L’offensive qui se prépare

Quelques éléments d’analyse de l’offensive transphobe

Adrien Belarc

Julian Vile

Quelques éléments d’analyse de l’offensive transphobe

Adrien Belarc

Julian Vile

Face à l’augmentation du nombre d’articles de presse et de prises de positions publiques qui analysent la transidentité sous une loupe réactionnaire, nous proposons en quelques points un petit guide de survie en territoire transphobe.

Depuis quelques semaines, nous voyons fleurir dans les journaux et sur les plateaux télé des prises de position s’inquiétant tour à tour de « l’épidémie trans » (Valeurs Actuelles), de la « propagande LGBT » (Zemmour) ou encore la variante « de gauche » qui prétend analyser « l’idéologie transactiviste » (Marianne). Ces appels de phares transphobes, préparent possiblement le terrain pour une déferlante rhétorique contre toutes les personnes transgenres. La transphobie moderne incarnée par les mouvements TERF (Trans-Exclusitionary Radical Feminist) s’est construite outre-manche. Si ces mouvements étaient jusque-là anecdotiques en France, l’appareil rhétorique qu’ils ont construit ces dernières années en Angleterre et aux Etats-Unis commence à être récupéré chez nous, en s’appuyant sur la conjoncture réactionnaire que traverse l’hexagone. Petit guide de survie en milieu transphobe.

Un aperçu dans le mouvement TERF au Royaume-Uni
 
Le mouvement TERF remonte à la fin des années 1970 lorsqu’une poignée de féministes radicales de la seconde vague se fédérèrent autour de l’ouvrage The Transsexual Empire (1979) de Janice Raymond, une autrice américaine qui se réclamait du féminisme radical. Cet ouvrage sert encore aujourd’hui de base théorique majeure aux mouvements transphobes anglophones. Parmi les idées avancées par Raymond : les personnes transgenres renforceraient les stéréotypes de genre patriarcaux, les femmes transgenres transitionneraient afin de pouvoir envahir les espaces réservés aux femmes – peut-être l’obsession TERF la plus centrale – ou encore, le simple fait de transitionner pour une femme trans constituerait en soi un violIn fine, Raymond préconise que ce qu’elle nomme le « transsexualisme » subisse une mise au ban morale jusqu’à sa disparition.
Les thèses de Raymond se retrouvent aisément dans la rhétorique transphobe contemporaine, une frange (minoritaire) de militantes féministes radicales lesbiennes ayant perpétué ses idées. Il s’agit là d’un héritage qui se mêle sans soucis avec la logique de la droite dure qui défend également une vision essentialiste des femmes centrée sur une norme biologique, dont le but est de protéger les « bonnes mœurs » : c’est-à-dire le carcan des rôles assignés aux femmes par la société patriarcale et la famille nucléaire. Si la transphobie est restée latente et présente au Royaume-Uni, elle a connu un pic vers de 2018 avec une proposition de « Self-ID law » qui aurait facilité les démarches légales de changement d’état civil pour les personnes trans. Cette période a donné lieu à un retour de flamme de la présence TERF et de leurs idées dans les médias. De nombreuses associations bien financées ont vu le jour un peu partout sur les îles britanniques (Fair Play for Women, WoLF, For Women Scotland, etc…) et occupent surtout l’espace médiatique, ces groupes ne mobilisant que très peu dans les manifestations.

Entre 2018 et 2021, les TERF ont facilement trouvé relais dans la presse, qu’elle soit tabloïd (The Times, The Sun, The Mirror) ou broadsheet (Guardian, The Telegraph). On trouve des centaines d’éditoriaux transphobes écrits sous couvert de féminisme inquiet « de l’érosion des droits des femmes », de quoi nous rappeler les tribunes parues en France ces derniers mois. En effet, un argument central des TERF est que les droits des personnes transgenres seraient en contradiction avec les droits des femmes cisgenres (non trans). L’acceptation des femmes trans dans les espaces réservés aux femmes constituerait une menace pour les femmes cis. Les mêmes discours reviennent systématiquement ; les personnes transgenres auraient pour objectif d’envahir les toilettes, les compétitions sportives et les prisons pour femmes, rejoignant les thèses alarmistes développées par Janice Raymond.

Agissant comme un accélérateur, le forum sur les questions de maternité Mumsnet est devenu au fil des années une plaque tournante de la transphobie britannique. De nombreuses mères aux foyers s’y sont faites convaincre du danger que « l’idéologie transgenre » poserait à leurs enfants. En effet, de manière similaire à l’homophobie des années 1970/80, les enfants sont en première ligne rhétorique des arguments transphobes. Les enfants transgenres sont présentés comme des victimes des lobbys pharmaceutiques (autour de la question des bloqueurs de puberté, un traitement sans danger permettant de retarder la puberté, donnant le temps à un enfant questionnant son genre de prendre une décision concernant sa transition) et de médecins peu scrupuleux autorisant des chirurgies sur des enfants assignées fille à la naissance. Sur ce point, les hommes transgenres sont présentés par les TERF comme des « lesbiennes perdues » ayant internalisé la misogynie du patriarcat au point de refuser d’être des femmes.

Tous ces éléments ont fermenté sous haute pression entre 2018 et aujourd’hui en Angleterre. Il est cependant important de garder à l’esprit que le mouvement TERF est avant tout un mouvement online. Les quelques manifestations ou occupations de l’espace public tentées par des associations transphobes ont très peu mobilisé. Il s’agit avant tout d’une surreprésentation des vues TERF dans une presse britannique à sensation, qui n’est que trop heureuse de remplir ses pages de titres à scandale afin de détourner l’attention des politiques d’austérité post-Brexit du gouvernement conservateur. Le mouvement TERF est un mouvement artificiel, occupant l’espace à travers une galaxie de comptes Twitter et d’associations fantoches ne représentant que très peu de militants dans la vie réelle.

Il est également essentiel de comprendre que le mouvement transphobe britannique a la spécificité de se couvrir d’un verni progressiste. Les TERF insistent sur leur crédibilité « féministe » afin de véhiculer leur vision essentialiste, et en fin de compte patriarcale, du genre. La plupart des transphobes britanniques proéminentes se réclament par ailleurs du Parti travailliste. De la même manière, parmi la foule d’associations TERF fantoches, certaines se déguisent en associations gays et lesbiennes comme LGB Alliance, dont le simple nom annonce la volonté de cliver et d’isoler les personnes transgenres des autres luttes, en voulant les séparer du reste de la communauté LGBTI+. Ainsi, les discours transphobes ne sont pas seulement issus de la droite et de l’extrême-droite, mais bien des rangs mêmes des organisations se prétendant de gauche et progressistes. Il est d’ailleurs notable que J. K. Rowling, autrice de la saga Harry Potter, qui est connue pour avoir aidé à coup de millions d’euros le Parti travailliste, soit devenue une des porte-paroles officieuses de cette vague transphobe.

Le feu de paille transphobe aux Etats-Unis
 
Suite à la défaite de Donald Trump à la présidentielle de 2020, les conservateurs américains ont redoublé d’efforts pour saturer l’espace médiatique de paniques morales dans la pure tradition reaganienne. Pris dans ce maelström, les droits des personnes transgenres ont été attaqués dans pas moins de 33 États avec plus de deux-cents de propositions de lois en l’espace de quelques semaines. Ces propositions de lois visent à restreindre l’accès des jeunes personnes transgenres aux équipes de sport correspondant à leur genre ainsi qu’aux toilettes correspondant à leur genre, ou encore à augmenter la charge administrative du parcours légal de transition. De la même manière, des textes de lois interdisant l’accès aux traitements hormonaux et aux bloqueurs de puberté aux personnes transgenres mineures ont été votés au niveau fédéral.

L’exemple le plus récent de cette offensive législative transphobe a lieu au Texas quelques semaines après qu’une loi anti-avortement ait été voté interdisant les IVG pour les grossesses dépassant les six semaines. Une proposition de loi qui interdit aux enfants trans de pratiquer un sport dans une équipe correspondant à leur identité de genre été approuvé par le gouverneur texan Gregg Abbott. Sur les centaines de proposition de loi, celle-ci est la première à devenir effective ! Et ce alors que quelques semaines en arrière des lycéen.ne.s se sont mobilisé.e.s à l’intérieur de leur établissement contre ce type de mesure autour du slogan Trans Lives Matter pour refuser tout traitement transphobe et transmisogyne visant une élève.
Il est important de considérer la rapidité de cet embrasement transphobe aux Etats-Unis au début de l’année 2020. Le sujet est devenu central dans les médias conservateurs pendant quelques semaines avant de laisser la place à une nouvelle panique morale tout en restant présent dans les programmes des élus républicains. Une des raisons de cette rapidité est que le travail avait déjà été fait en amont au Royaume-Uni et n’a plus eu qu’à être récupéré et répété dans le contexte américain.

En outre, des liens forts – bien que dissimulés – existent entre les « féministes » transphobes britanniques et les think-tanks évangélistes conservateurs américains. Si le système légal américain permet une anonymisation des donations les rendant opaques, certains exemples de financement états-uniens ont été mis à jour par des militants pour les droits des personnes transgenres. Les think tank et associations d’avocats évangélistes sont extrêmement puissantes aux États-Unis et n’hésitent pas à se porter partie civile dans des procès à vocation anti-LGBT. Il existe une réelle solidarité transphobe intercontinentale. Certaines activistes TERF virulentes sont invitées à participer à des panels à la Heritage Foundation, think tank évangéliste américain proéminent.

Argument de plus qui va dans le sens des liens tissés entre les « féministes radicales » et toute la propagande médiatique lancée depuis des organisations réactionnaires religieuses de l’extrême-droite ayant pour conséquence une alliance criminelle responsable de l’augmentation des violences transphobes et transmisogynes à échelle large. Une alliance qui profite en dernière instance à l’extrême-droite. Déjà en 2019, le Southern Poverty Law Center (une ONG étasunienne), rapportait que la transphobie devenait un des thèmes privilégiés de l’extrême-droite : « Pour les extrémistes d’extrême droite, la visibilité accrue des personnes transgenres est un signe de la "dégénérescence" croissante de la nation, provoquée par les "marxistes culturels", les gauchistes et les Juifs dans le cadre d’une attaque contre les familles blanches et chrétiennes et les rôles stricts des sexes. » Un rapport du Centre pour l’Etude de la Radicalisation du King’s College définit également la transphobie comme « l’un des récits majeurs et les plus omniprésents autour desquels l’extrême droite, en tant que vaste mouvement, recrute, mobilise et organise ».

Ce qu’il faut retenir de cette offensive transphobe aux Etats-Unis est que la panique morale autour des droits des personnes trans est le produit de politiques opportunistes, de l’extrême droite ou de la droite religieuse traditionnelle autant que la gauche libérale dite progressiste, et qu’elle peut prendre feu à tout moment en France comme ailleurs au bon vouloir des médias bourgeois et de des politiques. D’où la nécessité de s’armer contre cette offensive.

Une vague de transphobie institutionnelle et médiatique en réaction à la radicalisation politique de la jeunesse féministe et LGBTI+

Même si les figures TERF en France n’ont pas encore réussi la percée accomplie au Royaume-Uni, certaines arrivent à émerger tout en se faisant répudier par une partie du mouvement féministe et LGBTI français. C’est notamment le cas de Marguerite Stern, initiatrice des collages féministes, qui a été rapidement mise à l’écart du mouvement qu’elle a créé après avoir révélé sa transphobie, parmi tant d’autres positions réactionnaires. Par ailleurs, les dernières marches des fiertés de Paris et Bordeaux ont vu l’émergence de cortège de quelques dizaines de militantes TERF rassemblées derrière des slogans purement transphobes comme « mastectomie = misogynie » ou encore « transitions des lesbiennes = mutilations patriarcales ». Lors de leur apparition, Sasha Yaropolskaya, militante et journaliste co-fondatrice de XY média, a subi des agressions verbales et a été embarquée par la police pour s’être opposée à leur discours haineux au sein de la marche des fiertés.

Cependant, les principales sources des relents transphobes se retrouvent majoritairement structurées dans les cercles médiatiques et politiques. Alors lorsque l’on lit dans Marianne, journal s’étant déjà fait remarquer par ses positions islamophobes, que « l’idéologie transactiviste » amène « non seulement à l’exclusion de femmes des manifestations et des espaces qui leur sont dédiées, mais incite également à la violence physique et verbale à leur encontre », l’argumentaire devrait nous mettre la puce à l’oreille sur la nature même de la cause défendue par ces « militantes féministes » auto-proclamées. 

De plus, en septembre, l’Express publiait une tribune laissant à penser à une épidémie de transitions chez les enfants employant tous les poncifs transphobes : pathologisation du questionnement de genre, langage chirurgical dès les premières lignes afin d’effrayer le lectorat réactionnaire, réaffirmation de la suprématie du droit parental. On trouve parmi la liste des signataires des associations TERF canadiennes et britanniques. Il apparaît donc clair que les transphobes s’organisent bien en réseau international et que les éléments de langage de leur appareil rhétorique fermenté au Royaume-Uni ces cinq dernières années est prêt à l’emploi dans tout pays dont la classe dominante décidera d’agiter la menace transphobe.

Il n’est pas anodin que ces arguments soient repris à échelle médiatique même par des journaux prétendument de gauche, comme celui cité ci-dessus, ou encore que Zemmour prenne position dessus à la TV, attisant une panique morale sur une soi-disante « propagande LGBT » dans les écoles qui se destinerait à corrompre de jeunes enfants. Depuis 2016, unenouvelle génération de jeunes se politise au rythme des différentes vagues du mouvement MeToo qui met en lumière les violences sexistes et sexuelles comme faisant partie d’un système, des gilets jaunes qui seront un exemple de radicalité pour encore plusieurs années à venir, ou encore du mouvement Black Lives Matter qui s’est organisé en France autour de la lutte pour la Vérité et la Justice pour Adama Traoré ainsi que toutes les victimes des violences policières. 

Un phénomène qu’observent aussi bien les réactionnaires que la bourgeoisie libérale française, Marlène Schiappa en tête, qui n’apporte comme seule réponse un développement toujours plus flagrant de l’instrumentalisation des luttes LGBTI+ pour en faire une arme électorale en vue des présidentielles de 2022. Le dernier exemple en date étant la loi bioéthique qui, tout en offrant la possibilité pour les lesbiennes et les femmes seules d’avoir accès à la PMA, exclut les personnes trans et ferme les yeux sur les mutilations que subissent les personnes intersexes.

Dans un autre genre, une campagne publicitaire « tolérante » avait été commandée par Santé Publique France, organisme sous la tutelle du ministère de la santé. On y voyait plusieurs personnes dans les bras l’une de l’autre avec le message « Oui, ma petite-fille est trans ». Une politique superficielle s’il en est, alors que le ministère de l’éducation a retardé la sortie d’une circulaire donnant droit aux enfants transgenres d’être reconnu comme tels. Finalement, et contre l’avis des associations consultées, être out dans le cadre scolaire ne pourra pas se faire sans accord des deux parents, soumettant les enfants trans à la transphobie de la cellule familiale. Transphobie dont les conséquences sont dramatiques avec l’augmentation des suicides jeunes femmes trans comme Fouad (aussi appelée Luna ou Avril), Doona, ou encore Sasha, qui toutes trois se sont données la mort récemment.
 
L’héritage du mouvement LGBTI+ est anti-capitaliste et révolutionnaire !

Que ce soit aux USA, en Colombie, ou encore en Birmanie, le mouvement LGBTI+ fait partie intégrante des nouveaux processus de lutte qui n’adhère plus au consensus néolibéral hérité des années 1980. Et c’est ce à quoi nous devons nous préparer en France alors qu’une frange des classes dominantes, appuyé par une frange de transphobes auto-proclamées féministes, construisent à coup de tribunes et de déclarations télévisées une offensive destinée à mettre en danger la dignité et la santé des personnes trans et non-binaires.

L’extrême gauche, des organisations du mouvement ouvrier aux féministes en passant par les militant.e.s anti-racistes, devraient prendre les paniques morales visibles Outre-Manche et Outre-Atlantique comme des signaux d’alarmes contre la propagation d’un poison transphobe sur la scène politique hexagonale ! L’histoire de notre camp social est faite de luttes pour l’auto-détermination de genre et sexuelle, menée par les mêmes personnes que les organisations traditionnelles bourgeoises cherchent à faire taire par pure calcul électoral.

A rebours des positions de l’extrême-droite et autres politiciens réactionnaires de droite comme de gauche qui tentent de capitaliser sur les paniques morales, Révolution Permanente affirme fièrement nous placer dans la tradition de lutte des femmes trans et non binaires des émeutes de Stonewall, ainsi que de celles et ceux qui continuent à lutter aujourd’hui. Une lutte qui se mène contre la transphobie que les classes dominantes n’hésitent pas à utiliser pour détourner le regard de la population de leur responsabilité dans l’austérité et dans la gestion catastrophique de la crise sanitaire. Ces discours et politiques transphobes renvoient le débat sur le genre plusieurs siècles en arrière, où la vision biologique bourgeoise et coloniale déterminait les rôles que prenaient hommes et femmes dans la société. Aujourd’hui, les arguments TERF servent à renforcer ces stéréotypes de genre tout en donnant une base théorique sur laquelle la bourgeoisie peut s’appuyer dans des moments de crises comme nous le vivons actuellement.
Pour reprendre les termes de Sasha Yaropolskaya, « l’héritage militant LGBT est profondément contre le capitalisme et contre les gouvernements néolibéraux qui veulent nous voir morts ». C’est cet héritage que nous revendiquons. La lutte pour l’auto-détermination sexuelle et de genre ne se fera pas sans une lutte acharnée contre le système capitaliste pour qui l’exploitation et l’oppression est une condition sine qua non à son fonctionnement.

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