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Afrique du Sud

Résurgence du mouvement étudiant sud-africain et fin du cycle post-apartheid

Juan Chingo Les manifestations qui viennent d'ébranler plusieurs universités en Afrique du Sud ont pris par surprise le Congrès National Africain (CNA), parti au pouvoir. Pour la première fois, ce dernier s'est vu obligé de plier mais sans réussir à apaiser la rébellion. Les étudiants mettent à nu le caractère fictif de la transformation du régime ainsi que le capitalisme sud-africain depuis la fin de l'apartheid.

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Le « moment mai 68 » des étudiants sud-africains

L’Afrique du Sud vit en ce moment le plus important mouvement de protestation depuis la chute de l’apartheid : les étudiants ont commencé une importante lutte contre la forte augmentation des frais d’inscription et de logement ; une augmentation d’entre 8% et 12%. Les manifestations du 14 octobre des étudiants de l’université de Witwatersrand (Wits), à Johannesburg, contre la hausse de 10,6% des frais de scolarité et celle de 6% des frais d’inscription ont été l’étincelle qui a allumé le feu des mobilisations qui ont culminé, le 21 octobre, en protestations à l’échelle nationale avec près de 3000 étudiants de l’Université de la ville du Cap (UCT) qui ont marché jusqu’au parlement.

Durant cette journée, certaines scènes pouvaient rappeler l’ère de l’apartheid. La police a lancé des grenades assourdissantes afin d’empêcher que les étudiants – demandant à être entendus par le ministre de l’éducation nationale supérieure Blaze Nzimande, secrétaire général du parti communiste Sud-Africain- n’entrent dans l’Assemblée Nationale. De nombreux étudiants ont été arrêtés : on a retenu les charges de trahison contre eux, comme celles retenues contre les survivants du massacre de Marikana. Le lendemain, ils ont été reçus comme héros par leurs camarades de lutte.

Par la suite, vendredi dernier, a eu lieu la plus importante manifestation devant l’Union, le siège du gouvernement et bureau du président Jacob Zuma. Plus de 10000 personnes se sont réunies pour exiger l’annulation de la hausse des taxes universitaires. Les étudiants ont réclamé que Zuma vienne montrer sa tête mais le gouvernement n’a pas hésité à envoyer ses forces de répression utilisant les gaz lacrymogènes et les balles en caoutchouc contre les manifestants.

Il s’agit de la plus importante protestation depuis le soulèvement de Soweto en 1976. La combativité des étudiants a obligé le gouvernement de Zuma à reculer et à déclarer qu’il n’allait pas augmenter les frais d’inscription pour l’année 2016.

Cependant, malgré ce recul, lundi, de nombreuses universités ont poursuivi le mouvement. Comme ils le signalent : « …maintenant, la deuxième phase est pour obtenir une diminution des frais d’inscription qui restent au même niveau. Il n’y a rien à célébrer ». Un autre étudiant répliquait : « Nous ne luttons pas seulement contre cette augmentation. Nous luttons pour que l’université élimine toutes les augmentations que l’on a subies depuis 2001, y compris dans les modules individuels ».

Cette revendication n’est pas inattendue. Les frais d’inscription varient en fonction de l’université pouvant atteindre 60000 rands (4000 euros) pour les étudiants en médecine dans un pays où les familles blanches gagnent jusqu’à 6 fois plus que des familles noires, selon les chiffres officiels. Tout cela dans le cadre d’une faible croissance de l’économie sud-africaine depuis 2009, conséquence de la récession et la politique d’austérité du gouvernement, qui vient de diminuer les aides aux étudiants.

Derrière la révolte des étudiants, l’inégalité raciale

Le mécontentement étudiant ne tombe pas comme un éclair dans un ciel serein, mais il vient couronner des années de protestations et de frustrations, concentrées dans les Universités connues pour accueillir la majeur partie des étudiants noirs.

En 1996, lorsque le CNA dessinait une stratégie dénommée GEAR – sigle en Anglais de Croissance, emploi et redistribution- qui avait pour objectif de promouvoir l’orthodoxie économique (libéralisant et ouvrant le pays au capital international après une période semi-autarcique, fermé sur lui-même, comme conséquence des sanctions internationales liées à « l’apartheid ») et de l’autre côté, de lutter contre la pauvreté et l’inégalité raciale, développant des politiques de discrimination positive - comme l’imposition de taux raciaux du personnel d’entreprises d’une certaine taille. Cela a conduit à la fusion entre les universités historiquement noires avec les universités historiquement blanches. En réalité, les universités majoritairement noires ont demeuré, une espèce de bantoustans de l’enseignement supérieur, qui ont été jusqu’à récemment le foyer de la protestation étudiante.

La différence avec le mouvement actuel est qu’il touche les universités traditionnellement blanches. Ces anciens bastions du privilège blanc ont connu l’arrivée d’un grand nombre d’étudiants noirs principalement de classe moyenne - enfants de la nouvelle classe moyenne noire qui s’est développée durant les années du boom des matières premières à la fin des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000. Même si les blancs restent majoritaires dans l’université de Stellenbosch – siège académique du nationalisme afrikaner, avec des cours donnés en Afrikaans- les noirs constituent 70% dans les universités où anciennement il y avait une majorité blanche.

Cependant, loin de résoudre le problème d’inégalité raciale, ce mouvement le met à découvert. Ainsi, comme le raconte cet étudiant au New York Times : « Ce fut seulement en arrivant à l’université de la Ville du Cap, bastion de la lutte contre l’apartheid, que Ramabina Mahapa fut réellement conscient de sa race. Mahapa, 23 ans, a grandi dans un village constitué seulement de sud-africains noirs et était le premier de sa classe. Lorsqu’il arrive à l’université, la brèche entre les étudiants noirs et blancs est devenue évidente. Des 15 personnes qui possédaient une voiture dans son dortoir, une seule était noire. Lorsque sont apparus les résultats des premiers examens, les étudiants noirs avaient obtenu les pires notes. ‘C’est pour cela que j’ai commencé à me sentir noir’ affirmait Mahapa, né deux ans avant la fin de l’apartheid et qui est aujourd’hui étudiant en troisième année de psychologie et de philosophie, et en outre président du gouvernement étudiant. ‘Bien qu’occasionnellement, j’avais vu des images de l’apartheid à la télévision, je ne l’ai jamais intériorisé ni pensé à cela, jusqu’à ce j’arrive dans un lieu où je le vis dans en chair’, ajoute-t-il ».

Les étudiants, caisse de résonance des frustrations sociales de toutes les couches de la population du régime post-apartheid

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L’actuelle vague de luttes universitaires est un nouveau point d’inflexion dans la dynamique de lutte de classe ouverte par le massacre des mineurs de Marikana. Elle montre que des secteurs moyens de la population comme les étudiants en ont marre de payer des tarifs exorbitants ; des conditions de vie ; du peu de perspectives d’emploi après les études ; de la déperdition de l’argent de l’Etat au profit de la corruption brutale de la nouvelle élite politique noire post-apartheid de laquelle Jacob Zuma est une des incarnations les plus pathétiques.

Historiquement, les luttes étudiantes en Afrique du Sud ont joué un rôle pivot de mécontentement général, comme en 1960, 1976 ou 1985. L’énorme soutien et sympathie montre non seulement un soutien passif, mais sinon actif qui réveille la population dans une détermination de lutter jusqu’au bout.

Le Times indique que le 23 octobre, une mère de la Ville du Cap, apprenant que son fils s’affrontait avec la police dans la Free State University, a rempli une remorque avec des aliments, ustensiles de cuisine, paquets de soupe, et est venue les aider. Des membres de la communauté unis avec les étudiants leurs ont apporté de la nourriture et de l’eau. Le patron d’une entreprise de distribution d’eau a organisé un convoi pour distribuer de l’eau aux étudiants. A Prétoria, une pizzeria a distribué 500 pizzas aux étudiants mobilisés.

Une fois de plus, ce qui a commencé et continue à être une lutte autour des frais d’inscription est devenue rapidement une protestation contre les plus fortes inégalités, où la minorité privilégiée monopolise les ressources du pays alors que la majorité languie dans la pauvreté.

Le mécontentement croissant des personnes qui vivent dans la pauvreté s’exprime à travers différentes formes de mobilisations et de protestations, offrant à l’Afrique du Sud le titre de « capitale mondiale de la protestation », avec en moyenne 35 grèves tous les jours. Les personnes s’organisent et se mobilisent pour protester contre les conditions terribles de vie – sans logement décent - et le manque de sécurité, d’électricité, de distribution d’eau, et d’assainissement. Bien qu’étant un pays à revenus moyens, cela n’empêche pas qu’une personne sur quatre en Afrique du Sud souffre de la faim.

Les familles continuent de lutter pour survivre pendant que l’économie continue de chuter et le chômage augmente, spécialement pour les jeunes. A côté des secteurs les plus pauvres, se sont les travailleurs qui résistent aux attaques des multinationales impérialistes et du gouvernement, comme les mineurs de Marikana qui se sont affrontés à la Anglo American, ou les travailleurs du secteur automobile qui se sont affrontés récemment aux patrons.

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Le mythe de la « Nation Arc-en-Ciel » commence à tomber

L’élément de fond du soulèvement étudiant est la pire crise économique depuis la fin de l’apartheid. Le million d’emplois perdus depuis la crise mondiale de 2007/2008 n’a jamais été récupéré. Après une première contraction de 1,3% au second trimestre, l’économie pourrait être entrée dans une seconde récession en cinq ans fin octobre. Ainsi, la coalition du CNA, le parti communiste, et de la COSATU (la centrale syndicale sud-africaine) qui a mis au pouvoir Zuma, est en ruines. Elle est divisée à sa racine par l’expulsion de sa principale branche, le syndicat métallurgique (Numsa, sigles en anglais) de 320000 membres, après la décision de cette dernière de rompre avec l’alliance tripartite de l’ANC, SACP et du COSATU et son annonce de lancer un front unique, un mouvement pour le socialisme et un parti des travailleurs.

Les mobilisations étudiantes ont porté un fort coup au gouvernement et à l’establishment académique, 21 ans après que le CNA, dirigé par Mandela, ait amorcé une transition à une république parlementaire multiraciale, qui en échange de concessions a garanti la survie de la domination économique et de l’appareil de l’Etat, de la bourgeoisie blanche. Aujourd’hui, des secteurs de la population commencent à prendre conscience de l’escroquerie : « la plupart des sud-africains ont été naïfs, défendant la ‘Nation Arc-en-Ciel’ » témoigne Majaletje Mathume, activiste étudiant de l’université de Stellenbosch. « Dans une certaine mesure, beaucoup des sud-Africains noirs, se sentent au service de population blanche. La transition se basait sur le fait de ne pas blesser ses sentiments pour qu’ils ne fuient pas ».

Autrement dit, les actions étudiantes ont révélé une insatisfaction nationale de plus grande ampleur au sujet d’une politique de représentation égale pour les noirs. Dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, produit de la transition négociée entre le Congrès National Africain et le gouvernement de l’apartheid de 1994, les blancs conservent un pouvoir disproportionné sur l’économie et les autres secteurs importants comme l’éducation supérieure. En réalité, la transition ou transformation a seulement bénéficié à une petite élite noire par des relations politiques, alors que la majorité de la population en a très peu bénéficié. Cela commence à émerger politiquement : « Durant les mobilisations, beaucoup de personnes ont remis en question et condamné le projet de 1994 » explique Rekgotsofetse Chikane, âgé de 24 ans, autre leader du mouvement étudiant de l’Université du Cap, qui rajoute que les critiques sont allées jusqu’à l’ex-président Nelson Mandela. « et si Mandela n’était pas exempt de critiques, aucun leader ne peut l’être ».

Le réveil et le saut de la conscience du mouvement étudiant sud-africain est un encouragement, pour les opprimés et les exploités du monde entier.


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