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Violences policières

Pourquoi il faut lire Lettre à Adama, de Assa Traoré et Elsa Vigoureux

« L'affaire Adama » : c'est à travers ces deux mots que la longue lutte qui oppose la famille Traoré et ses soutiens aux autorités est généralement évoquée dans les grands médias. Un combat exemplaire, qui dure depuis bientôt un an, ponctué par les tentatives d'intimidations, les falsifications et le harcèlement qui vise les Traoré, autant que par les échéances de mobilisation et les initiatives prises par la famille. Un combat qui est au cœur du livre poignant, livre témoignage autant que petit manuel de lutte, que vient de nous livrer Assa Traoré, assistée de la journaliste Elsa Vigoureux, aux éditions du Seuil. Voici donc quelques raisons qui en rende la lecture indispensable.

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Pour y retrouver les milliers de voix qui demandent Justice et Vérité

Adama Traoré a été assassiné par trois gendarmes de Beaumont-sur-oise le 19 juillet 2016. Dès le lendemain, ou plus précisément dès l’imposante marche blanche organisée par la famille le 22 juillet, Assa, sa sœur aînée, devenait le visage de la lutte menée pour que la vérité soit établie sur le drame, et que la justice soit faite. Lettre à Adama est cependant un récit à plusieurs voix, des milliers de voix, que Assa Traoré convoque à travers un retour chronologique sur les événements, presque jour par jour jusqu’au mois d’avril dernier, et notamment l’acharnement contre Bagui, l’aîné de Adama d’un an.

Ces voix sont d’abord celles des membres de la famille Traoré, des seize frères et sœurs de Adama, de ses mamans, à qui Assa Traoré donne la parole régulièrement dans le livre. Une famille percutée par la perte d’un de ses membres, à vingt-quatre ans, le jour de son anniversaire, que chacun avait préparé. Puis livrée aux manœuvres, aux coups de pression des autorités (du Procureur de Pontoise, Yves Jannier au Ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, en passant par la maire de Beaumont Nathalie Groux), mais aussi, souvent, au paternalisme insincère de journalistes, d’avocats ou de soit-disant soutiens qui voudrait voir les Traoré faire un peu moins de bruit, un peu plus « confiance en la justice » qui pourtant louvoie depuis le premier jour, quand elle ne s’en prend pas directement à eux – Bagui, Youssouf, Yacouba Traoré ont ainsi été condamnés ces derniers mois dans des affaires aussi bancales les unes que les autres.

Mais ces voix sont aussi celles de centaines de soutiens, militants, proches, habitantes et habitants de Beaumont, présents en nombre à chaque instants, une solidarité dont le livre relate temps forts et anecdotes, et qui fait la force exceptionnelle d’un combat mené pourtant à armes largement inégales. C’est ce que Assa Traoré note dans l’un des inserts réflexifs dont elle ponctue son récit chronologique, quand, rentrant du Mali où la famille vient d’enterrer Adama, elle découvre l’ampleur des calomnies qui courent dans la presse française.

Un livre contre la relégation au silence et à l’invisibilité des quartiers populaires

Assa Traoré explique au début de son livre sa volonté de mettre « à nu un système organisé pour renvoyer les gens tels que nous à l’invisibilité ». Et c’est effectivement ce qu’elle réussit, par une démonstration méthodique à laquelle l’exposé des événements, et des embûches semés sur la route de la famille par l’Etat et ses relais, suffit amplement. Ainsi le 21 juillet, quand, à la préfecture, on offre à la famille un transport gratuit du corps de Adama vers le Mali et des passeports permettant à chacun de l’accompagner...pour mieux éviter une contre autopsie qui permettra pourtant de détruire tous les mensonges officiels sur la mauvaise santé du jeune homme, et d’établir définitivement que la cause de sa mort est bel est bien le plaquage ventral qu’il a subit. Et cela continue, avec les manœuvres dilatoires contre chaque marche, chaque événement, et la constitution d’un bloc politique entre les autorités locales, la gendarmerie, le gouvernement, pour appuyer la version officielle, bloc dont les prises de parole sont systématiquement relayées dans les médias, semant le trouble jusque sur le passé de Adama lui-même. Jour après jour, Assa Traoré et le collectif Justice et Vérité pour Adama se heurtent à ce qui constitue la fabrique concrète de l’impunité des policiers et des gendarmes, et de la disqualification des habitants des quartiers populaires, relégués aux images de voitures qui brûlent quand l’écrasement subi devient insupportable.

A toutes ces expressions de la ségrégation néocoloniale qui règne dans notre pays, où un vaste secteur de la population se voit dénier ses droits les plus élémentaires, Assa Traoré oppose sans cesse la détermination et la dignité de tous ceux qu’elle représente. Elle raconte, aussi, l’histoire de son père, qui a construit plusieurs bâtiments de Beaumont et d’ailleurs, avant de mourir à quarante-six ans des suites de son exposition aux fibres d’amiante, ou celle de son grand-père, mobilisé lors de la Seconde guerre mondiale et qui y a perdu une jambe. Elle relate les solidarités qui unissent un quartier comme celui de Boyenval, à Beaumont.

Un livre sur l’oppression et les violences policières

C’est toujours à travers le récit précis des événements, ponctués de brèves analyses, que Lettre à Adama fait entrer son lecteur dans ce que sont au quotidien ces « violences policières » exercées en fait par toutes les forces de l’ordre. « La police, présente dans les quartiers populaires, est le bras armé de ce système destructeur. Elle ne protège pas nos enfants, elle les tient en joue », peut-on lire.

Dans l’affaire Adama, il y a en effet l’exceptionnel de la violence déployé contre la famille Traoré, le meurtre du jeune homme étant prolongé par les intimidations (jusque dans un petit village à côté de Bordeaux où habite l’une des sœur de Adama), et les arrestations volontairement spectacularisées des frères Traoré à partir du mois de novembre. Mais le livre porte aussi sur le banal de la violence quotidienne, qui touche, comme Assa Traoré le montre histoires vécues à l’appui, en particulier les garçons, dès l’adolescence. Des jeunes hommes harcelés, contrôlés, chargés à tort, repérés par les forces de l’ordre mais aussi repoussés par l’école, et laissés sans parole, déshumanisés, à qui « on ne laisse que les marges » comme le note Samba Traoré dans l’une de ses conversations avec sa sœur relatées dans Lettre à Adama.

Parce que c’est une leçon de militantisme

Lettre à Adama est donc à la fois le récit d’une des principales luttes en cours contre l’Etat français néocolonial et contre l’impunité, et un livre de portée plus générale. Cette deuxième caractéristique tient aussi sur le terrain militant, pour qui voudra bien le lire sans certitudes toutes faites, sans partir de l’a priori que son expérience politique lui suffit. Car le livre de Assa Traoré est une leçon de choses, dont un pays où le monde militant n’est lui-même pas à l’abri des mécanismes de relégation mentionnés plus haut.

On y voit se construire progressivement le collectif Justice et Vérité, par agrégations successives de membres nouveaux et d’expériences concrètes. Un certain nombre d’alliances et de convergences sont ainsi tissées. Mais il y a aussi des refus, toutes les mains tendues ne sont pas saisies, toutes les propositions ne sont pas retenues. Car, d’une part, la famille Traoré et le noyau qui s’est constitué autour d’elle, ancré dans les quartiers populaires, fait le choix de conserver à chaque instant le cap d’un combat qui n’est pas solvable dans toutes les causes ; et, de l’autre, il s’agit de défendre son droit à décider, à, parler par soi-même, contre tous ceux, même bien intentionnés, qui se sentent plus autorisés ou plus capables – et il y en a beaucoup. Si cette boussole génère quelques incompréhensions, et fait du front à construire contre les violences d’Etat un objectif de plus long terme, elle n’en empêche pas moins des jonctions extrêmement fortes (dont la grande marche du 5 novembre dernier à Paris est un exemple), et, surtout, c’est elle qui a permis au combat de s’ancrer et de durer, de prendre la signification intense qu’il a pris au fil des mois. Et c’est une leçon qu’il est utile de méditer.

Parce que se souvenir, raconter, est un acte politique

Lettre à Adama, enfin, n’est pas seulement un livre sur un combat, c’est un combat, un acte politique en propre. En ouverture, Assa Traoré note le phénomène d’épuisement, de sur-sollicitation qui l’affecte elle et sa famille, prise dans une tel bras de fer : « il s’est passé tant de choses que nos mémoires épuisées ne suffisent plus à imprimer ce que nous affrontons ». Et pourtant, il faut « imprimer ». Le silence et l’oubli, ce sont les armes du racisme d’Etat, qui joue la montre depuis le début. Et c’est pour les contrer que Assa Traoré recompose la mémoire collective, rétablit l’ordre des événements et les consigne dans ce livre. « Nous avons compris que la vérité trouve toujours sa place, son sens, du côté de ceux qui s’appliquent à en faire le récit. Il faut désormais en être », écrit encore Assa. Lettre à Adama est donc le fruit de cette nécessité pratique et politique de se souvenir, de se constituer comme dépositaire de la vérité, puisque les autorités la travestissent, la craignent. En ce sens, si écrire ce livre constituait un acte politique – qu’il faudrait déjà continuer, parce que le combat continue – le lire en est un autre, pour partager cette mémoire, la faire sienne et la transmettre, pour la transformer en patrimoine de lutte, alimentant le reste des mémoires issues des batailles menées par les autres familles de victime.

Parce qu’il faut de l’argent pour contrer la fabrique de l’impunité

Onze mois après l’assassinat de Adama, les trois gendarmes qui en sont responsables n’ont toujours pas été mis en examen. Pourtant, la bataille inclus depuis le départ un volet juridique qui est allé s’intensifiant, avec une victoire lorsque le tribunal de Pontoise, trop proches des gendarmes opérant à Beaumont-sur-Oise, a été déssaisi de l’affaire, mais aussi des coups durs, liés à la partialité de la machine judiciaire, comme ce procès honteux qui a aboutit aux condamnations de Youssouf et Bagui. Comme le faisait remarquer Assa Traoré jeudi soir à Paris, lors de la séance de dédicaces qu’elle animait à la librairie Résistances, les frais de justice des gendarmes, eux, sont intégralement couverts par l’Etat. Il n’en va pas de même pour la famille, qui doit ainsi faire face à des dépenses aussi importantes qu’indispensables, et qui s’ajoutent aux multiples autres frais liés à la conduite quotidienne du combat. Lettre à Adama est donc aussi le support d’une solidarité financière plus que nécessaire, l’ensemble des bénéfices liés aux ventes étant destinés à alimenter la caisse de soutien constituée par la famille. Alors achetons, lisons ce beau témoignage et cette leçon de lutte.

Lettre à Adama, de Assa Traoré et Elsa Vigoureux, Editions du Seuil, Paris, mai 2017, 17 euros


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