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20 ans après AZF

"Total savait que les réactions étaient possibles et que c’était explosif" : un ancien ouvrier d’AZF témoigne

Pour la commémoration des 20 ans de l'accident industriel d'AZF, nous avons interrogé Armand Cassé, ancien travailleur de l'usine. Il nous raconte les conditions de travail avant et après l'accident mais aussi les circonstances de ce terrible évenement ainsi que les 18 longues années de procès qui ont rendues service à Total.

Violette Renée

1er octobre 2021

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Crédits photo : Armand Cassé, Fonds HN3 des archives municipales de Toulouse

Pouvez-vous vous présenter et raconter le jour de l’accident ?

Je m’appelle Armand Cassé, j’ai été un employé de l’usine depuis 1977, j’y ai travaillé plus de 24 ans et j’ai été durant les 3 dernières années secrétaire du comité d’entreprise ; j’étais un conducteur d’appareil en industrie chimique en équipe - en 3/8 -, dans mon atelier on fabriquait des colles pour les panneaux de particules et les contre-plaqués. Le jour de l’accident j’étais présent, on commençait à discuter avec deux collègues quand une première déflagration est arrivée par le sol. Je leur ai dit « baissez-vous ». Les vitres sont parties, nous on était à 700-800 mètres du lieu de l’explosion ce qui fait qu’on a eu le temps de réagir entre l’onde sismique et l’onde aérienne, qui elle, a soufflé les vitres. Des bouts de vitres sont venus se planter dans les portes, dans les plaquo, nous on a rien eu si ce n’est un traumatisme psychologique, ça c’est évident. C’est quelque chose qui nous marque à vie, ce n’est pas anodin. Ensuite c’était toute une organisation pour organiser les salariés afin qu’il puisse comprendre ce qu’il s’est passé, pour assurer les salaires du fin du mois, aller voir les personnes blessées à l’hôpital, retrouver les familles des personnes décédées.

Est-ce qu’il y a eu un mouvement après l’accident pour dénoncer le manque de sécurité dans l’entreprise ?

Moi qui était secrétaire de CE, pendant le procès j’étais partie civile à charge contre Grande Paroisse à contrario de l’association "AZF, mémoire et solidarité" qui défendait Grande Paroisse et Total. J’ai lu toutes les enquêtes qui ont eu lieu que ce soit celle de l’inspection du travail, du CHSCT, de la commission d’enquête interne qu’ils n’ont pas voulu rendre : l’entreprise a rapporté un rapport édulcoré alors que le premier était beaucoup plus accablant pour la gestion de l’usine. J’ai été convaincu que c’était un problème interne courant 2002, quand il y a eu la perquisition sur les bureaux de Grande Paroisse et d’Atofina où l’on a découvert que les premiers essais sur les réactions entre le chlore et le nitrate avait été produit par le CNRS de Poitiers, à la demande de Grande Paroisse, donc ils savaient que les réactions étaient possibles et que c’était explosif. Ils vont le nier tout le long, il faudra attendre la perquisition de la police judiciaire à Paris pour s’apercevoir que c’était ces produits là qui étaient en cause. Par la suite, Grande Paroisse a proposé toutes sortes de thèse : l’arc électrique, la nitrocellulose, une météorite, un attentat terroriste, le gaz de la SNPE... c’était que des fausses pistes, juste pour noyer le poisson et faire durer la procédure. Les juges étaient obligés de faire contrôler par les experts les scénarios, c’est pour ça que ça a duré aussi longtemps. On s’est battu pour que le terme d’accident industriel apparaisse, catastrophe c’était trop générique et arrangeait Grande Paroisse. Comme un ouragan « on y peut rien ». Finalement, le jugement a condamné Grande Paroisse et le directeur pour négligence.

Mais pas Total ?

Total s’en est sorti car on a mal visé au départ, on aurait du porter plainte contre eux et Atofina qui était la grosse filiale de Total. Car là où je travaillais moi, le site appartenait à Atofina, pas à Grande Paroisse, nous on était sous-loués, en tant que salariés, on avait tous le statut Grande Paroisse mais on travaillait pour Atofina.

Quelles étaient ces « négligences » ?

Avoir un stock supérieur a ce qui est autorisé par l’arrêt préfectoral, avoir un mélange de produit explosif à l’intérieur, de ne pas avoir cadré le recyclage de tous les sacs de l’usine - c’est de là que vient le problème -, avoir des zones où il n’y avait que des sous-traitants, il y avait une formation des sous-traitants très succincte où on ne leur expliquait pas les dangers, on leur disait "il ne faut pas fumer" mais on leur disait pas que "tel et tel produit mélangé c’est à risque" etc. Pourtant, un mélange de produit en milieu humide : produit chloré et du nitrate, vous les mettez dans un milieu humide ils se mélangent intimement et fabriquent du NCL3 qui est un explosif instable qui n’a pas besoin de détonateur. D’ailleurs on ne s’en sert pas, c’est trop instable, on ne le maîtrise pas, à température ambiante ça explose. En septembre 2001, cette suite de négligences a couté la vie à 31 personnes, a fait 22 000 blessés et 30 000 sinistrés.

Il y a eu 18 ans de procédure

Oui, ça a été éprouvant, là s’ils ont perdu au niveau de la justice, ils ont gagné dans le temps. Quand on pose la question à un toulousain : "ce n’est pas encore pas jugé", "on ne sait pas ce qu’il s’est passé". Alors que la justice est passée et a condamné. Les journaux l’ont sorti mais ça a été très peu repris, ce qui fait que Total sur ce côté là a en partie gagné.

En plus c’était une période socialement active, il y avait des mouvements dans la production chimique à Toulouse avec la société SNPE en grève contre un PSE, mais aussi sur les questions de sécurité. Vous aviez fait une alliance à l’époque ?

Oui, c’est ça.

Qu’a fait la CGT a l’époque ?

Le syndicat CGT de la boite, au départ, m’a délégué en tant que CE pour me porter partie civile mais le syndicat de Grande Paroisse de Toulouse ne s’est pas porté partie civile.

Pourquoi ?

Au départ, je pense, une confiance absolue dans ce que moi je pouvais représenter et, par la suite, des cadres ont investi l’association "AZF, mémoire et solidarité", ils ont crée une commission « vérité » et se sont portés partie civile à leur tour mais ils mettaient en doute la commission d’enquête du CHSCT et le rôle du comité d’entreprise qui étaient partie civile. La CGT a été assez neutre, elle avait des gens dans le CHSCT et d’autres dans l’association. La CGT a été prise entre deux feux : ceux qui voulaient défendre et ceux qui voulaient attaquer. L’association s’est totalement dévoyée en défendant les intérêts du patronat, surtout que c’était le secrétaire de la CGT. Au tout début quand on a crée l’association moi j’étais secrétaire de CE, mon collègue était rapporteur de la commission d’enquête du CHSCT, le secrétaire était à la retraite alors il a pris la présidence et il a été phagocyté par des extérieurs à la CGT et s’est retrouvé pris dans un piège et aujourd’hui il défend Atofina, Grande Paroisse et Total. C’est complètement fou.

Au final il y des syndicats pas combatifs contre le patronat et des associations et collectifs combatifs envers les intérêts du patronat. Au-delà de la condamnation et du procès, vous avez vu l’incendie qu’il y a eu à Aubert et Duval à Pamiers, 11 jours avant la commémoration ? C’est assez symbolique quand même.

Oui puis il y a eu Lubrizol et Beyrouth. C’est vrai que depuis on aurait pu croire qu’ils allaient améliorer et développer les CHSCT au contraire ils les ont diminué, ils ont diminué les lois sur l’environnement qui ont été complètement édulcorées, c’est terrible je trouve qu’il y ait une régression énorme au niveau de la sécurité, il ne faut pas s’étonner si il y a des accidents qui arrivent. En plus, dans la mesure où on demande aux entrepreneurs de s’autocontrôler, moi je veux bien m’autocontrôler aussi (rires)…

Le pire c’est qu’à Lubrizol mais aussi à Aubert & Duval, des salariés avaient fait part de problèmes liés à l’inflammabilité des produits, des problèmes d’aération etc. Les logiques sont toujours les mêmes

Oui, c’est le profit à tout prix et le gouvernement n’a rien fait depuis 2001. Il y a eu les lois Bachelot qui ont été effacées par la remise en cause du code du travail, des lois El Khomri et après on arrive sous Macron avec les ordonnances. C’est terrible, une régression énorme par rapport à ce qui a été fait 20 ans en arrière.

Que vous inspire la grève de Total à Grandpuits où les ouvriers demandaient le contrôle ouvrier pour leur propre sécurité, mais aussi celle des populations et des rivières dans lesquelles leurs enfants se baignent ?

Oui en plus on avait des gens qui n’avait pas l’âge de partir en pré-retraite qui ont été muté là-bas, c’était une filiale de Grand Paroisse. Mais je suis entièrement d’accord, en 1995 en tant que secrétaire de CHSCT j’avais crée la commission environnement et on avait travaillé sur les rejets aqueux et gazeux.

Et en tant que témoin, ça reste la plus grande catastrophe industrielle de France depuis la dernière guerre mondiale. Comment vous voyez l’évolution sur la question et quelles sont vos propositions pour que de tels accidents ne se reproduisent plus ?

D’abord il faudrait que les DREAL, plutôt que de ne voir que les patrons d’entreprises qu’ils aillent discuter aussi avec les ouvriers et les gars qui travaillent sur le site. Ça se serait une première chose. Deuxièmement le lobbying au niveau des députés, lorsqu’ils votent des lois, ils ne connaissent rien à la chimie, ils se renseignent auprès des industriels. Le lobbying fait auprès des députés lors des votes et prises de décisions devrait être soumis à un certain pluralisme : aller voir les syndiqués, les ouvriers qui travaillent sur place sur des thèmes bien précis - pétrochimie, chimie, pharmacie etc.

Oui c’est reconnaître que les travailleurs ont les savoir-faire, compétences, plus que des dirigeants dans leur bureau

Si c’est des gestionnaires, ils ne connaissent pas, c’est quand même embêtant de donner ça à un commercial qui ne voit que le commerce et non les réalités de terrain.

Et pendant ces trois années après l’explosion, y avait-il une peur des substances sur le site ?

Non, en 95 les services de sécurité ont fait grève car ils voulaient supprimer encore davantage de monde, des pompiers, des gardes. 2001 découle de ça peut être aussi. Et on s’occupait aussi de la sécurité, les gens s’inquiétaient de plus en plus, manifestaient, on sortait des tracts sur le fait que si ça continuait il y allait avoir un accident industriel, et c’est arrivé. On avait des ateliers hyper modernes et à côté vous aviez tous ces produits non-conformes dans d’anciens ateliers. C’étaient seulement des entreprises extérieures qui travaillaient avec un turnover incroyable, des intérimaires. D’ailleurs quand on prend la liste des gens qui sont décédés qui étaient au service expédition il y avait 3 ou 4 intérimaires ; sur les 21 personnes qui travaillaient dans l’usine ce jour là et sont mortes, 11 étaient d’entreprises d’extérieures, des prestataires - chauffeurs, exposition, entretien mécanique, électrique. Il faut savoir qu’il y avait plus de 100 entreprises extérieures qui travaillaient sur le site, on arrivait à avoir 450 travailleurs, un minimum de personnes, là où il en fallait 3600 en 1967 ! La modernisation a joué mais quand même, ils ont fait des gains sur le travail.

Finalement Total, en externalisant la majorité des travailleurs qui sont décédés a réussi à externaliser sa propre condamnation. Comment allez-vous aborder cette commémoration des 20 ans ?

Il y a des choses étonnantes pour ces commémorations. Pour les affichages faits par la mairie, les dimensions ne sont pas les bonnes pour le cratère ; on l’a diminué : au lieu de 60 mètres il fait 40 mètres, au lieu de 9 mètres il fait plus que 7 mètres de profondeur et au lieu de 40 mètres de largeur il fait plus que 20 mètres. Le nombre de tonnes de nitrate qui explose est totalement dévalorisé. L’histoire de l’usine c’est que du beau, on oublie qu’il y a eu des dizaine de morts au démarrage de l’usine parce que les gens ne connaissaient pas du tout l’industrie, les risques que ca a engendré, on oublie que dans les années 30 il y a avait 600 étrangers sur 2200 personnes dont des portugais, espagnols, russes, polonais etc. Tout ça c’est oublié alors qu’on parle d’une industrie qui a été une « chance » pour Toulouse. La cité ouvrière Papus, qui a été créee avec le 1% patronal, aujourd’hui elle est dévoyée pour faire des maisons individuelles etc.

donc en fait Moudenc veut lisser l’histoire d’AZF ?

Voilà, je pense que l’association "AZF, mémoire et solidarité", le comité scientifique et Moudenc ne voulaient pas faire trop de vagues et voulaient lisser tout ça. Nous on était pas d’accord. Tout n’a pas été modifié. La condamnation sera indiquée, ça aussi ils avaient « oublié ».


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