Paru fin 2020, Au royaume de la CGT (Michalon, 2021), le livre du "journaliste et sympathisant cégétiste" Jean-Bernard Gervais revient sur ses deux années passées à Montreuil, en tant que salarié au siège de la Confédération générale du travail.
De 2016 à 2018, l’auteur observe (et subit) les intrigues, les manœuvres, les enjeux de pouvoir et d’appareil, bien loin des objectifs affichés de lutte et d’émancipation sociale. Davantage description qu’analyse de fond, son récit a tout de même le mérite de dire les choses telles qu’elles sont, sans concession, sur un problème stratégique du mouvement ouvrier : la bureaucratie syndicale.
Dès la lecture des premières pages du bouquin de Jean-Bernard Gervais, on est d’abord tenté d’adopter, comme lui, le choix d’écrire à la première personne, de choisir la facilité de la description chronologique des faits et des ressentis, autrement dit de répondre à son "gonzo-journalisme", dont il se revendique, par une "gonzo-recension". L’ancien conseiller en communication à la Conf assume que "c’est un livre à la première personne, pas une analyse sociologique"’. Effectivement, la subjectivité de l’auteur prend de la place. Étant celle d’un "militant désabusé", frustré et désillusionné, celui-ci mêle malheureusement son "diagnostic corrosif" à une dose de scepticisme, presque de cynisme. Il confond aussi parfois la critique et l’insulte, sur le physique ou la manière de parler de tel ou tel protagoniste.
Mais est-ce que cela veut dire que l’auteur n’a rien à nous apprendre ? Premièrement, malgré les limites mentionnées plus haut, ce style d’écriture a au moins le mérite de dégager une certaine sincérité des propos. Surtout, outre le récit de ses frustrations, à la fois personnelles et professionnelles, on parcourt en même temps le fil de déceptions militantes, les désillusions de quelqu’un "qui y a cru", qui a tenté de se placer du côté des luttes des ouvriers les plus précaires, des opprimés par le racisme, le sexisme, les LGBTphobies, et qui a compris par son expérience que les intérêts de la bureaucratie de Montreuil n’étaient pas ceux-là.
D’abord, il décrit par de nombreux exemples le management brutal, le harcèlement, les mises au placard et les licenciements déguisés qui ont cours dans le panier de crabe du 263 rue de Paris, le siège de la Conf’. Loin des valeurs défendues publiquement, on y découvre un droit du travail bafoué en permanence, une guerre des clans et des intrigues menées par des "bureaucrates de la confédé [qui n’ont] plus qu’un combat à mener : conserver leur place".
Le journaliste ne mâche pas ses mots. Il évoque tour à tour les cas de Thierry Lepaon, ex-secrétaire général de la CGT, qui démissionne en 2015 après le scandale des frais de plus de 100.000€ dans son appartement de fonction, mais aussi des conditions de sa succession, c’est-à-dire l’élection de Philippe Martinez, avec l’appui de sa compagne Nathalie Gamiochipi alors secrétaire de la Fédération Santé de la CGT qui vote pour sa candidature, contre l’avis majoritaire de sa fédération (qui la limogera par la suite pour cela).
Au "royaume de la CGT", une bureaucratie en cache une autre, et l’on découvre que le "radical" Philippe Martinez, loin d’être un rempart à la bureaucratie, se place dans la continuité des méthodes à l’opposé de toute démocratie ouvrière.
Au-delà des bisbilles internes à l’appareil, l’ex-salarié de l’espace comm’ montre comment le Bureau Confédéral et "ceux du huitième étage" ("ceux qui ont le pouvoir" dans la CGT) craignent comme la peste les militants combatifs. Notamment ceux qui dénoncent les malversations internes, comme la CGT-HPE, ou les militants jugés trop politiques comme Philippe Poutou ou trop dérangeants comme Mickaël Wamen. Il existe une véritable liste noire de militants à ne pas évoquer, quand il n’est pas possible d’aller jusqu’à l’exclusion. Parfois, des syndicalistes sont jugés problématiques parce qu’ils bouleversent les petits arrangements avec l’Etat ou les directions d’entreprise, comme Mahamadou Kanté, syndicaliste de Paprec, qui a été lâché et discrédité par la Conf’ après que son patron eut décidé de porter plainte contre la CGT, et dont on "apprit plus tard qu’un des secrétaires généraux de la Fédération Transport CGT était en relation étroite avec le DRH de Paprec". Enfin, c’est parfois les restes d’un anti-trotskisme stalinien, véhiculé par les "vrais cégétistes - entendez par là les encartés au PCF" qui ont deux ennemis politiques, "le Rassemblement national et les trotskistes". "Le NPA dans le viseur" titre un chapitre...
Que ce soit dans son livre ou lors de son entretien au Média, Jean-Bernard Gervais partage les conclusions auxquelles il est arrivé par son expérience, participant pendant deux ans au fonctionnement de l’appareil de Montreuil. Il dénonce non seulement les bureaucrates, qui vivent "dans un autre monde" que ceux qu’ils prétendent défendre, mais aussi l’institutionnalisation et les liens forts avec l’Etat (prenant exemple des liens entre la famille Feracci, Macron et la CGT, ou encore le fait que les secrétaires généraux ont l’assurance de ne pas retourner travailler mais d’être "recasés", souvent avec l’aide de l’Etat, à un poste confortable dans de hautes institutions).
L’auteur va même jusqu’à établir un lien, bien que timidement, entre les défaites de ces dernières années et cette bureaucratie, pointant une aversion pour la grève générale et pour tout débordement (hors du contrôle par la CGT ou hors de la légalité bourgeoise).
Dans son ensemble, l’essai de Jean-Bernard Gervais réussit une critique des syndicats qui n’est pas anti-syndicale et réactionnaire comme il en existe tant, et fait le constat d’une différence entre la bureaucratie et "les militants combatifs".
Mais alors, "que faire ?" lui demande en conclusion Théophile Kouamouo du Média : "faut-il sortir des syndicats ? Faire exploser les syndicats ?". Ici, l’auteur nous laisse sur notre faim. Il est vrai qu’il propose des pistes. "On peut témoigner déjà dans un premier temps, briser cette espèce d’omerta", "il faudra déjà témoigner et dire la vérité", explique celui-ci. Il propose ensuite de "repartir de la base, et de choisir, pour peu qu’il y ait une direction à choisir, des gens qui ont des résultats", faisant référence à des militants ayant obtenu des victoires dans telle lutte ou telle grève.
Si l’auteur nous laisse sur notre faim, c’est qu’une fois qu’on est arrivé à ce constat général, ce n’est pas la fin de l’analyse mais au contraire là où les problèmes commencent. C’est ici peut-être, qu’on est le plus déçu et qu’on serait tenté de répondre à la démarche même du journaliste qui a partagé un court laps de temps les intérêts et les problèmes de la classe ouvrière, avant de partir vers d’autres occupations avec le sentiment du devoir accompli (sans approfondir le début de critique qu’il formule). On peut opposer à cette démarche celle des militants révolutionnaires qui lient ou qui ont lié toute leur vie aux intérêts des exploités et des opprimés, sans se ménager de porte de sortie individuelle. Autrement dit, on ne peut pas se satisfaire d’une dénonciation (même juste) de la bureaucratie syndicale dans un livre. On peut, et on doit, aborder ce problème en tant que militant qui lutte pour récupérer les syndicats des mains de la bureaucratie pour en faire des outils de la lutte de classes.
Si l’auteur rend quelques hommages aux "militants combatifs", il faut donner un peu plus de profondeur historique au phénomène qu’il décrit. Il s’agit d’un problème ancien dans le mouvement ouvrier, problème auquel se sont confronté très tôt des révolutionnaires comme Lénine ou Trotsky.
D’abord, il faut analyser la bureaucratie d’un point de vue marxiste, c’est-à-dire en essayant de comprendre, au-delà du phénomène, les conditions matérielles de son apparition. Lénine et Trotsky expliquent dès le début du XXe siècle le lien entre le développement des puissances impérialistes et celui des bureaucraties dans les organisations ouvrières, syndicales et politiques [1].
L’intégration des directions syndicales à l’Etat bourgeois devient alors un obstacle central pour une perspective révolutionnaire, dont l’expression la plus dramatique sera l’appel aux ouvriers par les social-démocrates et les dirigeants syndicaux à se ranger derrière leur propre bourgeoisie nationale dans le bain de sang de la Première Guerre mondiale. Seule une petite minorité de révolutionnaires résistera à cette politique, dont les syndicalistes révolutionnaires en France comme Pierre Monatte ou Rosmer, mais pas la CGT en tant que telle. La Confédération, qui avait réussi dans un premier temps à maintenir une certaine indépendance vis-à-vis de l’Etat [2] finira avec Léon Jouhaux par appeler à "l’union sacrée" entre ouvriers et capitalistes français.
De Trotsky, qui avertissait dès 1906 que "la social-démocratie, organisation qui embrasse l’expérience politique du prolétariat, peut, à un certain moment, devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise", à Rosa Luxembourg qui aborde ce problème la même année dans son "Grèves de masse, parti et syndicats", en passant par Lénine qui encourageait à construire des fractions révolutionnaires dans les syndicats dès 1908 (voir par exemple son texte sur la "neutralité des syndicats"), les révolutionnaires du début du XXe ont tenté de comprendre les implications de ce phénomène nouveau, qui allait se renforcer dans les décennies suivantes. A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, Trotsky parle du rôle des bureaucraties syndicales comme d’une véritable "police politique", et place au centre de l’activité des révolutionnaires dans les syndicats les mots d’ordre d’indépendance complète et inconditionnelle des syndicats vis-à-vis de l’Etat capitaliste et de démocratie dans les syndicats.
Sans revenir dans le détail ici sur la politique révolutionnaire dont nous nous revendiquons dans les syndicats [3], les élaborations sur le sujet, tant en termes d’analyse que de perspectives pour y faire face, ne manquent pas.
Au-delà de la dénonciation et des quelques pistes ébauchées par l’auteur Gervais, une tâche du mouvement ouvrier est de s’approprier ces réflexions et de les actualiser, dans une situation particulière de "crises des corps intermédiaires", dont la crise des directions syndicales est une expression. Après l’explosion des gilets jaunes en France (mais aussi de la lutte de classes qui a suivi à l’international ), on peut voir la crise du syndicalisme sous un nouveau jour, et surtout les possibilités ouvertes par celle-ci pour la lutte de classes.
Les possibilités d’imposer une autre tradition dans le mouvement ouvrier, une "autre méthode" remettant la grève au centre de la stratégie, se battant pour l’organisation de ceux qui luttent ("la grève aux grévistes" était un mot d’ordre essentiel des cheminots et traminots de la Coordination RATP/SNCF) et proposant des perspectives de lutte plutôt qu’un programme corporatiste, ces possibilités sont inscrites aujourd’hui dans la période. A nous de nous en saisir !