[Entretien]

R. Keucheyan. Pour une critique du consumérisme

Antoine Bordas

R. Keucheyan. Pour une critique du consumérisme

Antoine Bordas

Revolution Permanente a interviewé Razmig Keucheyan, sociologue, professeur à l’Université de Bordeaux et auteur de Les besoins artificiels : Comment sortir du consumérisme, La Découverte, 2019. Dans cet entretien il revient sur l’importance de la critique de la consommation pour un marxisme qui se donne pour but d’articuler lutte de classes et combat écologique.

RP : Les marxistes se sont relativement peu intéressés au consumérisme, or celui-ci est central dans ton ouvrage. Pourrais-tu expliquer pourquoi ?

Tout ce que les marxistes racontent depuis trois ou quatre décennies est en train d’arriver sous nos yeux. Les contradictions du capitalisme donnent lieu à une crise économique profonde, déclenchée en 2008. C’est en fait une manifestation d’une crise plus ancienne, débutée au milieu des années 1970. Cette crise économique contamine le champ politique, débouchant sur une délégitimation des institutions de la démocratie représentative et des vieilles structures partisanes. Gramsci appellerait ça une « crise organique ». Et en parallèle, la crise économique devenue politique s’accompagne d’une crise écologique. La tendance du capitalisme à surexploiter les ressources naturelles, et à occasionner des pollutions et des catastrophes naturelles, ne cesse de s’aggraver. Trois crises simultanées, en somme : économique, politique, écologique. Bien entendu, il n’y a pas de quoi se réjouir d’avoir eu raison : comme toujours ce sont les classes populaires qui paient l’addition. Mais si l’influence d’un courant de pensée a quelque chose à voir avec ses capacités analytiques, nous devrions assister à un retour du marxisme dans les années qui viennent, retour que l’on constate déjà aux quatre coins du monde.

Pour autant, les marxistes doivent faire l’effort d’innover, de ne pas répéter en boucle les enseignements de Marx et des marxistes classiques. Ils doivent faire ce qu’ils ont fait tout au long du XXe siècle : enquêter sur le capitalisme, ses transformations, et les luttes de classes qui en résultent. Mon livre sur le consumérisme voudrait s’inscrire dans ce travail collectif.

Traditionnellement, les marxistes se sont concentrés sur les processus productifs, l’extraction de la valeur et les formes d’organisation du travail notamment. La raison en est, pour simplifier, que Marx fait des travailleurs le principal levier de la transition vers le socialisme. Il faut bien entendu continuer à analyser les évolutions du monde du travail, et imaginer les potentialités émancipatrices qu’elles renferment.

Mais il est important de s’intéresser aussi à la consommation, et plus généralement à la vie quotidienne, et ce notamment pour deux raisons. D’abord, parce que la consommation prend une importance croissante dans le fonctionnement du capitalisme. Les dépenses publicitaires des grandes entreprises, par exemple, n’ont cessé de croître tout au long des XXe et XXIe siècles [1]. Créer des besoins artificiels toujours nouveaux par la publicité – ou par la facilitation des conditions du crédit – afin de parvenir à écouler les marchandises, est une nécessité impérieuse pour le système.

Ensuite, parce que par la critique de la consommation, on opère la connexion entre lutte des classes et enjeux écologiques. Le consumérisme est non seulement aliénant, mais il n’est pas soutenable sur le plan écologique. Aujourd’hui, des formes de politisation par la critique du consumérisme sont à l’œuvre, qui dépassent de beaucoup les milieux traditionnels de la gauche. Les gens sentent bien que quelque chose ne tourne pas rond dans nos modes de vie consuméristes. Il s’agit d’être attentifs à ce sentiment souvent latent, qui pourrait déboucher à terme sur une critique plus générale du système.

Le marxisme écologique est un courant qui remonte aux années 1970. Tu évoques notamment les travaux d’André Gorz et Agnes Heller. Pourrais-tu en dire quelques mots ?

André Gorz et Ágnes Heller sont, avec Marx lui-même, les principaux représentants de ce que j’appelle dans le livre la « théorie marxiste des besoins ». Gorz et Heller font au même moment, dans les années 1960 et 1970, un constat similaire concernant la dynamique des besoins dans les sociétés modernes. Mais ils le font dans des sociétés différentes. Gorz analyse les sociétés occidentales, entrées depuis les années 1950 dans la « société de consommation ». Avec les Trente Glorieuses, les besoins matériels de secteurs de plus en plus nombreux de la société sont satisfaits. Mais cela n’empêche pas que la lutte des classes bat son plein, et que ce développement économique sans précédent dans l’histoire du capitalisme suscite des formes d’aliénation nouvelles. Cela débouchera sur Mai 68, un événement lors duquel critiques de l’exploitation et de l’aliénation sont combinées.

Heller est hongroise. Elle défend un marxisme humaniste antistalinien. Elle définit le stalinisme comme une « dictature sur les besoins » : une caste de bureaucrates planificateurs décide de manière autoritaire des besoins légitimes, ceux que la société va satisfaire, et de ceux qui ne le sont pas. L’individu et ses besoins deviennent quantité négligeable dans la définition des besoins. L’argument de Heller est que tout le système de Marx est orienté vers l’émancipation de l’individu et de ses besoins de l’emprise du capital. Elle utilise donc la théorie des besoins de Marx pour soumettre à critique le stalinisme.

Gorz et Heller parviennent tous les deux à la même conclusion : la lutte pour la définition et la satisfaction des besoins est un moteur de l’émancipation. Leurs idées remontent à un demi-siècle, mais à mes yeux elles restent très actuelles. Dans mon livre, j’essaie de les mettre à contribution pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Tu dis que les associations de consommateurs pourraient devenir un levier politique dans les années qui viennent. Comment en viens-tu à énoncer cette idée ?

L’histoire des associations de consommateurs est complexe et passionnante. Au début du XXe siècle, ces associations s’intéressaient beaucoup aux enjeux de production : conditions de travail et niveaux de salaires notamment. Elles réalisaient par exemple des « enquêtes ouvrières », visant à vérifier que les patrons respectent certaines normes en matière de respect des travailleurs. Elles ne se limitaient pas, comme aujourd’hui, à une conception étroite des intérêts du consommateur. Si bien que les alliances avec les syndicats étaient plus fréquentes. On compte de nombreux épisodes, notamment aux Etats-Unis dans les années 1920 et 1930, où la grève (cesser la production) et le boycott (cesser la consommation) sont utilisés simultanément dans le cadre d’une lutte.

Progressivement, les enjeux de production et de consommation se sont différenciés au cours du XXe siècle : aux syndicats les premiers, aux associations de consommateurs les seconds, sans convergence. En France notamment, l’État a été déterminant dans la séparation des deux, puisqu’il a voulu se doter dans l’après-guerre d’interlocuteurs « non politiques » en matière de consommation. Ainsi, aujourd’hui, il n’arrive pratiquement jamais que la grève et le boycott soient utilisés de concert pour obtenir un rapport de force.

C’est de la politique-fiction mais à mes yeux, l’un des grands enjeux des décennies à venir est de reconnecter ce que le 20e siècle a déconnecté. Il s’agit désormais de penser ensemble la production et la consommation. C’est pourquoi j’imagine dans le livre la création d’ « associations de producteurs-consommateurs », où les enjeux de production et de consommation seraient discutés conjointement. Ces associations placeraient la question des besoins au cœur de leur action : que produire, pour satisfaire quels besoins ? Si on commence par déterminer démocratiquement quels besoins on veut satisfaire, on court-circuite le productivisme, et on réduit par-là même la pression sur les écosystèmes.

Plus généralement, tu soulignes la nécessité d’une alliance entre le mouvement ouvrier et le mouvement écologiste. Et tu pointes la centralité du secteur de la logistique dans cette alliance. Pourquoi ?

L’importance de la logistique dans le capitalisme contemporain a été constatée par de nombreux auteurs. Un penseur important pratiquement inconnu en France est Kim Moody, l’un des fondateurs de la revue Labor notes [2]. Moody est l’auteur du meilleur livre que je connaisse sur les luttes de classes en ce début de 21e siècle [3].

Moody fait deux constats. D’abord, avec la mondialisation et les nouvelles technologies, la logistique prend de l’importance dans le fonctionnement du capitalisme. On pense évidemment à Amazon, mais c’est un phénomène plus général. Avec l’internationalisation de la production, la circulation des composants des marchandises est un enjeu décisif. Ceci implique que le nombre de travailleurs de la logistique augmente, dans les pays du Sud comme du Nord.

Ensuite, les frontières entre la production et la logistique ont tendance à se brouiller. Jusqu’à la fin du XXe siècle, la production produit, la logistique achemine. Mais avec la production en flux tendus, le just-in-time postfordiste, la logistique devient partie intégrante du processus productif. On va par exemple achever la production d’une marchandise au moment même où on l’achemine vers son lieu de vente. Conclusion : la logistique sera un champ de bataille déterminant dans les luttes de classes de demain. Le contrôle sur les flux logistiques, la capacité des travailleurs à les interrompre ou les détourner, est un enjeu stratégique majeur.

 Un chapitre du livre porte sur la garantie, l’extension de la durée de garantie des biens, dont tu dis que c’est une revendication qui permettrait de ralentir le rythme de rotation des marchandises. N’est-ce pas une mesure anecdotique ?

Les chiffres montrent que 80 % des biens sous garantie sont ramenés pour être réparés par le consommateur. Or ce pourcentage tombe à moins de 40 % une fois la garantie arrivée à échéance. Plus on étend la durée de la garantie, et plus le consommateur tend à réparer au lieu d’acheter de nouvelles marchandises, ce qui permet de ralentir le rythme de leur renouvellement. L’allongement de cette durée de deux à dix ans est une revendication portée par un collectif d’associations, emmené par les Amis de la terre.

Qu’une telle mesure ne soit pas anecdotique est attesté par un constat : à chaque fois que la question de l’allongement des garanties légales s’est posée, c’est le branle-bas de combat chez les industriels. La loi Hamon sur la consommation de 2016 avait voulu renforcer ces garanties légèrement et de manière non contraignante. Les milieux patronaux ont combattu la mesure âprement. Ils savent où est leur intérêt : dans l’accélération constante de la vitesse de rotation des marchandises, autrement dit dans la logique débridée du productivisme et du consumérisme, dont dépend le niveau de leurs profits. Nous, révolutionnaires, devons imaginer des mesures à la fois immédiates et de long terme pour enrayer cette logique. L’allongement de la durée des garanties légales en est une, parmi d’autres.

Y a-t-il un lien entre la problématique des besoins et le mouvement social contre la « réforme » des retraites qui s’illustre actuellement la France ?

Ce qui impressionne dans ce mouvement est sa capacité à ne pas se laisser enfermer dans des arguments purement comptables. Bien sûr, il a su à merveille contester les chiffres mobilisés par le gouvernement à l’appui à sa « réforme », qu’il faudrait d’ailleurs appeler « contre-réforme ». Mais en dernière instance, l’enjeu fondamental que pose ce mouvement est qualitatif, je dirais même existentiel : qu’est-ce qu’une vie émancipée de l’exploitation et de l’aliénation capitalistes ? Y a-t-il des institutions ou des temps de la vie qui échappent encore à la marchandisation ? L’enjeu des retraites permet ainsi de combiner critique quantitative et qualitative du système. Gorz et Heller auraient adoré.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Voir Hannah Holleman et al., « The sales effort and monopoly capitalism », in Monthly review, avril 2009, disponible à l’adresse : https://monthlyreview.org/2009/04/01/the-sales-effort-and-monopoly-capital/

[3Voir : Kim Moody, On new terrain. How capital is reshaping the battleground of class war, Chicago, Haymarket Books, 2017.
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