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Révolution d'octobre

Soulèvement au Liban : quand les divisions confessionnelles ne suffisent au régime pour se maintenir

Au Liban, la mise en place de taxes sur l'essence, le tabac, et surtout l'utilisation de la messagerie gratuite Whatsapp (prisée pour les appels à l'étranger), ont été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. En manifestant tous ensemble des les rues du pays, les manifestants ont remis en cause les divisions confessionnelles grâce auxquelles le pouvoir s'était maintenu jusque là.

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Manifestation à Beyrouth le 20 octobre 2019 au Liban ( AFP / IBRAHIM AMRO )

« Kulun ya3ni kulun ! » (« Tous ça veut dire tous ! »), c’est ainsi que depuis le 17 octobre, les manifestants libanais crient leur colère contre l’ensemble du régime et des représentants politiques, peu importe leur appartenance communautaire. Comme partout dans le pays, à Beyrouth, la jeunesse et l’ensemble des masses populaires s’est rassemblé Place des Martyrs, toutes confessions religieuses confondues, unies par la volonté d’en finir avec ce régime qui fait payer la crise aux plus pauvres, pendant que les dirigeants corrompus s’enrichissent en toute impunité. Un discours radical qui rompt donc avec les divisions confessionnelles entretenues d’abord par l’impérialisme français au moment de la proclamation de l’indépendance en 1943 pour garantir ses intérêts dans la région, puis par le régime lui-même, avec le consensus national qui a clôturé vingt-cinq ans de guerre civile (1975-1990).

Crise d’hégémonie d’un régime basé sur les divisions confessionnelles

En effet, la Constitution libanaise de 1943 encore en vigueur aujourd’hui, attribue la présidence de la République à la communauté chrétienne maronite, tandis que la présidence du Parlement l’est aux chiites, et le poste de premier ministre aux sunnites. De même, les sièges au Parlement sont partagés entre chrétiens et musulmans, tout comme l’administration et les postes de l’éducation nationale qui répondent à une logique de quotas pour tenir compte des 18 communautés officiellement reconnues par l’État libanais.
En partageant le pouvoir politique entre les différentes communautés, l’Etat libanais a longtemps réussi à maintenir un certain équilibre. La rente extraite du secteur bancaire et des services en pleine expansion avant et après la guerre civile, était ainsi partagée entre les chefs de communauté, avant d’être redistribuée à la plèbe via des réseaux clientélistes. Un système dans lequel la charité des « patrons » politiques et la solidarité communautaire venaient pallier à la misère, en créant un lien de dépendance des assistés envers leurs « bienfaiteurs », ce qui les incitait à leur rester fidèle et renforçait l’hégémonie du pouvoir en place. C’est donc le lien étroit entre l’organisation confessionnelle de l’Etat et le système de corruption clientéliste qui assurait sa base sociale au régime.

Mais la crise financière de 2008, les tensions avec l’Etat colonialiste israélien dont la dernière agression contre le Sud Liban date de 2006, et surtout la situation de guerre civile en Syrie après la révolte de 2011, ont provoqué une crise économique importante, qui a tari la capacité à redistribuer la rente. Dans un Liban isolé, accessible seulement par la mer ou par les airs, avec une bourgeoisie incapable de s’enrichir autrement que par la rente, la classe dirigeante a mené une politique d’émission de bons au trésor avec des forts taux d’intérêts, qui fait que le pays du Cèdre a contracté une dette de plus de 80 milliards de dollars, soit 160% du PIB. Ce que les impérialistes n’ont pas tardé à exploiter pour obliger le gouvernement à appliquer des plans d’austérité, privatiser les restes du secteur public, et casser les droits sociaux des couches populaires. A l’image de la Conférence CEDRE de 2018 qui s’est tenue à Paris, où les bailleurs internationaux se sont engagés à verser 11 milliards de dollars d’aide au Liban, en échange de réformes budgétaires libérales aux conséquences désastreuses pour les masses populaires, alors qu’à titre d’exemple les prix du logement explosent autour 8500$ par mètre carré dans la capitale, pour un salaire moyen de 700€ par mois.

Et même si malgré cela, le Liban reste classé 68ème pays sur 192 en terme de PIB par habitant (19.486$), la corruption endémique fait que l’eau courante n’est pas potable à Beyrouth, l’électricité y est coupée trois heures par jour, les services sociaux et les crèches sont inexistants, tandis que les déchets sont déversés dans la mer lorsqu’ils ne sont pas entassés et incinérés en pleine ville, et aucun réseau de transport en commun conséquent n’a été construit. Les revenus des 2% les plus riches équivalent à ceux des 60% les plus pauvres, ce qui en fait un des pays les plus inégalitaires au monde, avec le Brésil et l’Afrique du Sud. Par ailleurs, dans un classement par ordre d’indice de corruption réalisé par Transparency International, le Liban est classé 138ème sur 180, ce qui en fait l’un des pays où il y a le plus de corruption au monde. Autant de facteurs qui ont rendu d’autant plus insupportables pour les classes populaires, descendues massivement dans la rue ces derniers jours, les mesures annoncées par le gouvernement le 17 octobre dernier, qui visaient à leur faire payer la dette contractée par la classe dirigeante du pays.

Vers une recomposition du bloc dominant ou une radicalisation des masses populaires ?

Face à l’immense mobilisation du peuple libanais, le régime a rapidement reculé de manière spectaculaire. Lundi 21 octobre, soit quatre jours après le début des manifestations, le premier ministre Saad Hariri a non seulement annoncé l’annulation des taxes controversées, la mise en place d’un budget pour l’année 2020 sans impôts supplémentaire alors que le pays connaît un déficit de 0,6% du PIB, mais surtout la taxation des banques, et la réduction de 50% du salaire du président, des ministres, et des parlementaires. Des mesures que le gouvernement s’est empressé d’accepter en moins de 72 heures, pour tenter d’éteindre la contestation après le discours de Michel Aoun, élu président en 2016 et ex-général alliés des phalangistes pendant la guerre civile. Sans succès puisque le soir même, les manifestants ressortaient massivement dans les rues.

Pour autant le soulèvement reste – pour le moment – orphelin d’une direction révolutionnaire, capable d’offrir un débouché politique à la colère exprimée ces derniers jours. C’est là-dessus que le premier ministre Saad Hariri a tenté de jouer, en se disant prêt à accepter l’option des élections anticipées pour sortir de la crise. Cette issue, qui ne serait rien d’autre qu’une voie de garage pour le mouvement populaire, permettrait au chef du gouvernement, fils et héritier de Rafiq Hariri, de se sortir d’une crise politique importante.

En effet, lors des dernières élections législatives de 2018 (les premières à se tenir depuis celles de 2009), son parti, le Courant du Futur, a subi une défaite électorale importante. Saad Hariri était alors chargé de diriger un gouvernement majoritairement pro-Hezbollah, c’est-à-dire avec ceux qu’il accuse d’avoir assassiné son père en 2005, l’ancien premier ministre et homme d’affaire Rafiq Hariri. De même, alors que les Hariri sont des alliés historiques de l’Arabie Saoudite, le Hezbollah est un des principaux alliés de l’Iran dans la région. Autant dire que le gouvernement actuellement en place est issu d’un compromis instable.

Une situation que le premier ministre pourrait tenter de dépasser en imputant la responsabilité des politiques d’austérité au Hezbollah. Car si celui-ci jouit d’un prestige important, en vertu du rôle qu’il a joué dans la résistance armée face à l’agression israélienne de 2006 au Sud Liban, il est aujourd’hui décrié pour son implication dans les politiques anti-sociales menées par le gouvernement. Pour cela, en plus des mesures d’apaisement telles que l’annulation des taxes ou la réduction des salaires des politiciens, une des mesures proposées par Saad Hariri et acceptée par le gouvernement, a été la privatisation du secteur des télécommunications. Une manière de s’assurer le soutien des puissances impérialistes qui réclament toujours plus de réformes néo-libérales, en satisfaisant leurs intérêts.

Cela montre que si le mouvement se trouve aujourd’hui en position de force contre le régime, de par son caractère massif dépassant les divisions confessionnelles, il n’en reste pas moins qu’un enjeu important est maintenant d’affirmer son caractère anti-capitaliste et anti-impérialiste, en toute indépendance tant des institutions du régime, que des institutions internationales, véritables succursales de l’impérialisme qui opprime les peuples depuis tant d’années dans la région. Alors que les manifestations se tiennent pour le moment plutôt en soirée avec un caractère émeutier, la difficulté est grande pour la classe ouvrière de s’exprimer en toute indépendance de classe, avec la perspective de la grève générale pour faire tomber le régime. D’autant plus dans un pays où le mouvement ouvrier a connu une très forte répression, en même temps qu’un encadrement important par les bureaucraties communautaires cooptées, dans le cadre d’un régime ultra-sécuritaire et corrompu.

L’unification des masses populaires qui a commencé par le rejet des divisions confessionnelles, doit trouver un prolongement autour d’un programme d’action qui réponde aux aspirations sociales et démocratiques de l’ensemble des opprimés. A l’instar des femmes qui sont en première ligne du mouvement populaire, et qui connaissent une oppression particulièrement réactionnaire, en étant soumise à un statut de demi-citoyenne, sans même pouvoir transmettre la nationalité à leurs enfants. Ou encore des réfugiés syriens (1,5 à 2 millions depuis 2011) et palestiniens qui vivent en grande majorité une situation d’extrême précarité, et occupent les emplois les plus difficiles et les moins bien payés dans la société.

Après l’Algérie, le Liban. Ces deux pays que les soulèvements des « printemps arabes » de 2011 avaient relativement peu ébranlés, donnent aujourd’hui un second souffle aux processus révolutionnaires du Grand Moyen-Orient, et l’irruption des masses populaires sur la scène politique pourrait se propager à l’ensemble de la région confrontée à la barbarie de l’impérialisme pourrissant.


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