pour la France. 1914-1918 ». Voilà donc les mots qui composent l’inscription gravée sur la dalle de granit qui rend hommage au soldat inconnu, inscription bien plus sobre et contenue de celle qui décore la sépulture du « unknown warrior » à Westminster Abbey, à Londres, célébré pour la première fois le 11 novembre 1920.

Feux et flammes. Et les femmes ?

A la demande insistante des anciens combattants, la loi du 24 octobre 1922 transforme la commémoration du 11 novembre en une fête nationale. Depuis 1923, une flamme du souvenir brûle jour et nuit en mémoire du soldat inconnu. Et à partir de 2012, une plus grande aura entoure la célébration des combattants morts au champ d’honneur, grâce à la nouvelle loi introduite pendant la présidence de Nicolas Sarkozy qui fait de l’Armistice la journée commémorative pour tous les morts pour la France.

Issue des propositions formulées par la Commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques créée en 2007 et présidée par l’historien André Kaspi, la loi du 28 février 2012 répond, selon ses promoteurs, au défi d’actualiser le devoir de mémoire auprès des jeunes générations. Elle va donc dans le sens d’une « politique de mémoire mieux adaptée aux évolutions de notre société » que Sarkozy souhaitait inclure dans la mission de son quinquennat.

Mais quel meilleur moyen de pérenniser la mémoire de la Grande Guerre que la pérennisation des guerres tout court ?

En effet, entre 1960 et 1990, les armées françaises ont été engagées une trentaine de fois hors du sol national, sans que le « récit républicain » ne s’y attarde. Depuis, elles ont pris part à une centaine d’opérations extérieures que ce soit en en Europe (Kosovo, Macédoine, Bosnie), en Asie et au Proche-Orient (Afghanistan et Liban), et surtout en Afrique (Côte d’Ivoire, Tchad, République centrafricaine, Golfe de Guinée, côtes somaliennes), dans la meilleure des traditions coloniales, perpétuées sans commémorations et pendant lesquelles plus de 300 soldats auraient perdu la vie. Comme l’observe le ministère de la Défense « la professionnalisation des armées change la donne. Le soldat est désormais volontaire, sa mort au combat discrète. Cette "quatrième génération du feu", dont on parle dès la fin du XXe siècle, n’est plus honorée par la société mais par les familles touchées ». D’où la nécessité de faire revivre la mémoire de « ces nouveaux combattants morts pour la France », et du patriotisme au goût néo-colonial qui va avec.

Les armes pour les hommes

Bien reconnu dans la chaîne des devoirs mémoriels et des cérémonies institutionnelles, le rôle du soldat inconnu, dont on ignore le nom mais dont on ne peut ignorer le passeport, a toujours paradoxalement servi la cause de l’oubli. Des soldats inconnus en effet on connait bien le sexe viril auquel la République rend hommage. Mais, comme le remarquent avec perspicacité les féministes françaises dans les années 1970 il y a plus inconnu que le soldat inconnu : c’est sa femme.

Qu’en est-il, donc, des femmes, laborieuses protagonistes de la Grande Guerre, appelées à remplacer « sur le champ de travail ceux qui sont sur les champs de bataille », comme le reporte « l’Appel du Président du Conseil des ministres », René Viviani, aux femmes françaises, le 6 août 1914 ? En tant que main d’œuvre de réserve, depuis le début de la guerre, les femmes sont mobilisées partout, dans les campagnes et dans les usines, sollicitées pour garantir « l’approvisionnement des populations urbaines et surtout l’approvisionnement de ceux qui défendent à la frontière, avec l’indépendance du pays, la civilisation et le droit ». Elles peuvent être épouses, sœurs, mères ou veuves de soldats. On leur demande de travailler.

A ces mêmes femmes, la France, à la sortie du conflit, ne reconnaît même pas le droit de vote. Pour cela il faudra attendre une autre guerre mondiale : ce n’est qu’en 1945 que le « deuxième sexe » est finalement admis aux urnes sur la base de l’ordonnance signée en 1944 par De Gaulle et qui rend les femmes « électrices et éligibles dans les mêmes conditions de l’homme ». Pourtant, à la fin de la Grande Guerre, un travailleur sur quatre est une travailleuse. C’est notamment l’industrie de l’armement qui recrute des femmes en quantité, près de 430.000, pour la fabrication des munitions et des obus. Pour les « munitionnettes », les ouvrières des usines d’armement, les conditions de travail à la chaîne sont particulièrement dures : comme les réglementations du travail ont été suspendues au nom de l’effort de guerre, on travaille souvent jour et nuit, parfois toute la semaine, pendant dix à quatorze heures par jour, payées deux fois moins que les hommes, à 4 ou 5 francs la journée. Néanmoins, on accuse les « munitionnettes » d’avoir bien profité de la guerre et de leur nouveaux (misérables) revenus : le bruit court qu’elles mènent la belle vie en dépensant les salaires en vêtements et toilettes.

En réalité pour ces ouvrières, le travail est épuisant : un obus pèse en moyenne 7 kg et, comme le raconte Marcelle Capy, journaliste libertaire, dans La Voix des femmes, en 1917, « En temps de production normale, 2.500 obus passent en 11 heures entre ses mains. (…) Elle soupèse en un jour 35.000 kg ». La demande d’obus augmente exponentiellement depuis le début des hostilités en passant de 700 à 50.000 par jour. Comme le remarque le Maréchal Joffre, « si les femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre ». Ce qui témoigne, entre autres, du rythme forcené du travail des « munitionnettes ».

« Le torchon brûle »

Le 26 août 1970, neuf femmes, dont Christine Delphy et Monique Wittig, marchent vers l’Arc de Triomphe pour déposer une gerbe « à la mémoire de la femme du soldat inconnu ». La date n’est pas choisie au hasard. Elle coïncide avec la mobilisation des féministes new-yorkaises le même jour et elle restera gravée dans l’histoire du féminisme français comme jour de la fondation du Mouvement de Libération des Femmes (MLF). Il s’agit d’une naissance médiatique. La « cérémonie », en effet, est filmée et passe au JT de 20h. Elle est également turbulente dans la mesure où les militantes se font arrêter par les gendarmes et ne se laissent pas faire. Cela répond, néanmoins, aux attentes de visibilité des manifestantes : elles seront connues presqu’autant que le soldat inconnu et l’on se souviendra de leur geste audacieux. Sous l’Arc, elles scandent, provocatrices, « Un homme sur deux est une femme ! ». Les provocations vont se poursuivre. Autant dans la rue, à l’occasions de manifestations contre les violences faites aux femmes et pour le droit à l’avortement libre et gratuit, ainsi que dans leur journal, Le Torchon brûle, dont le numéro zéro paraît en décembre 1970 au cri de « La France vaut bien une fausse couche ! » et « Hommes du capitalisme nous ne voulons pas vous reproduire ! ».

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