Lecture

« Que fait la police ? », de Paul Rocher

Gabriel Ichen

« Que fait la police ? », de Paul Rocher

Gabriel Ichen

Alors que Macron vient d’accorder 15 milliards de plus aux forces de police, l’ouvrage de Paul Rocher propose une description précise de « l’emprise policière » sur la société. Un livre qui vient casser nombre d’idées reçues sur l’institution policière et cherche à proposer quelques hypothèses stratégiques pour penser son dépassement.

Dans Que faire de la police ? et comment s’en passer paru aux éditions La Fabrique, Paul Rocher, économiste et auteur d’un autre essai intitulé Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale se propose une double entreprise : déconstruire les idées préconçues sur la police en France et ailleurs, constitutives d’un véritable « mythe policier » et réinscrire l’institution policière dans l’histoire du développement du capitalisme et de l’État capitaliste moderne afin d’en révéler la véritable nature. La force de l’ouvrage de Paul Rocher tient à cette démarche didactique et cette inscription dans une démarche historique. Par ce geste, l’auteur ne renouvelle pas la définition de l’institution policière mais vient rappeler avec clarté que la police n’a jamais eu pour rôle de protéger la veuve et l’orphelin. Mais bien de maintenir un ordre établi et de garantir les intérêts d’une classe exploiteuse.

Dans son livre, Paul Rocher ne se cantonne pas à l’analyse de la police puisqu’il esquisse dans les dernières parties de l’ouvrage quelques perspectives politiques afin de répondre à la question posée par le sous-titre, « comment s’en passer ? ». L’intérêt de cet ouvrage est donc qu’il cherche à s’inscrire dans des débats à la fois programmatiques et stratégiques qui ont été (ré)ouverts par les puissants mouvements contre les violences policières et le racisme systémique qui ont éclaté en 2020 aux Etats-Unis avec le mouvement Black Lives Matter. Des débats qui ont d’ailleurs trouvé un écho, plus limité, en France.

Déconstruire le mythe policier

Pour coller à la démarche pédagogique, on pourrait résumer en deux points les idées principales véhiculées par la police elle-même, par l’État, les médias et la classe politique, que Paul Rocher propose de déconstruire :

Première idée reçue : « la police manque de moyens ». Paul Rocher montre, chiffres à l’appui, que cette affirmation est tout simplement fausse. Battant en brèche cette idée d’une police manquant de moyens alors qu’elle est de plus en plus renforcée et armée, Paul Rocher décrit ce qu’il nomme « l’emprise policière » sur la société. A l’aide de tableaux statistiques et de données officielles, l’auteur montre que depuis 1995 la part des dépenses de police dans le budget de l’État français a augmenté de manière constante alors, par exemple, que la part des budgets alloués à l’éducation s’est réduite par rapport au budget global de l’État. De la même manière et sur la même période, les effectifs de police ont considérablement augmenté depuis le milieu des années 1990 et « depuis 2015, chaque année voit franchir un nouveau record des effectifs policiers en France qui se chiffrent désormais à 282 637 » (p.24). Une dynamique confirmée par l’agenda du deuxième mandat d’Emmanuel Macron et la loi de programmation du ministère de l’Intérieur (Lopmi)

Deuxième idée reçue : « plus de police moins de délinquance » (p. 69). S’appuyant sur différentes études, Rocher montre qu’il n’existe pas de lien entre l’augmentation des moyens alloués à la police et la réduction des délits et des crimes. L’auteur souligne ainsi la contradiction existante entre l’augmentation croissante des forces de police et de leur financement, et la stagnation objective des faits de délinquance depuis trente ans. De quoi remettre facilement en cause les récits médiatiques et les discours politiques allant du gouvernement à l’extrême-droite autour d’un prétendu « ensauvagement » de la société. Discours qui n’ont d’autres fonctions que de stigmatiser davantage les personnes racisées et les quartiers populaires tout en appelant à toujours plus de police.

En démontant le mythe policier, Paul Rocher rappelle également que si la police ne protège pas grand monde à part l’État et la bourgeoisie, elle réprime et cible particulièrement les opprimés et en premier lieu les femmes et les personnes racisées. En effet, Rocher rappelle que la police s’adonne de manière systématique à la discrimination raciale et sexiste : contrôle au faciès, refus d’entendre les femmes qui portent plaintes pour des violences sexistes, cas réguliers de violences sexistes et sexuelles de la part de policiers. Autant de phénomènes évoqués par l’auteur qui définissent la police comme une institution fondamentale de l’oppression de genre et de l’oppression raciale.

Pour en révéler la nature : un outil de maintien de l’ordre social capitaliste

La méthode employée par Paul Rocher consiste ensuite à réinscrire l’institution policière dans l’histoire du développement capitaliste en France. Il montre ainsi comment les profondes transformations sociales engendrées par la formation du capitalisme français, dont la plus marquante est sans doute l’émergence d’une importante classe ouvrière et des rapports sociaux capitalistes de classe, vont engendrer de nouvelles nécessités en termes de maintien de l’ordre établi. Elles seront aux sources de la police moderne. Par cette démarche de réinscription de la police dans une réalité économique et historique plus large, l’auteur rappelle que « née avec le capitalisme, la police n’a rien d’un phénomène transhistorique accompagnant les sociétés humaines depuis la nuit des temps, pas plus qu’elle n’a été créée pour assurer la sûreté de toute la population. Sa tâche est bien plus circonscrite : maintenir l’ordre établi ». Remobilisant les définitions marxistes de l’État, Paul Rocher montre que malgré son positionnement de « médiateur », « se plaçant au-dessus de la société », l’État n’est pas un outil neutre ou indépendant des antagonismes de classe. C’est bien un État capitaliste dans le sens où il a pour fonction de garantir les intérêts fondamentaux de la classe dominante. La police est donc capitaliste en tant que branche coercitive de ce même État.

Cette approche matérielle de l’institution policière permet à l’auteur d’expliquer le poids de plus en plus important donnés par l’État aux forces de police depuis les années 1990. En faisant le lien entre renforcement sécuritaire et néolibéralisme, l’auteur donne à voir une contradiction importante de ce dernier : en démantelant les services publics de santé et d’éducation, en détruisant les acquis arrachés par le mouvement ouvrier et en précarisant des pans entiers de la classe ouvrière, le néolibéralisme a généré en même temps sa propre crise et sa possible remise en cause croissante par des pans de plus en plus large de la classe ouvrière et des classes moyennes paupérisées. Parallèlement, pour faire face à l’expression de ce mécontentement croissant par en bas, l’État doit toujours davantage recourir à des solutions coercitives. Il lui faut donc de choyer son principal outil répressif.

De l’impossible réforme de la police

De la nature capitaliste de la police et de sa fonction de garante des intérêts de la classe dominante, Paul Rocher tire deux conclusions politiques importantes. La première est l’impossible fraternisation entre luttes sociales et policiers. L’auteur dialogue avec une partie des mouvements sociaux où existe l’idée selon laquelle des moments critiques survenant lors d’importantes mobilisations sociales pourraient permettre de faire basculer les membres de la police du côté de la contestation et de faire ainsi triompher cette dernière. C’est notamment ce que suggère Éric Hazan, dans l’ouvrage collectif Police également paru aux éditions La Fabrique. Selon Paul Rocher, la police contemporaine est si inextricablement liée et loyale à l’État qu’il est impossible d’espérer une quelconque fraternisation des forces de polices avec les mouvements de lutte pour l’émancipation. De plus, la modernité capitaliste de la police est caractérisée par son détachement et sa séparation stricte du reste de la population, ce qui la rend imperméable aux revendications des mouvements de lutte de classe. Si Rocher s’attarde sur deux exemples où ces phénomènes de fraternisation ont failli avoir lieu, c’est pour souligner leur caractère particulier et exceptionnel (p.165), pendant le grand mouvement des vignerons, en 1907, et au cours des grèves de l’année 1947. Cette impossible fraternisation constitue un rappel important à l’heure où des « syndicats » de police proche des idées d’extrême-droite appellent à manifester auprès du mouvement ouvrier contre la réforme des retraites.

La seconde conclusion que Paul Rocher tire du caractère structurellement capitaliste de la police est son impossible réforme. L’auteur explique ainsi que vouloir former autrement la police pour la rendre « meilleure » ou restaurer le « lien police-population » grâce à une police de proximité ou à plus de « diversité » dans la police sont deux impasses pour les forces progressistes. C’est une illusion totale par rapport à la nature même de la police comme institution puisque son rôle est de maintenir un ordre établi profondément inégalitaire. Ces demandes qui présupposent qu’il serait possible d’imaginer une « meilleure police » ont en réalité pour seul effet de relégitimer une institution policière dont le rôle réel et la nature capitaliste sont de plus en plus mises en lumière, que ce soit par la brutale répression du mouvement des Gilets Jaunes ou par l’important mouvement contre les violences policières de 2020.

En finir avec la police. Oui mais comment ?

Après avoir écarté l’hypothèse d’une réforme de l’institution policière, Paul Rocher tente, dans les derniers chapitres de son livre, de répondre à la question « comment se passer de police ? ». Cette question brûlante touche à la fois à la stratégie pour en finir avec la police et aux possibles alternatives à cette institution.

Paul Rocher identifie deux perspectives stratégiques. La première, qu’il rapproche du courant abolitionniste, consiste à remplacer ou rendre inutile la police en faisant exister des pratiques et des communautés au sein desquelles la police n’aurait plus sa place. Rocher pointe les limites de cette stratégie en reprenant un argument de Frédéric Lordon, selon lequel « prendre au sérieux la matérialité d’une institution implique de reconnaître qu’elle ne devient pas obsolète du seul fait d’être contournée ». La seconde perspective part de l’idée que dépasser la police implique d’abord « un changement de société », en l’occurrence la fin des rapports sociaux de propriété capitaliste : l’institution policière disparaitra « mécaniquement » avec l’ordre qui l’a vu naître. Pour Rocher, aucune de ces deux hypothèses stratégiques n’est en elle-même suffisante. Il résume ainsi sa formulation du problème : « Dans la mesure où la police est indissociable de l’État capitaliste, un ordre postcapitaliste implique non seulement une réorganisation du rapport entre les institutions de la gestion collective et la société civile, mais aussi une nouvelle conception de l’ordre public. Pour paraphraser l’observation de Marx à l’égard de la Commune de Paris, la classe subordonnée ne peut pas se contenter de prendre la machine policière toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte. »

Autrement dit, en finir avec l’institution policière exige à la fois une transformation sociale et le démantèlement de la forme police, étant entendu qu’une « société sans police n’est pas une société sans régulation institutionnalisée de l’ordre public ». Il faudrait donc imaginer une certaine institution de gestion de l’ordre après le dépassement de l’ordre capitaliste, d’où l’intérêt que l’auteur accorde dans son livre à deux expériences historiques qui représentent, selon lui, des modalités alternatives de gestion de l’ordre : les comités de rue en Afrique du Sud, qui émergent dans les années 1980, et les comités de défense citoyens organisés par l’Armée républicaine irlandaise (IRA) en Irlande du Nord dans les années 1970. Ces récits « d’ordres sans police » ont pour fonction, selon Rocher, d’aider à poser les « jalons » d’un « ordre populaire ». L’auteur en dégage un certain nombre de garde-fous pour explorer les voies d’une institution de gestion de l’ordre alternative : « la rotation régulière des fonctions, l’élection, le lien organique avec la communauté locale et l’équilibre de genre ».

Arrivés à ce stade, nous aimerions souligner un point d’accord et un point de débat avec l’argumentation de Rocher. Comme lui, nous ne pensons pas que l’hypothèse d’un contournement de l’institution policière soit une perspective réaliste pour en finir avec elle. La police est une institution absolument centrale dans la reproduction capitaliste. Elle ne saurait être remplacée ou dissoute tant que les rapports sociaux capitalistes ne seront pas transformés. En finir avec la police capitaliste exige donc nécessairement une transformation des rapports sociaux capitalistes. Mais la police n’est pas seulement un appareil de gestion de l’ordre, c’est d’abord et surtout une institution de classe, en l’occurrence chargée de défendre par l’autorité et la force les intérêts de la classe au pouvoir : la bourgeoisie exploiteuse. Cette institution est d’autant plus nécessaire que la bourgeoisie est par essence une classe minoritaire. La police est donc bien le « bras armé du capital », pour reprendre un slogan bien connu.

Dès lors, réfléchir aux « fins » (un « ordre populaire ») sans penser, en même temps, à l’articuler aux « moyens » ne permet précisément pas de penser une « voie de sortie » du problème policier. Au contraire, l’enjeu est selon nous d’ancrer ce problème dans une réflexion plus générale sur la stratégie révolutionnaire de conquête du pouvoir, c’est-à-dire sur les moyens d’organiser et de préparer l’affrontement avec la classe bourgeoise, y compris sur un plan militaire. Paul Rocher mobilise l’exemple de la Commune de Paris et la lecture qu’en fait Marx pour dessiner les jalons de son « ordre populaire ». Pourtant, chez Marx la réflexion sur les formes de pouvoir expérimentées par les communards n’est pas déconnectée des problèmes de stratégie posés par cette révolution ouvrière. L’un des problèmes est d’ailleurs l’affrontement armé et la guerre civile, initiée par la réaction versaillaise et que les communards ont refusé d’assumer, ce qui a contribué à les mener à leur perte lors de la Semaine sanglante.

A ce titre, il aurait été intéressant que l’auteur mentionne l’exemple historique le plus remarquable d’une « police populaire » : celui des milices ouvrières et des Gardes rouges qui se sont développés, sous l’impulsion des bolcheviks, après février 1917. C’est à partir de ce cadre stratégique (celui de la prise du pouvoir par la classe ouvrière et les classes populaires) qu’il aurait pu être intéressant de mener une réflexion sur les formes et les principes de ces nouvelles institutions. À ce propos, il semble que le vocable « postcapitaliste » obscurcit plus qu’il ne clarifie les enjeux. En effet, le problème ne se posera nécessairement pas de la même façon suivant que l’on se trouve au moment de la prise et de la défense du pouvoir (où l’intensité de l’affrontement avec la réaction exige une plus grande centralisation) ou dans un moment de stabilisation et de construction communiste.

Finalement, le livre de Paul Rocher s’avère très utile pour défaire un mythe policier particulièrement tenace. À ce titre, il peut également constituer un outil intéressant de discussion politique avec les voix qui, à gauche, se font les avocates des forces de police, défendent des réformes de la police ou en appellent à la police de proximité : que ce soit la France Insoumise, qui appelle à la refonte d’une « police républicaine », ou EELV, le PS et le PCF dont le logiciel pro-flic trouvait récemment son point d’orgue en 2021 quand les représentants de ces formations politiques, aujourd’hui unies au sein de la Nupes, accoururent pour participer à des manifestations organisées par des « syndicats » de police réactionnaires. Quant à savoir comment en finir avec l’institution policière, il semble que Paul Rocher ne parvient pas à résoudre le problème, préférant imaginer les contours d’une institution de gestion de l’ordre pour une société « postcapitaliste » qui, en l’absence d’une réflexion stratégique permettant d’y arriver, apparaît comme un « au-delà » difficilement atteignable. Cela nous rappelle que pour être menée correctement, la réflexion sur la forme des institutions, aussi intéressante et nécessaire soit-elle, doit s’articuler à une réflexion stratégique d’ensemble qui pose la question de la prise du pouvoir. Sur ce point, le débat reste ouvert.

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
MOTS-CLÉS

[Violences policières]   /   [Répression policière]   /   [Police]   /   [Commune de Paris]   /   [impunité policière]   /   [Racisme et violences d’État]   /   [Répression]   /   [Débats]