Critique

Le Procès Goldman de Cédric Kahn : All Cops Are Vichystes ?

Alice de Cha

Le Procès Goldman de Cédric Kahn : All Cops Are Vichystes ?

Alice de Cha

On est vraiment gâté au cinéma en ce moment pour critiquer les institutions d’État et envisager des personnages comme produits de circonstances historiques. Le film de Cédric Kahn, sorti le 27 septembre, y invite sous une forme assez austère et exigeante, qui annonce tout de suite un projet bien intello : format carré, grain d’époque, pas de musique, tout ou presque se déroulant dans une salle d’audience sans fenêtre, bref le bocal. Attendez-vous à écouter attentivement beaucoup de paroles et à y trouver votre compte, on ne viendra pas vous séduire davantage.

Le film reconstitue le procès (ou plutôt la révision du procès, bref) de Pierre Goldman, militant communiste marginal des années 1970, accusé d’avoir tué deux pharmaciennes au cours d’un braquage et incarcéré depuis cinq ans. L’intérêt politique gît peut-être moins dans ce crime sordide que dans la façon dont il met en cause et corrèle deux questions qui nous intéressent aujourd’hui au plus haut point : la construction sociale de la race et l’institution policière.

Pierre Goldman est en effet un « Juif polonais né en France » [1] en 1944 de deux parents résistants communistes. Deux de ses trois avocats sont juifs. L’équipe du film aussi est largement juive, – Cédric Kahn dédie d’ailleurs son film à son père. L’objet comme le sujet du film se présentent d’emblée comme un regard porté sur « la France goy », pour reprendre le titre du livre de Christophe Donner [2], point de vue déjà décalé par rapport à une norme et salutaire en lui-même. Mais peu leur importe de s’en tenir à une définition identitaire isolée et corporatiste : l’appartenance juive est explicitement formulée par Goldman, et sans doute le film avec lui, comme un point de départ pour se solidariser avec les Antillais noirs (« je suis un nègre » dit Goldman). Au-delà, cette solidarité s’étend à tous ceux que l’institution de ce rapport social qu’est la blanchité consiste à exclure. Exclure, c’est-à-dire non pas n’être pas gentil, mais priver de droits, ou plutôt embarquer dans un simulacre de citoyenneté qui légitime et naturalise la domination blanche.

D’où s’ensuit une mise en accusation, réjouissante pour les militants, non seulement de la domination blanche mais de la police. Il y a bien sûr les punchlines de Goldman sur cet appareil non pas accidentellement mais structurellement raciste qui font plaisir et suscitent des marionnettes avec les mains dans la salle obscure (ne pas s’asseoir devant une petite personne pendant la projection). Surtout, le film met en scène la façon dont la police se combat efficacement, c’est-à-dire avec plus que des punchlines ou de la gouaille : avec un mouvement communiste fort et structuré, qui la tient en respect. Il y a une certaine nostalgie à entendre un accusé dire tranquillement à la barre de son propre procès « je suis un militant communiste révolutionnaire, j’ai participé à la guérilla » tant cela semble inimaginable aujourd’hui. On imagine encore moins un tel argumentaire anti flics s’y déployer, quand en 2023 le moindre mot modestement dreyfusard est taxé de terrorisme. Mais ce qui rend possible ce discours, c’est le soutien à ces propos de l’accusé (plus qu’à sa personne) manifesté dans l’image mais construit hors salle, salle où se propage le conflit que le procès ne fait que schématiser. Procès antisémite qui devient procès de l’antisémitisme et du racisme, procès d’une gouape qui devient celui de la justice bourgeoise, grâce aux relais qui se font entendre par les bouches de ceux à qui n’était ménagée qu’une place d’auditeurs.

Pierre Goldman est à moitié fou, et ne s’en cache pas. Il y a un vrai questionnement psychologique et même psychiatrique dans le film, qui pose la question de la norme, notamment – et c’est assez rare pour être précieux – par la bouche du personnage de psychiatre, qui refuse d’obéir à l’injonction qui lui est faite de trancher, fou ou pas fou. Contournons, faute de bien nous y repérer, ce terrain (encore) foucaldien. Il faudrait malgré tout souligner un aspect de cette question qui concerne particulièrement les militants. Le cas Goldman estompe en effet la limite entre ce qu’on pourrait appeler le militantisme paranoïaque et le moment où la paranoïa a raison. Autrement dit : le militant paranoïaque est celui qui, fort d’une conviction (qu’elle soit antiraciste, féministe ou autre) va soupçonner et débusquer la confirmation de l’injustice partout, tout le temps. Éventuellement jusqu’au crime : Lacan voyait ainsi dans le double meurtre des sœurs Papin en 1932 le résultat d’une névrose paranoïaque produite par leur éducation et leur oppression de classe… [3]. Pierre Goldman ne va pas jusqu’au crime lorsqu’il dénonce l’injustice policière, mais refuse d’endosser un crime qui lui est imputé par préjugé. Parce qu’il est convaincu que la police est structurellement raciste et antisémite, il parle sans cesse de « machination », dénonce une mise en scène, récuse a priori tout document, tout élément d’enquête, toute parole et tout tapissage issu de cette fétide institution. Mais n’a-t-il pas raison d’être paranoïaque contre la police ? Le fou dirait-il le vrai ? Charlotte Garson dans sa critique des Cahiers du cinéma [4] considère que les ambivalences du personnage de Goldman jettent le trouble sur les accusations qu’il profère. Il pourrait sembler au contraire que la folie héroïque et pathétique de Goldman contribue à mettre en cause de façon plus radicale encore la possibilité pour une vérité quelconque d’émerger au sein d’institutions de parole bourgeoises, individualisantes comme la justice ou totalisantes comme la police. À plus d’un titre, cet aspect shakespearien de la figure centrale offre aussi un très bel écho à Anatomie d’une chute, de Justine Triet : vous ne saurez pas si Goldman a fait le coup ou non, d’ailleurs le film ne s’y intéresse guère et le spectateur est renvoyé sur ce point à son for intérieur, individuel, moral. D’ailleurs, Pierre Goldman accusé fut trois ans plus tard Pierre Goldman assassiné pour l’« honneur de la police », le film ne s’en soucie pas non plus. Tout repose donc sur la rencontre entre des positions sociales objectives et leur ajustement à l’institution judiciaire. Arthur Harari, coscénariste d’Anatomie d’une chute et mari de Justine Triet, interprète fort bien le doux avocat de Goldman Georges Kiejman, et sa position (que lui reproche vertement son client) de dominé qui s’intègre d’autant mieux à l’ordre établi qu’il se fait le complice structurel de la justice – aurait-il été si mal rasé pour sa plaidoirie si tel avait été le cas, le doute est permis. Mais son geste de retenir, littéralement, ses manches là où l’avocat de la partie civile en déploie les vastes effets d’étoffe est subtilement éloquent.

L’arrivée de ce film dans un contexte de déchaînement des stigmatisations racistes par l’appareil d’État est une aubaine dont se saisir en sortant de la position passive de consommateur de justice et de cinéma pour donner l’écho et le soutien qu’elles méritent aux paroles qu’il fait résonner au sein d’antagonismes inconciliables.

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
NOTES DE BAS DE PAGE

[1Pour reprendre le titre de son autobiographie, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, ouvrage largement cité et discuté au long du film.

[2La France goy, Paris, Grasset, 2021.

[3Jacques Lacan, « Motif du crime paranoïaque », paru dans Le Minotaure, n° 3/4 – 1933-34

[4n°801. Cette critique voit par ailleurs de façon très juste la place des écrits de Goldman au sein des actes de parole que sont son procès – et le film.
MOTS-CLÉS

[Procès]   /   [Violences policières]   /   [Répression policière]   /   [Police]   /   [Critique cinéma]   /   [impunité policière]   /   [Cinéma]