Et après, on fait quoi pour se représenter ?

Ronds-points, soviets et Gilets Jaunes. Quelle démocratie ?

Boris Lefebvre

Ronds-points, soviets et Gilets Jaunes. Quelle démocratie ?

Boris Lefebvre

Le mouvement des Gilets Jaunes met au centre de ses préoccupations une exigence renouvelée de démocratie. Entre la critique du présidentialisme et l’exigence portée par le RIC, les Gilets Jaunes ont (re)mis la question démocratique au centre du débat.

Les Gilets Jaunes : une démocratie par en bas ?

L’horizontalité, une étape du mouvement

Le mouvement des Gilets Jaunes s’est, dès le départ, signalé par une très grande horizontalité dans ses formes d’actions et de concertation. Privilégiant les réseaux sociaux et les boucles de SMS, les Gilets Jaunes se sont regroupés dès le 17 novembre dans des actions de blocage, des occupations de ronds-points et des assemblées sur les parkings pour décider par eux-mêmes des suites à donner à leur mouvement. Ce surgissement de lieux de discussions et de délibérations a provoqué un très grand étonne-ment de par son caractère inattendu et viral, avec des AG hors normes, survenues dans les endroits les plus divers de la France périphérique, reposant sur une prise de décision collective et exprimant un réel désir de démocratie venue d’en bas.

Toutefois, si le mouvement a débuté sur ces bases, il se pourrait bien qu’elles ne soient qu’une étape et non pas l’aboutissement de ce que les Gilets Jaunes ont à proposer en terme de démocratie et de structuration, en lien avec la construction d’un rapport de force à même, non seulement de faire reculer Macron sur la taxe sur les carburants et de paralyser ses réformes à venir, mais également pour le battre en brèche. Comme le souligne Stathis Kouvélakis, dans la revue Contretemps, « le mouvement est condamné à réinventer la roue, à savoir trouver des formes de structuration, créer des espaces de délibération et de coordination, bref se soumettre aux lois universelles d’une action collective démocratique. Les tentatives en cours de structurer à l’échelle nationale un processus de délégation émanant d’assemblées générales, une « assemblée des assemblées » telle que le propose notamment l’appel des GJ de Commercy, représente à l’évidence un enjeu crucial. Leur succès serait un pas vers un mouvement qui pourrait contribuer à la reprise en main de leur vie par les opprimé.e.s et les exploité.e.s, et s’ouvrir, sans garantie aucune, à une perspective émancipatrice ». En effet, l’horizontalité du mouvement, qui a fait sa force dans les débuts, pourrait devenir à la longue un frein à sa pérennisation et surtout à son extension si cette même horizontalité ne s’étend pas au monde du travail, passant des ronds-points aux entreprises et aux bureaux, de façon à créer un rapport de force sur le territoire de la production et de la circulation.

Le RIC, reflet de l’aspect protéiforme du mouvement

Dans ce contexte, le référendum d’initiative populaire (RIC) est apparu comme la mesure phare qui allait pouvoir redonner au « peuple » son pouvoir démocratique et souverain, usurpé par la classe dirigeante. Cependant, cette procédure démocratique, qui se décline en plusieurs versions, plus ou moins radicales, en fonction de ceux qui la défendent, n’est pas exempte de limitations pour répondre aux aspirations profondes du mouvement. En effet, le RIC ne remet pas en cause la poli-tique professionnelle car il ne donne qu’un pouvoir législatif au peuple qui doit ensuite soumettre sa loi aux représentants professionnels de la politique, lesquels sont élus grâce aux médias bourgeois dans le but de faire appliquer leur programme et de garantir leurs intérêts. Le référendum ne se dé-roule pas, en outre, en vase clos, mais bien dans la société actuelle, où les débats ne sont pas démocratiquement organisés par les médias pour être cantonnés dans les limites de ce que les médias dominants décident, en fonction, également, de leurs donneurs d’ordre, à savoir les grands groupes capitalistes qui contrôlent largement la presse écrite et l’audiovisuel hexagonal. À la limite, le RIC peut être un instrument de contrôle des citoyens sur l’exécutif mais il ne saurait être un instrument d’action. Il n’est qu’un outil démocratique de plus dans le cadre d’une représentativité où les élus sont structurellement séparés du « peuple ». Il ne peut alors qu’être un outil de contrôle intermittent car ne pouvant s’exercer que si un certain nombre de citoyen s’emparent d’une question et parviennent à la faire porter devant leurs élus.

Enfin, l’autre écueil serait de faire du RIC le pendant démocratique de la forme plébiscitaire que les institutions de la Ve République revêtent, notamment à travers son hyper-présidentialisme. Le suffrage uninominal à deux tours produit, comme l’élection de 2017 l’a particulièrement montré, des choix imposés de candidats qui ne font que le jeu de la logique du moindre mal, du vote utile et du front républicain. L’élection présidentielle, la seule qui compte vraiment en France, est donc une sorte de plébiscite qui va à l’encontre d’une mise en mouvement politique fondée sur la discussion et l’action. Le RIC semble reprendre à son insu ce travers en ce qu’il tombe lui aussi dans la rhétorique du « oui » ou du « non », propre à la forme plébiscitaire. En ce sens, il s’oppose à « une véritable rupture démocratique avec le régime de la Ve République, véritable clé de voûte de l’hégémonie bour-geoise dans ce pays, rupture qui implique la suppression du présidentialisme, une démocratisation profonde des institutions, et l’instauration de formes de contrôle populaire de la vie sociale – qui s’étendent à l’économie » qui, selon Stathis Kouvélakis, serait à même de « cimenter un bloc social capable de s’opposer de façon victorieuse à un pouvoir autoritaire ». Autrement dit, le RIC décline, selon ses acceptions, différentes modalités de démocratie « participative », à défaut de proposer une véritable démocratie directe.

De l’absence de représentants aux figures publiques et à Commercy

L’absence de représentants du mouvement dans un premier temps avait fait penser à une forme de renouveau politique en rupture avec les institutions. Toutefois, cela ne garantissait pas contre les représentants auto-proclamé du mouvement ni contre une forme plébiscitaire de représentation du mouvement. On se souvient de Benjamin Cauchy, représentant auto-proclamé des Gilets Jaunes sur Toulouse qui avait usurpé ce titre sur les plateaux télé et dont le profil très marqué à l’extrême-droite n’a pas fait l’unanimité. Très vite sont apparues des figures du mouve-ment comme Eric Drouet, Fly Rider, Priscilla Ludosky ou Jérôme Rodrigues, très présents sur les réseaux sociaux. Populaires et jouissant d’une réelle influence, il n’en reste pas moins qu’ils parlent surtout en leur nom propre sans réel contrôle de la part des Gilets Jaunes autrement que par les mécanismes biaisés du « like » et du consensus Facebook.

À l’opposé, l’appel de Commercy lancé en décembre a proposé une « AG des AG » qui propose un début de coordination nationale au mouvement et qui s’est avéré être un premier succès avec ses 75 délégations venues de tout le territoire. Malgré les limites de ce cadre, le mouvement a pu commencer à poser les questions de comment se doter de revendications portées démocratiquement depuis la base et sortir des postures d’autorité que favorise la popularité sur les réseaux sociaux. Un début d’auto-organisation du mouvement est né qui pose de nombreuses questions sur les formes à donner à cette démocratie surgie par en bas. À ce titre, la première expérience soviétique, issue des premières années de la Révolution d’octobre, avant la glaciation stalinienne de la seconde moitié des années 1920, offre des pistes de réflexion et d’organisation sur les différentes formes qui peut revêtir un mouvement d’émancipation.

La démocratie soviétique : contre le citoyennenisme et le parlementarisme

La démocratie soviétique des premières années de la révolution, expression la plus aboutie des formes d’auto-organisation par en bas qui avaient déjà pu surgir dans les processus révolutionnaires du XIX° et qui ont marqué également l’histoire des révolutions du XX° siècle, que les structures d’auto-organisations s’appellent « comités », « consejos », « committees » ou « shuras », comporte trois grandes différences par rapport à la démocratie bourgeoise : elle fait reposer la citoyenneté sur le rôle productif de l’individu dans la société, elle établit un système de représentation large et très contrôlé et elle abolit la séparation entre le pouvoir législatif et exécutif.

Contre le citoyennenisme : une représentation de classe

Tout d’abord, la démocratie soviétique est en rupture radicale avec la conception bourgeoise de la démocratie qui consiste à promouvoir une démocratie formelle où la citoyenneté est attribuée en raison de droits politiques que nous partagerions tous mais dont certains, et certaines, sont, de fait, exclus. En somme, le suffrage universel s’appuie sur la citoyenneté : nous pouvons tous voter car nous sommes tous libres et égaux (ce qui exclut néanmoins les étrangers dans des démocraties dont la nationalité fonde la citoyenneté). Or, comme le soulignait Trotsky dans La révolution trahie, la spécificité du « système électoral soviétique, fondé sur les groupes de classe et de production » est qu’il « s’oppose au système de la démocratie bourgeoise, basé sur ce que l’on appelle le « suffrage universel et direct » de la population atomisée ».

Autrement dit, la citoyenneté soviétique entend dépasser la division entre les citoyens pour refonder une citoyenneté dont la base serait le rôle productif que joue l’individu dans la société. Très concrète-ment, la démocratie soviétique étend le droit de vote à l’ensemble des producteurs, hommes et femmes, indépendamment de leur nationalité, car ce sont eux qui font tourner la société. Les personnes qui n’ont pas un rôle direct dans la production sont de fait exclues du droit de vote et de la représentation. Selon la Constitution soviétique de 1918, peuvent élire et être élus tous les majeurs de 18 ans, de l’un ou l’autre sexe, qui obtiennent leurs moyens d’existence par un travail utile ou accomplissant un travail domestique donnant au premier la possibilité de travailler dehors (par exemple l’épouse au foyer ou tout autre personne qui s’occupe des enfants des ouvrières, etc.), les soldats de l’armée rouge, les citoyens des catégories énumérées dans les deux points précédents qui auraient perdu leur capacité de travail, les étrangers qui vivent et travaillent sur les territoires de l’URSS tandis que ceux qui utilisent le travail salarié dans le recherche d’un profit, les personnes qui vivent d’un revenu ne procédant pas de leur travail, les commerçants et intermédiaires commerciaux, les moines et agents du culte, les employés et agents de l’ancienne police, ainsi que les membres de la dynastie régnante ont sont exclus. En conséquence, l’organisation démocratique assurant une représentation, non des personnes, mais des groupes socio-économiques réellement existants dans la société, ne passe plus seulement par le suffrage universel et direct. La forme d’organisation ne peut être, dans ce système, celle d’une pyramide inversée, qui voit la représentation des producteurs associés assurée par les producteurs eux-même, sous contrôle permanent de la base, à l’exclusion des membres inactifs et parasites de la société.

Une représentation démocratique encadrée

Le second point porte sur les garanties de la représentation. Tout d’abord, la
démocratie des producteurs associés assure une représentativité de la population infiniment supérieure à celle de n’importe quelle démocratie bourgeoise, à l’image de l’Assemblée nationale française où sont surreprésentés les professions et catégories socio-professionnelles supérieures et quasiment plus aucun ouvrier ou employé. Ensuite, le poste de représentation est encadré par un mandat révocatoire. Le représentant est mandaté sous contrôle de celles et ceux qui l’ont élu. Il est révocable à tout moment s’il ne remplit pas adéquatement sa mission. Enfin, il ne touche pas de rémunération supérieure au salaire moyen d’un ouvrier.

Cet encadrement de la représentativité a pour fonction d’éviter deux écueils : la représentation auto-nomisée qui est la situation actuelle dans laquelle sont les députés et l’illusion de la démocratie directe intégrale à grande échelle. On comprend aisément que l’encadrement du mandat d’un représentant évite qu’il ne représente finalement plus que lui-même ou la classe à laquelle il appartient. En ce qui concerne « le débat entre démocratie directe et représentative », Daniel Bensaïd affirmait que c’était un « trompe-l’œil » car « une forme de délégation et de représentation sera toujours à l’œuvre, même dans ce que l’on appelle démocratie directe ». La démocratie directe intégrale n’est pas tenable sur le long terme et à grande échelle car elle fige le processus qui dégage progressivement un intérêt général sur la base d’une délibération commune à chacun des stades de représentation depuis la base jusqu’au sommet. La démocratie directe tend à figer ce processus en imposant un mandat impératif qui interdit les délibération et ne fait des instance délibératives que la chambre d’enregistrement de position débattue en interne et non librement. Plutôt que cette forme de démocratie qui ne veut pas transiger sur la pureté de la fidélité à la base, il est préférable de limiter le pouvoir des représentants avec un pouvoir révocatoire de la base pour ce que cette dernière puisse contrôler son représentant et ses prises de décisions dans le cadre de la délibération.

Contre le parlementarisme : abolition de la séparation du pouvoir législatif et exécutif

En dernière instance, la démocratie de type soviétique abolit la distinction entre le pouvoir législatif et exécutif. C’était déjà le cas de la Commune de Paris de 1871 qui, selon Marx, était « un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois ». Cet exigence de ne pas sépa-rer le pouvoir exécutif et législatif se heurte à des décennies de pouvoir représentatif bourgeois qui repose à l’inverse sur une séparation stricte des pouvoirs parfois justifiée au nom de la « démocratie » contre les régimes dictatoriaux concentrant tous les pouvoirs entre les mains de quelques dirigeants, comme si la « démocratie réellement existante », avec ses lois d’exception et ses constitutions porteuses de « pouvoirs spéciaux » n’étaient pas, en puissance, des instruments de dictatures politiques, en sus d’être, en « temps normaux », la meilleure enveloppe de la dictature du capital. Lénine critiquait, dans L’État et la révolution ce « parlementarisme […] de la société bourgeoise » pour lui opposer les organismes de la Commune où « la liberté d’opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie, car les parlementaires doivent travailler eux-mêmes, appliquer eux-mêmes leurs lois, en vérifier eux-mêmes les effets, en répondre eux-mêmes directement devant leurs électeurs. Les organismes représentatifs demeurent, mais le parlementarisme comme système spécial, comme division du travail législatif et exécutif, comme situation privilégiée pour les députés, n’est plus ».

En l’absence de structures auto-organisées, sur les lieux de travail et de production, qui seraient la base matricielles d’un gouvernement ouvrier et populaire à même de renverser le pouvoir de la bourgeoisie, mais en raison d’une dégradation des mécanismes démocratiques « habituels » et d’une aspiration à une transformation démocratique profonde, les partisans de Trotsky ont défendu dans les an-nées 1930 la revendication d’une assemblée unique dans la lignée de ce que le Programme d’action de la Ligue Communiste en France proposait en 1934 : « Une assemblée unique doit concentrer le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Les membres en seraient élus pour deux ans, au suffrage universel depuis l’âge de dix-huit ans, sans distinction de sexe ni de nationalité. Les députés seraient élus sur la base d’assemblées locales, constamment révocables par leurs mandants et recevraient pendant le temps de leur mandat le traitement d’un ouvrier qualifié ». Ainsi, on évite d’une part le piège du parlementarisme et d’autre part l’existence d’un Sénat élu au suffrage indirect qui en tant que tel ne favorise par une représentation réelle de la population car elle donne une plus grande représentativité à la campagne et aux notables.

Majorité et citoyenneté

Ces trois conditions – représentation sur une base de classe, représentation strictement encadrée et représentation dans un corps à la fois législatif et exécutif – permettent de rendre à la majorité son plein rôle de citoyen réel.

Contre la citoyenneté abstraite d’où est tirée la souveraineté abstraite d’un peuple tout aussi abstrait, mais qui en dernière instance retombe dans les mains d’une minorité privilégiée socialement, on trouve grâce à ces mesure les moyens de rendre la citoyenneté concrète, incarnée par la place dans la production, et réellement souveraine car détachée d’une représentation sans contrôle démocratique. La démocratie n’est alors plus l’actuelle souveraineté du « peuple » qui, comme on le voit, n’est jamais actif dans le jeu politique mais systématiquement marginalisé au profit des classes possédantes. La démocratie est celle de la majorité et pour la majorité. Elle regroupe le plus grand nombre de personnes et les rend actifs politiquement. Des ronds-points aux soviets, la distance peut sembler encore incommensurable. Mais d’est bien par une authentique auto-représentation des producteurs et des productrices que la démocratie peut redevenir ce qu’elle doit être, à savoir le pouvoir, véritable, du peuple, à savoir des classes populaires et de la jeunesse.

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