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Putsch et conséquences régionales

Soudan. La mobilisation populaire, principal rempart contre le coup d’Etat

Ce week-end a eu lieu un coup d’Etat qui résulte de mois de divisions au sein du gouvernement mais qui pourrait avoir des conséquences importantes pour la région.

Philippe Alcoy

26 octobre 2021

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La situation politique, économique et sociale se dégradait au Soudan ces dernières semaines autour des divisions et fractures au sein du gouvernement de transition. Les jours précédant le coup d’Etat les partisans de l’aile militaire et ceux défendant les civils du gouvernement se sont même manifestés dans les rues des principales villes du pays. A cela il faut ajouter le blocage des ports de l’Est du pays, qui a produit entre autres la pénurie de certains biens de première nécessité.

C’est dans ce contexte que le coup d’Etat de lundi a eu lieu. Les militaires menées par le général Abdel Fattah al-Burhan ont en effet arrêté le premier ministre Abdalla Hamdok ainsi que plusieurs ministres, dissout le Conseil Souverain de Transition (CST) et le gouvernement. A la suite des mobilisations populaires de 2019 contre le dictateur Omar al-Bachir, le CST avait été mis en place et composé de membres des forces armées et des « technocrates » de la soi-disant société civile. Même si dès le début il y a eu des frictions entre ces deux ailes, la situation s’est dégradée au cours des derniers mois, une fraction de l’aile *de la « société civile »* ayant même rejoint les militaires dans leur exigence de dissolution du gouvernement.

Il faut savoir que malgré la chute d’al-Bachir, des forces de l’ancien régime restaient actives, notamment au sein de l’armée. Les mobilisations des derniers jours en faveur de l’aile civile ont sans doute poussé ce secteur des classes dominantes locales à agir de peur de perdre des parcelles importantes de pouvoir. « Des manifestants pro-militaires dans l’est du Soudan ont fermé des ports et bloqué des routes (…) affectant ainsi l’approvisionnement et la distribution de nourriture, de pain, de carburant et d’autres produits dans le reste du pays. En réponse, des dizaines de milliers de personnes ont défilé jeudi dernier pour s’opposer aux manifestations pro-militaires, accusant l’armée d’organiser une campagne de désinformation à grande échelle pour saper le leadership civil », peut-on lire dans Middle Esat Eye.

A cela il faudrait ajouter les menaces d’extradition de l’ex-président al-Bachir, ce qui pourrait aussi avoir des conséquences pour d’autres responsables militaires, notamment ceux impliqués dans la répression sanglante des mobilisations populaires de 2019.

Les Etats-Unis et les principales puissances européennes ont réagi au coup d’Etat en exigeant la libération du premier ministre et le retour du gouvernement de transition. Washington a même annoncé la suspension de l’aide au pays.

Or les militaires, selon certains analystes, ne chercheraient pas à rompre complètement avec les orientations politiques du gouvernement de transition dont, rappelons-le, ils faisaient partie. Ainsi Alex de Waal, spécialiste du Soudan, déclare à DW que « ce que les militaires aimeraient probablement faire, c’est placer [le premier ministre technocrate] Hamdok à un poste où il reste en fonction, mais où ils tirent les ficelles ». De son côté Theodore Murphy, directeur du programme Afrique au Conseil européen des relations étrangères, déclare au même journal : « le message que l’armée veut transmettre au public est qu’il ne s’agit pas d’un coup d’État, mais plutôt d’une correction de la transition du Soudan vers la démocratie (…) Leur objectif est de remplacer certains politiciens civils qui, selon eux, mettaient le pays en danger et fomentaient des dissensions au sein de l’armée ».

Il est plus que probable cependant que les militaires devront faire leurs preuves avant de compter sur l’assistance financière des Etats-Unis et des organismes internationaux comme le FMI et la Banque Mondiale qui avaient entamé des discussions avec le gouvernement de transition. En ce sens, des spéculations existent sur le fait que les militaires soudanais se tourneront vers les pétro-monarchie du Golfe. En effet, pour certains analystes l’Egypte et les Emirats Arabes Unis pourraient être derrière le coup d’Etat. Il est impossible pour le moment de le confirmer. Cependant, il est certain que ces Etats vont tenter de tirer profit de la situation au niveau régional.

En effet, dans le conflit qui oppose l’Egypte et le Soudan à l’Ethiopie autour de la construction du Barrage de la Renaissance sur le Nil les militaires soudanais ont une posture plus agressive à l’égard du voisin du Sud-est. Le Soudan a pour sa part un différend frontalier avec l’Ethiopie. Plus largement, l’Ethiopie, qui fait face à un conflit interne contre diverses armées rebelles dont celle de la région du Tigré, se rapproche de plus en plus de la Turquie. La Turquie est un concurrent de l’axe Egypte-Emirats Arabes Unis-Arabie Saoudite, auquel s’associent aussi Israël, la Grèce et la France. En août dernier le premier ministre éthiopien Ahmed Abiy s’est rendu en Turquie et y a signé des accords pour l’acquisition d’équipements militaires et pour la coopération financière et militaire. La Turquie est par ailleurs le deuxième investisseur dans le pays après la Chine. L’Egypte et ses alliés espèrent ainsi qu’une posture plus dure des militaires soudanais vis-à-vis de l’Ethiopie contribue en même temps à bloquer la progression de l’influence turque dans cette région de l’Afrique.

Cependant, les militaires pour assoir leur pouvoir devront encore faire face à la résistance des mobilisations populaires. Ainsi la junte tente de mater la résistance à travers une répression brutale qui a déjà fait au moins 7 morts et 140 blessés. Et cela malgré le fait que le gouvernement de transition était contesté par une partie de la population, notamment à cause de la situation économique désastreuse et les mesures d’austérité prises en accord avec le FMI : « Le sentiment sur le terrain est divisé, car une partie de la population, qui souffre de difficultés accrues en raison des réformes soutenues par le FMI, est désormais favorable à un coup d’État (...) les réformes comportaient également des mesures d’austérité telles que la mise en circulation de la monnaie et la suppression des subventions publiques, ce qui a entraîné de nouvelles hausses du prix du carburant et d’autres produits de base. Les files d’attente de plusieurs heures devant les stations-service sont devenues monnaie courante et la hausse des prix des denrées alimentaires a plongé de nombreuses personnes dans la pauvreté (…) Selon l’ONU, près de 10 millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire grave ».

Quoi qu’il en soit, ce que les manifestations contre le coup d’Etat sont en train de montrer c’est que les masses conservent encore de l’énergie pour se mobiliser. Il faudra voir si cela sera suffisant pour faire reculer les militaires. Et même dans le cas où ceux-ci arrivent à imposer un gouvernement militaire ce n’est pas sûr qu’il soit stable et capable d’imposer sa légitimité sur l’ensemble de la population. Ce qui est sûr c’est que les seuls à pouvoir garantir des libertés démocratiques ce sont les jeunes, les femmes et les travailleurs soudanais. Les représentants de « la société civile » se sont révélés défendre une politique pro-impérialiste, imposant des mesures d’austérité aux masses laborieuses mais aussi en se montrant ouverts à « normaliser » les relations du Soudan avec Israël. C’est pour cela que pour beaucoup d’analystes, la rue représente aujourd’hui le principal rempart contre la dictature.


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