Femmes en lutte

La commission de femmes à Grandpuits ou comment faire sortir la grève de l’usine

Cécile Manchette

Philomène Rozan

La commission de femmes à Grandpuits ou comment faire sortir la grève de l’usine

Cécile Manchette

Philomène Rozan

L’histoire des commissions de femmes a trouvé une actualité nouvelle dans le conflit de Grandpuits. Les femmes des raffineurs ont monté un groupe, s’inscrivant ainsi dans une longue tradition de commissions au croisement entre le mouvement ouvrier et les luttes féministes.

Au début du mois de janvier s’est lancée en Seine-et-Marne à la raffinerie de Grandpuits une grève contre Total qui promettait de supprimer 700 emplois. Les femmes des grévistes ont monté un groupe de soutien des familles et ont participé au combat contre le géant. Pour comprendre la profondeur de ce qui s’est joué aux portes de l’usine en 2021 dans un coin de la région parisienne, il nous faut revenir sur l’expérience des commissions de femmes au cours du XXe siècle, comprendre comment elles sont nées, par qui elles ont été impulsées et les leçons qu’on en tire.

Des grèves américaines des années 1930 aux mineurs britanniques, une petite histoire des commissions de femmes au XXe siècle


La France est un pays avec une tradition de lutte de classes importante, et dans tous les moments historiques majeurs les femmes ont joué un rôle, souvent clef. Elles ont été et sont encore à la tête de grèves. De ces multiples expériences ont découlé des commissions de femmes, dans les syndicats, parfois intersyndicales ou issues des périodes de grève. En effet dans les années 70, les grèves de travailleuses ont pris une place importante, à l’instar des Chantelles, du nom de l’usine de lingerie dans laquelle elles travaillaient, ont fait grève et occupé à plusieurs reprises. Une grève uniquement féminine, à l’image de l’usine, dont l’histoire est retracée par Fanny Gallot dans son livre En découdre : Comment les ouvrières ont révolutionné le travail et la société. Elle explique notamment que : «  la presse locale témoigne de la formation d’un collectif féminin gréviste qui impose son autonomie vis-à-vis des responsables syndicaux locaux- des hommes. » À la même époque dans des usines mixtes, des militantes construisent consciemment des groupes de femmes. Dans son ouvrage L’envers de Flins, Fabienne Lauret témoigne des politiques qu’elles portaient alors : « Il faudra convaincre les militants hommes du syndicat, imposer des nouvelles pratiques : par exemple, organiser les tournées syndicales dans les ateliers en femmeduo mixte ou développer la commission non mixte pour permettre aux femmes d’être une force collective et faire entendre leurs voix. Ces combats au sein de l’usine et du syndicat vont de pair avec l’engagement dans le mouvement féministe de l’époque ».
En France, si les commissions de femmes travailleuses se sont développées à maintes reprises, comme en témoignent les exemples précédemment cités, une forme d’organisation reste quasi inexistante dans le paysage politique et historique : les commissions des femmes de grévistes, dans de cas de grèves essentiellement masculines. En France il n’y a qu’un cas qui s’en approche et qui a été remarqué par Ludivine Bantigny dans 68. De grands soirs en petits matins. Elle évoque « Les Femmes de l’Association syndicale des familles, proches du PCF [qui] s’interrogent sur le rôle qu’elles peuvent jouer dans l’événement [mai 68] par exemple pour rééquilibrer le budget dans le ménage. » Si nous avons peu d’éléments sur cette expérience française, on peut, pour aborder l’histoire des commissions de femmes et s’en faire une idée, partir du film de Herbert Biberman, Le Sel de la terre, sorti en 1954. Celui-ci revient sur l’expérience d’une grève de mineurs au Nouveau-Mexique.

Le film est construit autour du point de vue, du regard d’une femme de mineur. Et pour cause : alors que « le tribunal leur [les grévistes] interdit bientôt de poursuivre le piquet de grève sous peine d’incarcération. C’est alors que les femmes se proposent de prendre la place de leurs maris puisque rien ne leur interdit à elles de bloquer l’entrée du complexe. Les hommes s’en amusent d’abord, d’autres comme Ramon défendent à leur épouse de prendre leur place. Mais rien n’y fait, la détermination des femmes l’emporte. » Ces mots sont ceux de Régis Dubois, auteur et réalisateur. Il revient dans un article du Monde Diplomatique sur le film qui retranscrit l’expérience très forte de ces femmes, qui se sont emparées de la grève de leurs maris, qui ont imposé leur détermination, et qui, grâce à celle-ci, ont cassé la barrière qui persistait entre la grève et la « vie privée ». Dans ce film, les femmes ont fait entrer les questions considérées comme d’ordre domestique et donc « subalterne » au cœur de la lutte des classes. Elles ont ajouté aux revendications initiales -la fin du travail en solitaire et l’égalité de salaires entre les ouvriers américains et mexicains- une nouvelle exigence : l’installation de l’eau chaude courante dans leurs maisons. Mais plus encore, en commençant à tenir les piquets de grève, elles ont poussé à une nouvelle gestion des tâches reproductives qui soit collective et non-genrée, où leurs maris se sont occupés des enfants et des lessives, pendant qu’elles affrontaient la répression policière. Au-delà de ce renversement des rôles, le film montre à quel point leur soutien n’était pas que moral, mais bien physique, remplaçant leurs maris face aux forces de répression.

Plus proche de nous, en 1984 durant la célèbre grève qui a opposé les mineurs à Thatcher, les femmes des grévistes se sont organisées dans le WAPC (Women Against Pit Closures), les femmes contre les fermetures de puits. En partant de l’organisation de soupes populaires destinées à nourrir les familles de grévistes, elles se sont vite imposées comme des acteurs incontournables du mouvement. À travers l’organisation des « Soup Kitchen », ces femmes ont tout d’abord noué des relations avec d’autres syndicats ouvriers, dans l’agroalimentaire, élargissant le soutien à la grève sur tous les territoires touchés par les fermetures de puits. Mais rapidement, alors que la répression faisait rage sur les piquets de grève (avec plus de 11 000 arrestations), les femmes de mineurs ont remplacé ceux-ci face à la police. Comme le dit tout simplement Rose Hunter dans un reportage sur le rôle des femmes dans la grève, « si la police nous arrêtait [devant le piquer], ils ne pouvaient pas nous licencier  », et c’est ainsi que certains piquets finirent par être exclusivement tenus par les femmes. Face à celles-ci, certains policiers désarçonnés disaient aux femmes : « je préférerai avoir 200 mineurs grévistes en face de moi que 20 de leurs femmes ». Ces piquets, suivis de manifestations, ont débouché en août 1984 sur une grande manifestation de près de 23 000 femmes ouvrières, en soutien à la grève des mineurs. L’importance du rôle des femmes s’est ainsi vu non seulement dans le soutien à la grève et les liens créés avec de nombreux autres secteurs, des communautés alentours aux militants LGBT qui ont soutenu la grève, mais aussi dans un rôle beaucoup plus direct dans la participation active aux piquets de grève, alors que les femmes étaient en première ligne face à la police montée.

Le rôle de l’extrême gauche dans les commissions de femmes

Les femmes de mineurs du Nouveau-Mexique et du Staffordshire ne sont pas cependant pas les seules à avoir mené de telles expériences, et on en trouve de nombreuses traces dans l’histoire. Or, cette volonté de montrer que le privé est politique, d’inclure les femmes et les familles dans les grèves essentiellement masculines, a souvent été le fruit de politiques et de batailles portées par des groupes d’extrême gauche. Au début du XXe siècle déjà, on voit naître ces expériences à l’initiative de militant.e.s d’extrême gauche. Céleste Murillo, dans son article « Grèves ouvrières et commissions de femmes, des laboratoires de l’émancipation », rappelle au sujet des commissions : « Il s’agit d’un moyen pour convaincre les femmes qu’elles pouvaient trouver des alliés pour vaincre le système qui causait des pénuries et des souffrances aux masses, et dont elles étaient les témoins privilégiées. La proposition d’un militant homme dans une assemblée 100 % masculine [dans les années 30] est basée sur cette idée », explique-t-elle avant de citer Farell Dobs, et son ouvrage sur la grève des camionneurs de Minneapolis, Rébellion Teamster : « l’objectif était d’impliquer les épouses, les petites amies, les sœurs et les mères des membres du syndicat. Au lieu de laisser les difficultés économiques auxquelles elles feraient face pendant la grève nuire à leur moral, Skoglund a déclaré qu’elles devraient être intégrées dans la bataille, durant laquelle elles pourraient apprendre le syndicalisme par leur propre participation directe  » ». Se posait ainsi déjà, dans la classe ouvrière américaine des années 1930, la volonté de penser les problématiques que soulève la grève sur le terrain privé, conjugal ou familial, et ce de façon collective. Et d’impliquer pour cela les femmes dans la grève.

Fortes de ces exemples et de ces expériences, nos camarades de Pan y Rosas en Argentine -groupe féministe créé par les militantes du Parti des travailleurs socialistes (PTS)- ont impulsé des groupes similaires au début du XXIe siècle, en intégrant dans la réflexion et la pratique les transformations de la classe ouvrière, notamment l’intégration de nombreuses femmes à celle-ci. Céleste Murillo, une des fondatrices du collectif, relate dans ce même article une de ces expériences : « en 2011, la commission des femmes de l’imprimerie Donnelley (usine aujourd’hui sous contrôle ouvrier et connu sous le nom de Madygraf), avec le soutien des militantes de Pan y Rosas, a été créée. Cette commission, semblable dans sa forme aux commissions où les femmes sont « extérieures » à l’usine parce qu’elle est une entreprise qui n’emploie que des hommes, conjugue en son sein les demandes et les problèmes propres à la classe ouvrière du XXIe siècle. La commission interne de l’imprimerie a dans son « ADN » politique l’expérience du soutien actif à la lutte pour l’identité de genre d’un travailleur trans dans une usine 100% masculine. » Ce qu’on voit à l’œuvre dans cet exemple, c’est que les commissions de femmes, au-delà de rompre les barrières entre le privé et le public, permettent parfois de faire entrer les problématiques plus proprement féministes au sein de l’usine et de marquer durablement les travailleurs, notamment dans cet exemple la question des identités de genre, qui pourrait paraître, dans l’œil de certains, totalement déconnecté du quotidien de la classe ouvrière.

Conflit de Grandpuits ou l’actualité des commissions de femmes en France

La question des commissions de femmes de z qui a traversé le XXe a trouvé récemment une actualité brûlante au cœur de la Seine-et-Marne. À la raffinerie de Grandpuits, lorsque la direction du groupe Total a annoncé un PSE et la suppression de 700 emplois, les raffineurs ont préparé la grève, mais ils n’ont pas été les seuls à réagir. Dans une usine très majoritairement masculine, d’autres voix se sont élevées, celles de leurs femmes. « Je réfléchissais à comment faire pour aider le mouvement. J’avais besoin d’agir à ma façon, de ne pas rester sans rien faire. On est tous impliqués, c’est pas juste un homme qui est sur site, qui se bat. Avec une perte d’emploi telle que celle-ci c’est toute une famille qui est concernée » témoignait ainsi Amélie, une des femmes de raffineur à l’origine du groupe.

Dès le début de la grève s’est dessinée une volonté de prendre part à un conflit qu’elles voyaient toutes comme le leur, où la grève se discute et se décide en famille, à la maison, mais aussi sur le piquet. Dès les premiers jours de la grève, ces femmes se sont organisées entre leurs horaires de travail respectifs pour participer ; elles ont mis en place le ravitaillement du piquet, en bois pour le brasero comme en nourriture. Plus encore, elles ont démarché les voisins et les commerces aux alentours. Adeline -elle aussi femme de raffineurs- expliquait en ce sens : « fermer la raffinerie ça va changer la vie de centaines de personnes et de familles entières dans toute la région. Déjà qu’il y a une précarité sociale en France, là ça va faire exploser la chose, juste en Seine-et-Marne l’emploi c’est déjà compliqué, mais alors si on enlève la raffinerie ça sera la fin. » Elles ont ainsi contribué à ancrer la grève dans le territoire, et cette adresse à la population locale faisait très largement échos à celle des raffineurs en grève. Au fil des semaines, plusieurs d’entre elles ont participé à des assemblées générales et ont pris la parole au milieu des très nombreux soutiens qui entouraient la grève -écolo, syndicaux et politiques. Elles ont finalement impulsé aux côtés des militantes de Du Pain et Des Roses, deux journées des familles. Des dimanches qui ont vu le devant de l’usine envahie d’enfants de tous âges, dont les plus grands étaient déjà trempés dans la lutte de leurs parents, qui ont développé le soutien à la grève.
Ce combat elles l’ont mené pour leurs familles, pour la région, mais aussi pour garder des conditions de travail dont la sécurité soit assurée. Ana, conjointe d’un raffineur, nous confiait ainsi : « Ce ne sont pas uniquement des ouvriers qui sont en grève aujourd’hui dans une société qui les écrasent. Ce sont des familles, des femmes, des enfants. Ce que l’on fait aujourd’hui c’est pour demain. Nous sommes inquiets et inquiètes, nous ne savons, demain, dans quelles conditions de travail, et avec quels risques, nos maris vont travailler. » Lutter pour les lendemains, pour le futur, elles le partagent toutes. Amélie insistait là-dessus : « L’important c’est aussi de marquer l’histoire, en montrant qu’il y a des choses qui sont faisables malgré toutes les difficultés, que les choses sont possibles. »




Suivre l’exemple des femmes de raffineurs, un impératif des batailles à venir


Elles voulaient marquer l’histoire ; elles l’ont d’ores et déjà fait. Elles ont été la première expérience connue en France de commission de femmes de travailleurs. Et alors que la crise économique promet de s’accentuer dans les prochains mois, leur combat pour l’emploi, la sécurité, pour vivre, pourrait tracer la voie à suivre dans la préparation et la conduite des futures batailles. Face à l’offensive actuelle du patronat, dans un contexte de crise économique qui s’approfondit de jour en jour et où les chômeurs pointent par centaines de milliers à Pôle Emploi, la séparation entre les combats de l’usine, pour l’emploi, les salaires et les conditions de travail, et les difficultés quotidiennes des ménages pour parfois simplement survivre est plus que jamais artificielle. La grève de Grandpuits illustre à quel point cette séparation est illusoire, et à quel point ces questions vont être au cœur des luttes à venir.

Cependant, cette séparation est loin d’être le fruit du hasard. Sous l’emprise des directions syndicales, le mouvement ouvrier français a très souvent limité son combat aux questions d’ordre économique, pendant que la bureaucratie faisait tout pour empêcher l’élargissement de la grève et les dynamiques de soutien qui vont avec. Face à cette politique corporatiste, qui a le plus souvent mené à des défaites très dures, en isolant les grévistes d’autres secteurs salariés en lutte, en cassant les liens avec d’autres mouvements sociaux aux intérêts convergents, il faut plus que jamais pouvoir opposer une politique non pas vouée à contenir les mouvements de grève, mais vouée à leur victoire. C’est dans ce cadre que la construction de commission de femmes prend toute son importance. Tout d’abord pour renforcer la grève et la détermination morale des grévistes, mais aussi pour faire sortir celle-ci des murs de l’usine, comme nous l’avons vu dans toutes les expériences que nous avons rappelées. À certains moments, comme dans la grève des mineurs britanniques, les femmes ont même joué un rôle tactique important à des moments où les grévistes ne pouvaient plus, pour des raisons de répression, tenir le piquet, une pratique que l’on retrouve aussi dans le film Le sel de la Terre : loin d’être les petites mains logistiques du conflit, nombreuses sont les femmes qui se sont emparées de ces grèves comme les leurs et ont participé aux moments les plus cruciaux de celles-ci, face à la répression, dans la rue, dans des bras de fer avec des gouvernements.

Finalement, la construction de telle commission ne saurait se limiter à un rôle purement de soutien à sens unique aux grèves ouvrières. C’est aussi dans les moments de luttes que peuvent et doivent se poser les préoccupations féministes, car c’est dans ces moments où la séparation du « privé » et du « politique » tend le plus à se dilater que peut alors jaillir sur le plan politique ce qui restait jusqu’alors privé. Et les luttes féministes qui paraissaient éloignées des préoccupations de l’usine peuvent prendre une tout autre place. Quand, à Madygraf, les ouvriers se mettent à soutenir leur collègue trans face au harcèlement de la direction, la lutte ne peut plus se cantonner à la seule question de l’emploi ou de l’exploitation patronale. Tout de suite jaillit l’impératif de s’affronter plus largement à l’oppression patriarcale que subissent au quotidien leurs collègues, leurs femmes ou leurs sœurs, dans l’usine et au-dehors. À l’heure où le mouvement féministe connaît un nouvel essor autour des questions de violences sexuelles et sexistes se pose la nécessité pour le mouvement ouvrier de s’emparer de ces luttes et faire siennes les revendications des luttes des femmes et des minorités de genre.

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