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Documentaire

Les voies jaunes : un film qui fait entendre la France des Gilets jaunes

La réalisatrice Sylvestre Meinzer a choisi de faire parler les Gilets jaunes, loin de toute spectacularité des manifestations émeutières. Le film, très original sur la forme est sorti dans les salles le 15 novembre pour le 5ème anniversaire du mouvement. Nous avons pu assister à l’avant-première au cinéma Les Studios à Brest et débattre avec la salle et la réalisatrice.

Révolution Permanente Brest

1er décembre 2023

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Les voies jaunes : un film qui fait entendre la France des Gilets jaunes

Sylvestre Meinzer a recueilli environ 35 heures de témoignages de Gilets jaunes pour réaliser son film, suite aux rencontres qu’elle a faite notamment lors de leurs Assemblées Des Assemblées (ADA). Le choix au montage a été particulièrement difficile avec un parti pris esthétique et de narration très audacieux, celui de désynchroniser la voix et l’image. Partant du Havre pour finir à Marseille, s’enchaînent les images de cette France industrielle du port du Havre, de « zones en dehors des ronds-points », de « campagnes et petites villes ». Cette France majoritairement rurale ou semi-rurale, éloignée des métropoles où chaque samedi se sont succédées les manifestations des GJ que les médias ont choisi de couvrir en se focalisant sur la violence.

Dans ce film, de lents plans séquences accompagnent les voix off, celles de Gilets jaunes que la réalisatrice ne montre quasiment pas à l’écran. Elle explique cela par une « envie de partager un moment dans une intimité, une confiance », face à une « accumulation d’images » et que ce n’était « pas dans les manifestations qu’il y avait un écho de [sa] sensibilité dans le mouvement ». Un peu à la manière d’un Raymond Depardon, Sylvestre Meinzer nous invite à prendre le temps pour regarder une France qui ne semble pas avoir bougé depuis des années voire des décennies, en nous montrant les intérieurs des GJ dont elle a recueilli le témoignage : rustiques, rudimentaires. Nombre d’entre eux possèdent un jardin potager. On les voit s’en occuper, souvent au milieu d’animaux très présents dans le film, d’animaux de compagnie comme fermiers, des poules, un cochon qui fera dire à une GJ présente dans la salle : « J’ai bien aimé le cochon, je trouvais qu’il ressemblait à Macron. ».

Mais aussi beaucoup d’arbres. Lors du débat à la suite de la projection du film le 3 novembre à Brest, une personne demanda à la réalisatrice présente si de tirer le film vers un sens écologiste, ce n’était pas ce qu’elle avait envie d’y voir ? Question récurrente en ce qui concerne les GJ : se préoccupent-ils de l’écologie ou est-ce le cadet de leurs soucis ? Sylvestre Meinzer elle, pense qu’il y avait « beaucoup de convergence entre l’écologie et les Gilets jaunes ».

Un GJ reproche à la réalisatrice : « La colère du peuple n’a pas été représentée », celle « qui vient du cœur, du ventre ». Mais la réalisatrice montre dans ce film que les GJ réfléchissent, sur eux-mêmes, sur la politique, sur le mouvement lui-même, loin de cette image d’éternelle foule en colère véhiculée par les médias bourgeois. Et si la colère n’est pas montrée, de manière illustrative, ce qui y mène l’est : un monde industriel en décrépitude, une misère perceptible à l’image et dans les discours des GJ. Sylvestre Meinzer a une formation en anthropologie, c’est peut-être ce qui l’amène à ce « regard éloigné » d’après ses propres mots, pour montrer « comme des mondes étrangers et pourtant proches », pour « comprendre comment [les GJ] fonctionnent ». Mais la colère ne suffit pas et peut aussi mener au pire, vers des crispations identitaires et autres idées d’extrême droite, si elle est mal orientée, nous rappelle un intervenant dans la salle.

Jamais de jugement donc, même lorsque des voix confuses voire d’extrême droite s’expriment dans son film : « Je voulais aussi qu’il y ait un représentant d’extrême droite » dit-elle. Pour monter la réalité du mouvement, complexe, paradoxale. En effet, ce GJ d’extrême droite déclare qu’il est fâché contre la police… La réalisatrice nous explique qu’il a une expérience ouvrière, qu’il est usé par son travail. Comme beaucoup d’autres GJ dont les corps usés témoignent de fatigue, d’usure et de dépression.

Un autre GJ, présent à la projection, évoque la répression, il trouve qu’elle n’est pas assez mise en avant dans le débat : « Et pourtant des gardes-à-vues, des amendes, des blessures, y en a eu beaucoup » assène t-il. Mais si ce n’est pas l’axe principal du film, la répression n’y est pas pour autant passée sous silence. Une meule de foin emballée de plastique dans un champ battu par le vent : tel est le décor cinématographique accompagnant la narration poignante d’une garde à vue humiliante, incompréhensible, angoissante. Dans une autre scène, ce sont les réjouissances d’un bain de mer marseillais qui défilent sous nos yeux alors que sont dépeints les violents assauts de lacrymogène et de canons à eau sur les manifestants.

La difficile relation des GJ avec les syndicats est également évoquée. Un GJ critique le parti dont il était membre avant les GJ et les mots de sa représentante se disant « communiste mais pas Gilet jaune ». Il indique aussi : « dès la mi-décembre le mouvement est devenu à mon avis un mouvement de classe ». Des militants politiques et syndicaux n’ayant parfois « plus leur carte » ont, quoi qu’il a pu être dit, participer aux GJ. Le mouvement a évolué. Il a été progressivement déserté par les petits patrons présents au tout début, pour évincer les mots d’ordre revendiquant moins de taxes, pour celles pointant plus les inégalités sociales, réclamant la « justice sociale » mais aussi fiscale, avec le rétablissement de l’ISF. Soit des revendications pour plus d’égalité traditionnellement associées à la « gauche ». Ainsi, le mouvement n’a pas été dépourvu en capital militant.

Mais cela ne semble pas avoir suffi pour établir clairement un clivage de classe, autour du rapport capital/travail, de l’exploitation et de la question des salaires, mais aussi autour des conditions de travail, que les syndicats ont peiné à prendre en charge dans des petites entreprises où il n’y avait bien souvent pas de délégués syndicaux. Tout comme ils ont mal représenté un monde du travail éclaté du fait de l’émiettement des contrats de travail et de la précarisation. Ainsi, cette conscience de classe à même de construire un sujet politique plus homogène a fait en partie défaut. Si sporadiquement ou implicitement elle semble émerger dans le film, la référence au « peuple » et à un « Nous » comme signifiant vide semble plus présente. Une voix évoque les GJ comme un mouvement « informe », où l’on y met ce que l’on veut. Ce manque d’homogénéité politique et programmatique qui a certes évolué, n’a pas aidé à faire la jonction avec le mouvement ouvrier organisé. Les directions syndicales prennent souvent ce prétexte pour se détourner du mouvement voire pour le dénigrer, pour rester dans une passivité sans construire la grève reconductible afin d’augmenter le rapport de force et faire plier le pouvoir.

Car les Gilets jaunes ne se sont affrontés qu’indirectement au capitalisme : par l’intermédiaire de son État, néolibéral (c’est à dire au service de l’accumulation du capital) qui les a réprimés. Ils se sont confrontés à Macron et au gouvernement à qui ils ne réclamaient que de pouvoir vivre dignement, pas de renverser le système. Des critiques anticapitalistes étaient en germe, partiellement formulées. Mais pas toujours clairement et massivement parmi les Gilets Jaunes des ronds-points. Dans le film, un GJ affirme tout de même qu’il faut un « système parallèle qui va s’émanciper du capitalisme ». Un localisme y est également affirmé. Comme s’ils actaient qu’on ne pouvait plus attaquer de front le monstre capitaliste devenu tentaculaire, exploitant l’ensemble des vivants. D’où la « solution » du pas de côté, de l’évasion en dehors de ses institutions, comme une réminiscence du « socialisme utopique » auquel Marx et Engels opposèrent dès le XIXème siècle un « socialisme scientifique » qui cherchait au contraire à déceler la possibilité d’un dépassement vers le socialisme, puis le communisme à partir de l’analyse des contradictions du capitalisme. Vivre et cultiver son jardin, à l’écart de la société, ne peut pas constituer une réponse collective suffisante quand tout autour de soi se dégrade et que les crises se multiplient : écologique, économique, guerres…

Un GJ nous dit dans le film : « La solution elle est pas politique. Elle est politique mais pas dans la forme qu’on nous la présente. » Et aussi : « C’est toujours les pauvres couillons comme nous qui allons payer. […] C’est pour ça que les gens [sortent] dans la rue. » Là pointent encore en germe la nécessité de contre-pouvoirs, d’autres institutions et cette conscience de classe qui effleure. Le mouvement des Gilets jaunes a été un moment fort de politisation, de montée en généralité politique à partir d’expériences de vie de gens jusque-là atomisés. Si des solidarités ont été retrouvées sur les ronds-points, la fin du mouvement a plongé nombre de participants dans le désespoir. Jonathan Vauday, GJ de Saint-Nazaire et chargé de la programmation du film explique lors du débat après la projection « vouloir impliquer des GJ dans la vie [du] film » et avoir pour cela « réactivé ce réseau de GJ » comme ce jour-là à Brest. « On a pour le moment à chaque fois des GJ dans la salle ». Mais certains ayant participé au mouvement ne « veulent plus en entendre parler ». La mobilisation a laissé « beaucoup de traces », « physiques », certains ont désormais un « rapport douloureux au mouvement ».

Lors de notre réunion publique du 17 novembre 2023 à Brest pour les 5 ans du mouvement, les Gilets Jaunes présents dans la salle évoquaient des dépressions, des suicides. Un peu partout en France ce mouvement a ébranlé le pouvoir et intensifié la vie de centaines de milliers de personnes, leur a redonné de l’espoir mais parfois aussi une sociabilité qu’ils n’avaient plus. Pour ne pas tomber dans le désespoir nous devons dire sans fausses promesses, que les choses ne changeront pas spontanément, qu’il nous faut nous organiser et que, si cela prendra peut-être du temps, cela aura au moins le mérite de ne pas laisser les gens seuls face à la misère qui monte. Les Gilets jaunes sont rentrés dans l’histoire. Cette histoire, il nous faut la transmettre et le film de Sylvestre Meinzer réussit à donner, par touches impressionnistes, toutes ces voix parfois contradictoires et les lieux qu’elles habitent, leur mode de vie, l’essence de ce mouvement, loin de toute superficialité.

Pour avoir des infos sur les lieux de projection et de débat autour du film, contacter l’équipe du film pour le faire tourner par chez vous.


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