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Accord Ethiopie-Somaliland. Des tensions réactionnaires gagnent la Corne de l’Afrique

A la recherche d’un débouché sur la mer, l’Ethiopie a conclu un accord avec l’Etat séparatiste du Somaliland, déclenchant une réaction hostile de la Somalie et de plusieurs Etats voisins. Des tensions réactionnaires qui alimentent une région inflammable.

Philippe Alcoy

11 janvier

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Accord Ethiopie-Somaliland. Des tensions réactionnaires gagnent la Corne de l'Afrique

Crédit photo : Office of the Prime Minister - Ethiopia sur Flickr, Creative Commons

L’accord entre l’Ethiopie et le Somaliland, Etat séparatiste de la Somalie, annoncé le 1er janvier dernier a pris par surprise tout le monde. Le président éthiopien Abiy Ahmed avait déjà déclaré à plusieurs reprises qu’il considérait une question vitale pour l’Ethiopie d’avoir un accès à la mer, ce qui faisait craindre un nouveau conflit avec l’Erythrée. En effet, celle-ci a pris son indépendance en 1993 en rivant l’Ethiopie de son accès à la mer et devenant ainsi le plus grand pays enclavé en termes de population (120 millions d’habitants). Mais Addis-Abeba a opté pour un accord avec cette région séparatiste.

D’après ce que l’on sait pour le moment, le Somaliland permettra l’Ethiopie d’avoir accès à 20 kilomètres de sa côte et au port de Berbera où elle pourra installer une base navale et exploiter le port commercial. En échange, l’Ethiopie donnerait des parts de la compagnie aérienne nationale, Ethiopian Airlines, et pourrait reconnaître le Somaliland en tant qu’Etat indépendant. Cela constituerait une victoire importante pour cet Etat séparatiste qui depuis sa déclaration d’indépendance en 1991 n’a été reconnu comme Etat indépendant que par Taïwan.

La Somalie n’a pas tardé à dénoncer l’accord comme illégal et une « violation à son intégrité territoriale ». D’autres Etats de la région ont soutenu la Somalie, notamment l’Erythrée et l’Egypte, mais aussi l’UE, la Turquie, l’Arabie Saoudite, les Etats-Unis (même s’ils n’ont pas vraiment condamné l’accord, se contentant d’exiger que les deux parties règlent l’affaire à travers des négociations). Même les islamistes al-Shabaab, en conflit avec le pouvoir central à Mogadiscio, se sont opposés à cet accord : « Ali Mohamud Rage, porte-parole d’al-Shabaab, qui contrôle certaines parties de la Somalie et se bat pour renverser le gouvernement, a déclaré à Radio Andalus que "les Éthiopiens ne devraient pas avoir la possibilité d’acquérir ne serait-ce qu’un pouce de terre ou d’océan" au Somaliland et qu’ils subiraient des "conséquences amères" s’ils tentaient de le faire ».

Une région inflammable

La tension est donc montée dans cette région qui est déjà hautement inflammable. Rappelons que la Somalie est pratiquement un « Etat failli », déchiré par une « lutte anti-terroriste » contre les islamistes d’al-Shabaab, affiliés à al-Qaeda, mais qui compte en son sein des Etats séparatistes comme le Somaliland lui-même et le Puntland. D’ailleurs l’Ethiopie fait partie de la force internationale qui lutte contre l’insurrection islamiste.

Justement l’Ethiopie a ses propres problèmes. De 2020 à 2022, elle a mené une guerre civile brutale contre la région du Tigré et actuellement fait face à une rébellion dans la région Amhara. A cela il faut ajouter les frictions importantes avec ses voisins. L’Ethiopie se trouve dans un conflit important avec l’Egypte et le Soudan (lui-même embourbé dans une guerre civile) à propos de la construction du Grand barrage de la Renaissance sur le Nil Bleu, qui menace l’approvisionnement d’eau de ces deux pays voisins. Enfin, les relations avec l’Erythrée restent délicates : depuis sa déclaration d’indépendance en 1993 l’Erythrée a été en guerre contre l’Ethiopie (1998-2000) et un accord de paix n’a été signé qu’en 2018 (les deux Etats ont cependant collaboré contre les forces armées du Tigré).

Si l’on prend une vision plus large de la région il faut mentionner la situation catastrophique à l’autre rive du Golfe d’Aden, au Yémen dévasté par la guerre civile et par l’intervention criminelle de la coalition internationale menée par l’Arabie Saoudite. Ces dernières semaines la guerre à Gaza a en outre déclenché des attaques des forces houtistes contre des navires marchands, rendant la situation dans cette région explosive et dramatique.

Des concurrences réactionnaires

Est-ce qu’il existe un risque de guerre entre la Somalie et l’Ethiopie ? D’après la plupart des analystes, les risques d’une guerre à court et même moyen terme semblent peu élevés. La Somalie possède une force armée très faible par rapport à l’Ethiopie. D’autre part, l’Ethiopie, en plus de se trouver embourbée dans les conflits internes que nous avons déjà évoqués, traverse une situation économique très difficile, ce qui rend très difficile de se lancer dans une nouvelle aventure guerrière. Cependant, les tensions entre les deux Etats pourraient s’accentuer et attirer d’autres acteurs régionaux.

En effet, dans cette région beaucoup d’Etats son en concurrence économique et géopolitique. L’Ethiopie, le deuxième Etat le plus peuplé d’Afrique et l’un des qui attire le plus d’investissements étrangers. Justement, ce sont ces impératifs économiques qui poussent Addis-Abeba à chercher à avoir une sortie à la mer et ainsi se connecter avec les marchés mondiaux plus facilement.

Dans une article sur le surjet d’African Business, on cite le président éthiopien expliquant que la situation de son pays est celle d’une « prison géographique » pour justifier ses ambitions : « Les relations d’Addis-Abeba avec l’Érythrée étaient extrêmement glaciales jusqu’à un rapprochement en 2018, ce qui signifie que l’Éthiopie a été contrainte de devenir très dépendante de Djibouti pour ses importations et ses exportations. « La diversification de son accès portuaire travaillera finalement à réduire les coûts d’importation pour les opérateurs du pays à plus long terme », explique Robert Hutchinson, associé chez Control Risks. Le sentiment de vulnérabilité lié à la dépendance à l’égard de Djibouti est resté une préoccupation majeure pour le gouvernement éthiopien. M. Abiy a suscité l’émoi en octobre dernier lorsqu’il a déclaré, dans une allocution télévisée, que l’Éthiopie vivait dans une "prison géographique" et a averti que l’accès à la mer Rouge était "une question d’existence même de l’Éthiopie" ».

Si l’accord avec le Somaliland pourrait rassurer l’Erythrée concernant le risque de conflit avec l’Ethiopie d’une part, la perspective du développement d’une force navale dans la mer Rouge crée une inquiétude importante, d’autre part. En effet, la création d’une telle force navale n’aurait pas seulement des conséquences pour le rapport de forces entre les Etats de la région mais aussi pour des puissances étrangères qui y possèdent des intérêts. C’est le cas des Emirats Arabes Unis qui cherchent à créer ses propres réseaux internationaux, concurrents notamment de l’Arabie Saoudite et dans une moindre mesure de la Turquie.

L’universitaire Mehari Taddele Maru écrit à ce propos : « Sur le plan géopolitique, si le protocole d’accord est mis en œuvre, l’Éthiopie disposera de forces navales en mer Rouge et dans le golfe d’Aden qui correspondent aux intérêts stratégiques des Émirats arabes unis. Les EAU, avec le soutien du Somaliland et de l’Éthiopie, pourraient ainsi renforcer leur présence dans cette région. Cela pourrait être perçu comme une menace par le Conseil de la mer Rouge de Jeddah - l’Arabie Saoudite, l’Égypte, l’Érythrée et les forces armées soudanaises (SAF). En outre, cela remet en question le rôle de Djibouti, en particulier son monopole sur les services portuaires à destination de l’Éthiopie ».

Autrement dit, si une guerre entre l’Ethiopie et la Somalie semble aujourd’hui peu probable, on ne peut pas écarter la possibilité que d’autres Etats s’associent pour saper les plans éthiopiens à travers le financement ou l’aide à des forces armées rebelles internes. Mais tout dépendra de la façon dont l’accord est mis en œuvre, ce qui demandera beaucoup d’investissements et de résoudre des questions légales importantes, à commencer par le statut de l’accord lui-même.

Ce que cette situation expose clairement ce sont les rivalités réactionnaires dans cette région. En ce sens, toute question peut être manipulée dans un sens ou dans l’autre selon les intérêts des Etats et des secteurs des classes dominantes locales ou internationales impliquées.


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