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Malaise dans la jeunesse

Précarité matérielle, précarité mentale : de la souffrance individuelle à la révolte collective

Le gouvernement tente de dépolitiser l’acte de cet étudiant. Pourtant, non seulement ses revendications et accusations étaient claires, mais, de surcroît, il s’agit d’un geste symbolique directement politique qui exprime le malaise dont souffre la jeunesse.

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Image : Sargent John Singer, Gazés, 1918

Psychologiser pour dépolitiser

Après l’immolation d’un jeune étudiant à Lyon devant le centre du CROUS, le gouvernement tente tant bien que mal de circonscrire l’incident à des causes « personnelles ». Ces derniers jours en effet les témoignages se sont multipliés, et ont fait éclater le couvercle qui maintenait dans l’ombre un problème au caractère général. Sibeth NDiaye, porte-parole du gouvernement, déclarait ce matin sur France Inter que le jeune homme qui s’est immolé « a laissé un message qui laisse à penser que c’est un acte politique », invitant « à beaucoup de prudence parce qu’avoir un geste aussi fort, aussi tragique, ce n’est certainement pas exclusivement parce qu’on a une revendication politique ». Les membres de la majorité étaient à l’unisson pour nier à ce geste sa dimension politique : « Je ne pense pas qu’on puisse dire que c’est un acte politique », soutenait ainsi hier sur Public Sénat Amélie de Montchalin.

En psychologisant le caractère politique de cet acte, le gouvernement cherche évidemment à dépolitiser le geste de cet étudiant qui, s’il est extrême, n’en révèle pas moins le malaise profondément installé dans la jeunesse, faisant exploser au grand jour la réalité indécente des conditions de vie d’une frange de plus en plus importante de la jeunesse. Interrogée dans Les Inrocks, Julie Le Mazier, chercheuse en science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste des mobilisations de la jeunesse, rappelle que : « Si en revanche il s’agit de nier la portée politique que cet étudiant a lui-même souhaité donner à son acte en publiant une déclaration en ce sens sur Facebook, en choisissant le lieu du Crous, alors il s’agit d’une stratégie classique de dépolitisation de la part de ceux qui sont pointés comme responsables. […] C’est aussi une stratégie tristement classique si on la compare au traitement souvent réservé par les employeurs aux suicides et tentatives de suicide en lien avec le travail. Ils invoquent alors des causes de type psychologique de façon à diminuer leur propre responsabilité et étouffer les mouvements de solidarité qui pourraient se construire avec le ou la collègue. »

Plus profondément, ce débat sur la supposée stabilité psychologique de l’étudiant est déjà biaisé. De la précarité matérielle à la précarité morale, psychologique et physique, la précarité recoupe un ensemble de problèmes sociaux qu’on ne peut limiter à leur aspect purement « économique. ». Revenant sur le caractère pluridimensionnel de la précarité, Mediapart précise dans un article : « La pauvreté n’est d’ailleurs pas que strictement pécuniaire, rappelle le chercheur Nicolas Duvoux, qui travaille avec le sociologue Adrien Papuchon à l’élaboration d’une autre mesure, celle de la « pauvreté ressentie ». Autour du « noyau dur » de la pauvreté existerait un « halo », qui concerne une fraction significative de la population. « En France, une personne sur cinq vit donc aujourd’hui dans un foyer dont le niveau de vie est inférieur à 1 000 euros par mois ou dont les membres subis­sent des difficultés importantes dans leur vie quotidienne », expliquait Nicolas Duvoux au Monde en septembre 2018. Le « sentiment d’être pauvre », « l’insécurité sociale » fragilisent et fracturent profondément les classes populaires. « Une partie importante de la population qui se sent pauvre est en emploi, ou ce sont des petits retraités, des gens qui ne sont pas pauvres monétairement mais qui ne peuvent se projeter dans l’avenir sereinement, souligne Nicolas Duvoux. Cette pauvreté ressentie est confirmée par toute une série de travaux menés au moment des “gilets jaunes”. Une partie importante de la population se sent vulnérable. La manifestation de cette vulnérabilité peut prendre différentes formes. Mais qu’il y ait un climat anxiogène sur notre modèle de Sécurité sociale, c’est évident. »

Il est impossible en effet de tenir moralement le coup et de rester en bonne santé physique et mentale lorsque les conditions de vie d’une frange de plus en plus large de la jeunesse ne cessent d’être plongée dans la précarité par les réformes successives du gouvernement Comme le souligne encore Julie Mazier, les dernières réformes n’ont fait qu’empirer encore les conditions d’existence des étudiants les plus précaires : « Une série de réformes ont aggravé ces dernières années la compétition scolaire et la sélection dans l’enseignement supérieur. Les étudiants sont sélectionnés à différentes étapes de leur parcours, et depuis 2018 y compris pour accéder à l’université, avec Parcoursup »

En effet, le nombre de personnes, et notamment de jeunes étudiants souffrant de pathologies chroniques, physiques ou mentales, a connue une hausse qu’attestent toutes les études et analyses. Clément Viktorovitch, docteur en science politique, revenait dans sa chronique pour l’émission « Clique » sur ce constat : « Le taux de suicide chez les jeunes augmente depuis les années 1970, c’est-à-dire depuis l’installation du chômage de masse. Qui oserait dire que derrière cette réalité ne se posent pas justement des questions politiques ? Ces premières déclarations gouvernementales sont contredites par les faits, par l’histoire et par les sciences sociales. »

Loin d’être un problème personnel, la difficulté à joindre les deux bouts, et le sentiment de défaillance personnelle qui s’en suit, ne sont en rien des problèmes « individuels » ; leur cause est politique, et c’est en politisant le psychologique, et non pas en psychologisant le politique, que l’on peut être en mesure non seulement de comprendre à la racine ces problèmes mais plus encore leur apporter une véritable solution.

Politiser la souffrance individuelle

Mettre en avant des « causes psychologiques » ne revient pas seulement à chercher à dépolitiser le problème, mais aussi à reléguer dans la sphère « privée » un problème directement politique. Car s’il existe en effet des facteurs relevant de la psychologie individuelle, encore faut-il rappeler qu’il existe une relation dialectique entre l’organisation de la société dans son ensemble et le développement de comportements « pathologiques » et négatifs.

En effet, le nombre de témoignages exposant l’ampleur des dégâts dans la jeunesse causés par ces conditions de vie relève d’une véritable épidémie, entre développement de maladies chroniques, physiques ou mentales, sentiment fort d’aliénation et prégnance d’une estime négative de soi-même : « Si j’arrête avant d’avoir rendu ma thèse, j’aurai perdu toutes ces années et développé des maladies chroniques pour rien." À cause de son rythme de vie, la jeune femme souffre de fatigue et de troubles dépressifs chroniques. » témoigne ainsi une étudiante. Plus encore, la charge est double pour les étudiants les plus précaires, contraints de cumuler des jobs étudiants sous-payés, précaires, les empêchant de poursuivre leurs études dans une situation sereine et en contraignant de nombreux à l’abandon ou jusqu’au point de rupture physique ou mentale.

La précarité matérielle et la précarité « morale » au sens large, incluant donc les symptômes psycho-sociaux, ne sont que deux faces d’une même pièce. La réalité du néolibéralisme contemporain rappelle à quel point l’incertitude des conditions d’existence produit une souffrance énorme aujourd’hui en France, non seulement dans la jeunesse mais dans l’ensemble de la société, avec un nombre de suicides absolument dramatiques à la SNCF, un malaise à son paroxysme dans l’hôpital public ou la fonction publique, chez les enseignants notamment. C’est l’ensemble de la population et du monde du travail qui se retrouve aujourd’hui exposée à la forme la plus crue d’exploitation et d’oppression propre au système capitaliste.

A ce titre, ce qu’ont exposé à grande échelle les Gilets Jaunes, c’est que le problème de la précarité, et des affects négatifs qui en découlent, et que les classes dominantes voudraient remiser au placard, sont en réalité des problèmes politiques ; en dénonçant les politiques néolibérales de précarisation, les Gilets Jaunes ont réussi à faire sauter ce couvercle, à faire sortir la honte du placard pour la renvoyer à la face des oppresseurs, revendiquant non seulement une vie tout court, mais de surcroît une vie digne d’être vécue. Comme l’écrivait déjà Engels en 1845, dans son ouvrage La situation de la classe laborieuse en Angleterre, il s’agit de la logique même de la lutte des classes : « On m’accordera, même si je ne l’avais pas démontré si souvent par le menu, que les ouvriers anglais ne peuvent pas se sentir heureux dans une telle situation ; que cette situation qui est la leur n’est pas de celles où un homme, voire une classe tout entière, est en mesure de penser, de sentir et de vivre humainement. Les ouvriers doivent donc s’efforcer de trouver une issue à cette situation qui les ravale au rang de la bête, pour se créer une existence meilleure, plus humaine, et ils ne peuvent le faire qu’en entrant en lutte contre les intérêts de la bourgeoisie en tant que telle, intérêts qui résident précisément dans l’exploitation des ouvriers ; mais la bourgeoisie défend ses intérêts de toutes les forces qu’elle est capable de déployer, grâce à la propriété et au pouvoir d’État dont elle dispose. Dès lors que l’ouvrier veut échapper à l’état de choses actuel, le bourgeois devient son ennemi déclaré. »

Dans la jeunesse : une riposte d’ampleur pour une vie digne

En ce sens, les problèmes les plus particuliers sont toujours les plus généraux ; et il n’est d’actes aussi extrêmes qui ne soient le produit d’une organisation sociale pathologique, conduisant des jeunes individus à s’immoler, des travailleurs à se donner la mort sur le lieu de travail, et tant d’autres étudiant encore à devoir se contenter de quelques euros à peine par jour pour pouvoir subsister. Voilà la réalité du capitalisme au cœur de la sixième puissance mondiale ; voilà ce que le capitalisme est capable « d’offrir » à la jeunesse aujourd’hui. C’est précisément cela qu’est venu mettre en lumière de façon extrême le cas de ce jeune étudiant immolé : nous rappelant quel destin attend la jeunesse sous le capitalisme.

Les réponses individuelles ne sont dès lors plus suffisantes pour affronter un tel problème. Ce dont il s’agit, c’est d’en finir avec la précarité étudiante, pour que plus jamais un étudiant n’en vienne à de tels actes, mais surtout en finir avec un système économique qui voue la majorité de la population à une exploitation encore plus crue, une précarité encore plus grande.

Entre ceux qui ne parviennent plus à tenir le coup pour mener à bien leurs études, celles et ceux contraints de bifurquer, changer de voie faute de moyens, celles et ceux encore qui doivent se déporter vers des filières qu’ils n’ont pas choisies, et mêmes ceux qui, ayant décroché la filière de leurs « rêves », finissent par déchanter une fois confrontés à la réalité du marché du travail, une frange de la jeunesse réalise aujourd’hui ce qu’il en coûte, matériellement, physiquement et moralement d’aller au bout de ses études, quand il est encore possible d’étudier compte tenu de la sélectivité accrue de celles-ci ; une frange de la jeunesse se rend compte qu’il n’est plus possible de continuer ainsi à servir de main d’œuvre de réserve bon marché pour la « Startup Nation », à se ruiner la santé pour des métiers flexibles ; à servir de souffre-douleur à des managers insupportables aux méthodes agressives ; à distribuer des flyers sur un rond-point ou une nationale ; à bosser dans un fast-food pour financer ses études et finir n’être pas même en mesure d’exercer le métier pour lequel on a tant sacrifié.

Toute cette souffrance, tout ce malaise, tout ce ras-le-bol doit exploser et s’exprimer politiquement. Les récentes sorties du gouvernement ont montré non seulement le mépris mais aussi la crainte de voir la jeunesse se mobiliser dans un mouvement d’ampleur, comme le rapporte Le Monde : « Le problème avec les étudiants, c’est qu’on sait quand ça démarre mais jamais quand et comment cela finit, soupire un député La République en marche (LRM). Il faut donc être très vigilant. Il n’y a pas d’autre option que d’apaiser. […] Le risque que cela s’agrège sur la manifestation du 5 est réel, redoute l’un d’eux. Les syndicats étudiants ne semblent pas capables de structurer à eux seuls une manifestation d’ampleur mais le danger, c’est que des étudiants rejoignent de manière spontanée les cortèges de la SNCF ou de la RATP. »

Avec la date du 5 décembre qui s’annonce comme une première bataille contre le gouvernement autour de la réforme des retraites, et derrière cette réforme l’ensemble de l’agenda néolibéral du gouvernement, il est possible pour la jeunesse de jouer le rôle d’étincelle politique qui mettra le feu aux poudres ; au Chili, en Irak, en Algérie ou encore à Hong-Kong celle-ci montre tout son explosivité, sa détermination, son courage, bravant la répression des gouvernements qui n’hésitent pas dans certains cas à déployer l’armée et tirer sur les manifestants.

Contre toute tentative de cooptation par le gouvernement qui, effrayé, cherche à jouer la carte de l’apaisement et de la négociation, il faut préparer une riposte d’ampleur ; en organisant sur les facs des assemblées générales pour s’organiser, décider de la suite du mouvement, définir un ensemble de revendications et de mesures d’urgence – de la hausse des bourses à la réquisition des logements vides pour loger les étudiants, entre autres – mais aussi tout un programme pour en finir avec la précarité, l’aliénation, la souffrance personnelle et collective qui frappe la jeunesse et la majorité de la population. C’est le moment de faire reculer ce gouvernement et l’ensemble de ses mesures qui broient des vies.

La souffrance personnelle doit mener à la révolte collective. Car si la précarité tue, si ce système tue, alors il faut s’organiser pour le détruire !


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