[Entretien]

Qu’est devenu le syndicalisme dans l’Europe « post-socialiste » ?

Mihai Varga

Qu’est devenu le syndicalisme dans l’Europe « post-socialiste » ?

Mihai Varga

Révolution Permanente a interviewé Mihai Varga, spécialiste roumain du syndicalisme en Europe Centrale et de l’Est. Il est l’auteur du livre Worker Protests in post-communist Romania and Ukraine (Manchester University Press, 2015). L’auteur nous livre ici sa vision de l’espace syndical dans la région après la dissolution du bloc soviétique, au début des années 1990. Une réflexion intéressante qui peut nous aider à comprendre la situation actuelle de la classe ouvrière dans ces pays, mais aussi qui peut nous aider à tirer des leçons pour l’action syndicale dans les pays occidentaux où le patronat et les gouvernements sont à l’offensive contre les droits et acquis de la classe ouvrière.

Révolution Permanente : Pendant la période dite de « transition », les travailleurs et les masses dans les ex pays « socialistes » d’Europe Centrale et de l’Est (ECE) ont connu une profonde chute de leurs conditions de vie, une explosion du chômage, des privatisations et des fermetures d’entreprises. Dans ce contexte, la capacité et/ou la volonté des syndicats de résister, d’organiser des manifestations, des grèves et des luttes ouvrières semblait très faible. Comment pouvez-vous expliquer cela ? Quelle a été l’attitude des gouvernements et des patrons envers le mouvement ouvrier pour empêcher les travailleurs et les masses de manifester et résister ?

Mihai Varga : Les changements des années 1990 ont été si dramatiques que les gens avaient très peu de temps pour penser à protester. La plupart était tout simplement plus inquiète pour les questions de survie. Dans beaucoup de pays, les gouvernements ont fait beaucoup pour s’assurer que la chute du PIB ne débouche pas sur du chômage de masse (Russie et Ukraine) et, si cela arrivait, alors ils s’assuraient que le chômage ne conduise pas à des mobilisations de masse (Pologne, Hongrie). Les États sont activement intervenus dans l’économie pour que le chômage et l’appauvrissement ne deviennent pas des problèmes politiques.

Les syndicats y ont largement pris part. En Hongrie et en Pologne ils ont soutenu les politiques du gouvernement, très probablement pour des raisons idéologiques. En Russie et en Ukraine, les syndicats ont menacé d’organiser le mécontentement et de représenter les travailleurs mobilisés en 1993. Cependant, l’État a financièrement et juridiquement permis aux syndicats de jouer le même rôle que sous le communisme (gestion des bénéfices sociaux, etc.).

Dans d’autres pays, on a vu des gouvernements prêts à négocier avec les syndicats sur les réformes et même à accepter certaines revendications telles que la limitation de l’expansion des CDD et les licenciements massifs (République Tchèque). Parallèlement, d’autres pays ont connu des formes extrêmes de conflit entre les syndicats et les travailleurs d’une part et les gouvernements de l’autre (Roumanie, Bulgarie, Croatie). Enfin, dans les Etats baltes, les gouvernements ont présenté les syndicats et les travailleurs remettant en cause les réformes comme des instruments de la domination soviétique (et puis de la domination russe).

RP : Il y a un paradoxe dans plusieurs pays d’Europe Centrale et de l’Est : le taux de syndicalisation, par rapport aux pays occidentaux, y est souvent très élevé, mais cela ne veut pas dire que les syndicats sont forts ou qu’ils ont une grande influence sur la vie politique et sociale. En même temps, beaucoup de travailleurs sont syndiqués mais ils ne connaissent même pas qui sont leurs représentants syndicaux, même au niveau des usines. Il semble y avoir un décalage entre le taux de syndicalisation et le militantisme syndical. Quelles sont les raisons de ces caractéristiques du mouvement syndical dans beaucoup de pays de l’ECE ?

M.V. : Beaucoup de syndicats ont été fondés dans la période communiste et ont été à peine ou pas du tout réformés pour se rapprocher des travailleurs et de leurs intérêts. Cela est vrai pour la plupart des syndicats des pays postsoviétiques et moins pour les syndicats en République Tchèque et en Slovénie.

Certains syndicats cependant (les deux les plus importants en Pologne par exemple) ont subi récemment des réformes ou ont appris qu’avoir une base de syndiqués qu’ils sont capables de mobiliser lors de manifestations c’est la meilleure garantie pour être pris au sérieux par les gouvernements.

RP : Dans votre livre Worker Protests in post-communist Romania and Ukraine (2015), où vous analysez plusieurs épisodes de luttes ouvrières dans ces pays, vous développez le concept de « représentation des intérêts des travailleurs » pour analyser les syndicats. Pouvez-vous nous expliquer ce concept et comment il peut nous aider à comprendre le mouvement syndical ?

M.V. : C’est en fait un concept emprunté à Richard Hyman (auteur d’Industrial Relations : A Marxist Introduction). Ce concept attire notre attention sur les questions de l’autonomie organisationnelle (comment les syndicats ont été fondés ? À partir de l’initiative des travailleurs ou à partir de directives d’en haut ? Et qui fixe leurs objectifs de nos jours ?) ; de la légitimité (résultat pour les travailleurs de ce que les syndicats obtiennent) ; et de l’efficacité (quelle proportion de leurs objectifs les syndicats atteignent-ils ? Qu’est-ce qu’ils perdent afin d’atteindre leurs buts ?).
Auparavant, dans la plupart des cas, on ne faisait attention qu’à ce que les syndicats obtenaient, sans se demander si ce qu’ils avaient obtenu était quelque chose de positif pour les travailleurs ou si les syndicats n’avaient pas fait quelques compromis problématiques en échange de ce qu’ils avaient obtenu (compromis problématiques dans le sens où les travailleurs ne les auraient pas approuvés).

RP : Depuis le début de la crise économique de 2008 nous avons assisté à des grèves, des grèves générales, des mobilisations de masse et même à la chute de quelques gouvernements (Slovénie, Bulgarie, Ukraine, Moldavie, etc.). Les syndicats ont ils joué un rôle dans ce changement ? Quelle a été leur attitude à l’égard des mesures d’austérité adoptées par les différents gouvernements ?

M.V. : La grande surprise a été l’évolution en Pologne. En réponse à l’austérité, les deux grands syndicats ont travaillé (et frappé) ensemble pour la première fois contre le gouvernement de la Plateforme Civique (libéraux conservateurs). Il sera intéressant d’observer quelle sera leur approche vis-à-vis du gouvernement dirigé par le parti Loi et Justice (Prawo i Sprawiedliwosc - PiS ).

Bien que je n’aie pas observé certains des pays que vous mentionnez (Slovénie, Bulgarie, Moldavie) dans le cadre de cette crise, j’ai suivi les évènements en Hongrie, Roumanie et Ukraine. En Hongrie et en Roumanie les gouvernements sont allés très loin dans leur confrontation avec les syndicats à travers une attaque tous azimuts contre leurs droits, mais aussi contre leurs dirigeants (voir mon texte avec Annette Freyberg-Inan sur la Roumanie). En Ukraine, les syndicats sont restés particulièrement silencieux. En réaction, l’extrême-droite essaye de fonder son propre syndicat et gagner du soutien parmi les travailleurs.

RP : lors de ces mobilisations contre les gouvernements, la corruption et l’austérité, les gens ont développé quelques nouvelles formes de lutte comme l’occupation de places en Ukraine mais aussi dans des pays comme la Roumanie, la Bulgarie, etc. Les syndicats ont-ils pris parti dans ces mouvements ?

M.V. : En Roumanie et en Bulgarie les syndicats ont soutenu ces actions. En Ukraine, à cause des clivages de Maïdan vis-à-vis de la question qui divise le pays entre Est et Ouest, on comprend que les syndicats se soient maintenus en dehors du conflit.

RPD : Vous pensez qu’étudier et comprendre le mouvement syndical dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est est utile pour comprendre les tactiques et stratégies des syndicats dans les pays occidentaux ?

M.V. : Tout à fait. Nous avons deux extrêmes dans l’Europe postcommuniste : les États baltes, avec leur offensive pour faire baisser les salaires et faire plaisir à la Commission Européenne et la Hongrie qui, avec son « Workfare », rend la protection sociale et les allocations conditionnées au fait que le bénéficiaire fournisse en échange un travail payé à 70 % du salaire minimum. Comment en sommes-nous arrivés là ? La façon dont les États ont traité les syndicats ces 25 dernières années peut expliquer beaucoup de choses. Pour les syndicats occidentaux cela devrait être un avertissement sur ce qui arrive s’ils abandonnent la menace de la grève.

Propos recueillis par Philippe Alcoy.

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