Recension

Comment naissent les individus ?

Floé

Comment naissent les individus ?

Floé

À rebours de la manière dont on se raconte, dont on revient sur sa vie, dont on comprend nos manières de faire et de penser au quotidien, Wilfried Lignier, sociologue au CNRS, cherche dans son ouvrage La société est en nous à mettre en évidence les processus sociaux par lesquels se forment les individus. Il se positionne contre l’idée que nous pourrions comprendre le fond de ce que nous sommes comme individu et de ce que nous faisons dans notre vie, par une étude physiologique relative à notre héritage génomique ou notre système nerveux. Ce dernier ne représente que le support de notre activité : sans lui, celle-ci ne serait certes pas possible mais il ne correspond cependant pas à la source fondamentale de nos expériences et de nos manières d’y agir.

Recension de Wilfried Lignier, La société est en nous. Comment le monde social engendre des individus, Seuil, Paris, coll. « Liber », Septembre 2023.

« Il s’agit bien de devenir plus intelligent, plus avant-gardiste, plus stylé, plus riche, plus à l’aise que les autres. Surtout, à l’inverse, personne ne veut pour ses enfants l’exploitation caractérisée, les galères d’argent, la relégation ou l’illégitimité. Pourtant les positions correspondantes existeront de toute façon, à moins d’une très improbable abolition générale des inégalités et des hiérarchies, d’une génération à l’autre. » [1]

À rebours de la manière dont on se raconte, dont on revient sur sa vie, dont on comprend nos manières de faire et de penser au quotidien, Wilfried Lignier, sociologue au CNRS, cherche dans son ouvrage La société est en nous à mettre en évidence les processus sociaux par lesquels se forment les individus. Il se positionne contre l’idée que nous pourrions comprendre le fond de ce que nous sommes comme individu et de ce que nous faisons dans notre vie, par une étude physiologique relative à notre héritage génomique ou notre système nerveux. Ce dernier ne représente que le support de notre activité : sans lui, celle-ci ne serait certes pas possible mais il ne correspond cependant pas à la source fondamentale de nos expériences et de nos manières d’y agir.

Lignier remet aussi en cause l’idée que nous nous déterminons nous-mêmes par la simple force de volonté, au gré de nos convictions. Le sociologue vient mettre en évidence que cette volonté-même, nos manières de penser et d’orienter nos choix, y compris nos plus évidentes pratiques corporelles, sont formées socialement depuis notre naissance. Sans la caractériser explicitement, Lignier écrit donc à rebours de nombreux éléments de l’idéologie néolibérale méritocratique qui affirme que notre position sociale résulte de notre comportement et que notre comportement serait dû au fait que nous serions « né-e-s comme ça ». Une telle idéologie naturalise le fait que le monde social s’est ordonné historiquement en une société aliénante qui permet de reproduire du capital et où certain-e-s dominent et d’autres sont dominé-e-s plutôt que d’autres. Ces conceptions desquelles sont pétries nos manières de penser inversent la réalité sociale (même si elles lui sont bien utile pour continuer à fonctionner sans accrocs), alors même que nos conduites sont pourtant formées par toute une vie en société. C’est donc plutôt notre position sociale qui permet bien mieux de rendre compte de nos personnalités que l’inverse.

Le livre cherche donc à donner des outils et à proposer une démarche pour se penser en tant qu’individu. Il ouvre une manière de se comprendre qui met fin aux facilités de la mauvaise langue psychologique, qui rend toutes puissantes les « prises de conscience », l’esprit, ou l’inconscient ; qui ouvre « la possibilité de ne pas subir sa vie comme un pur destin », une fatalité, tout en reconnaissant que « nous n’avons pas toujours le loisir de nous poser ces questions. » [2]. Mieux se comprendre demande en effet de pouvoir prendre le temps de mettre à distance les circuits de notre vie quotidienne ; mais ce recul permet éventuellement d’amorcer un effort de réorientation de ses pratiques, et de changer la manière dont on se rapporte à soi-même.
Si le livre ne vise pas à un propos militant, nous reviendrons cependant sur les manières dont il est possible de s’emparer d’une telle réflexion pour nourrir les relations de camaraderie. En effet, Lignier propose tout au long de l’ouvrage un résumé et une actualisation des analyses et hypothèses de la sociologie bourdieusienne en remontant la genèse sociale des individus. S’en emparer au-delà des cas pratiques qu’aborde l’ouvrage est l’occasion de saisir plus finement les dynamiques à l’œuvre dans les espaces militants et de mettre des mots sur les situations intimes, singulières, à partir desquelles nous nous engageons. C’est l’occasion aussi de mieux saisir ce que notre individualité a de plus social jusqu’en son fond, et donc également d’élaborer à partir de là le sens d’une intervention politique pour nous ouvrir de nouveaux possibles et de nouveaux horizons de vie. De là, renforcer les liens d’un échelon local pour intervenir plus solidement dans les luttes globales. À la fois se déresponsabiliser individuellement de nos échecs, de nos blocages, de nos limitations, et à la fois se responsabiliser collectivement pour les gérer, les aménager, les rendre praticables ; que tou-te-s celles et ceux qui en ont la volonté puissent militer pour nous émanciper tou-te-s ensemble. Cela demande de saisir et de mettre en question les mécanismes dans lesquels se font nos interactions, mais aussi de réfléchir à ce que nous instituons au cœur de nos pratiques militantes.

Partant d’un ensemble fourni de recherches [3], il met en évidence comment dès la petite enfance les enfants manifestent un vocabulaire et des attitudes différentes sur la manière de partager les jouets et de se les prendre selon la classe sociale. Les enfants de classes aisées ont ainsi tendance non pas à taper pour se voir accorder un jouet, mais à interpeler les autres enfants, à demander, à s’imposer verbalement. Remontant plus loin, il explique comment, dès avant le fait de notre naissance, notre sexe est institué par l’institution médicale (une information que se relaient ensuite vivement les cercles proches des parents). Qu’en fonction de cela les parents organisent différemment les chambres (notamment en évitant les chambres mixtes, du fait de conceptions genrées de l’intimité). Après la naissance, les parents perçoivent et sollicitent différemment leurs enfants. Ils ont ainsi tendance, pour des enfants de taille et poids égal, à utiliser un vocabulaire différent pour les décrire : les filles seraient « petites, jolies, mignonnes », les garçons seraient « grands, toniques, sérieux ». En crèche, les filles parlent plus volontiers de « bébés » et jouent avec des poupées. Cela les oriente ainsi très tôt d’une manière encore assez large vers une certaine attention à des activités de soin, d’attention aux autres, donc vers une certaine orientation et un certain découpage du monde, mais aussi vers une certaine position sociale à venir, qui tendent dès lors à être confortées et valorisées dans les interactions entre adultes et enfants.

La manière dont nos relations nous investissent dès l’enfance, développe parfois des attentes, souvent de manière tout à fait non-consciente et sans aucune mauvaise volonté (Lignier insiste sur ces points). Ces attentes façonnent en nous certaines tendances pratiques, et il semble rapidement que ces habituations genrées (entres autres) sont le fait d’un enfant qui semble réclamer cela de lui-même, avec lesquelles il faut composer dans la pratique éducative, entretenant et élaborant ainsi ces tendances de développement. C’est comme cela que nos relations sociales, à force d’interactions, y compris les plus minimes, des repas aux touchers, sont à la source d’un habitus au cœur de notre personnalité, d’un ensemble de tendances à se mettre en pratique, de dispositions à se comporter d’une certaine manière, qui donne à cette dernière sa cohérence d’ensemble. D’une certaine manière, il est donc possible de dire que nous sommes apparenté-e-s en tant que camarades : les uns vis-à-vis des autres nous nous investissons dans des activités militantes qui orientent notre appréhension générale du monde et notre manière de réagir dans tous les espaces de notre vie. Evidemment, cette construction de soi se fait aussi, notamment, à partir des relations genrées que nous avons intériorisées et celles-ci entrent parfois en contradiction avec nos visées politiques ; des camarades peuvent ainsi profiter de ressorts sexistes pour s’imposer, ou s’éviter des tâches pénibles. Mais à la différence près que notre adhésion à une organisation révolutionnaire rend aussi possible en nous un remodelage sous l’impulsion de nos camarades, qu’on ne verrait que très rarement avoir lieu de la société en général. Nos relations sont l’occasion de mettre en question nos dispositions, de les réélaborer, de pondérer (par l’organisation consciente de nos interactions en s’appuyant sur notre socle de camaraderie) nos manières individuelles de fonctionner.

Lignier réfléchit ensuite sur les dimensions plus conscientes que peuvent prendre ces investissements de la part des personnes qui font partie de notre vie. « Nous est ainsi presque toujours attribuée, qu’on le veuille ou non, une fonction sociale, pas seulement une position sociale. Sachant toutefois […] [qu’il] existe des luttes sur ce que nous devons faire, pour qui, et comment. » [4] Se situant toujours au niveau des interactions, il met ainsi en évidence - au sein des familles - des stratégies de reproduction, c’est-à-dire des attentes parentales intéressées, soit pour permettre à la génération en cours de continuer à fonctionner (en entretenant la solidarité familiale par exemple), soit pour se perpétuer dans la génération à venir (en se consacrant aux tâches scolaires pour atteindre à une situation enviable). Ici, l’enfant peut donc être défini, sociologiquement, comme « un individu dont les pratiques, les apprentissages, les perspectives sur le monde sont avant tout déterminés par les attentes d’adultes apparentés » [5]. Sans que ce soit le centre de sa réflexion, le livre signale que « toutefois, au fur et à mesure que nos forces s’affirment, elles peuvent se trouver très vite orientées, canalisées, spécifiées, dans le sens d’une génération qui n’est pas la nôtre. La reproduction nous déconnecte alors de notre avenir (dans sa relative autonomie), à la limite jusqu’à nous enfermer dans un présent qui ne nous appartient pas. » [6] 

Dans cet espace de stratégies, les différentes unités familiales se distinguent dans leur manière d’utiliser les institutions scolaires, extra-scolaires, symboliques, pour s’affirmer, se faire une place, prendre sa part de domination dans l’espace social, et se distinguer de celles et ceux qui n’y goûtent pas ; au sein de la famille, les parents entrent en conflit (que l’auteur qualifie de « lutte ») pour parvenir à cette visée unifiée, et où les stratégies s’imposent aussi selon des mécanismes relevant de dominations sociales. Dans les interactions conflictuelles entre parents, il est notable que c’est plutôt le parent dont l’origine sociale est la plus élevée qui sait le mieux défendre et imposer sa vision de l’éducation (orienter vers la lecture et certaines œuvres en particulier, par exemple), et financer les projets qui lui semblent convaincants. Les séparations peuvent dans ce cadre être interprétées comme un échec des parents pour unifier leurs visées. Si ce sont souvent les mères qui ont la charge de l’enfant, les pères préservent quasi systématiquement un droit de regard sur les choix éducatifs et un droit de visite (il faut noter que Lignier aborde uniquement la norme hétérosexuelle), qui sont l’occasion pour que des stratégies longuement censurées par l’autre parent puissent enfin s’exprimer. Pour les couples qui ne se séparent pas, ces « investissements » peuvent se constituer en un « portefeuille » varié lorsque plusieurs enfants prennent des trajectoires différentes, ce qui diminue d’autant l’incertitude des stratégies de reproduction des parents.

Par suite, au cours de la temporalité quotidienne de notre vie, nous vivons une certaine habituation sociale à mesure que nous répétons, non consciemment et de manière routinière, au gré de nos interactions, certains gestes et comportements, qui se fixent en nous et structurent ce que nous sommes (sur le mode du « c’est en forgeant qu’on devient forgeron »). C’est ainsi que nous en venons à incorporer des structures plus stables et à trouver une relative cohérence en ce que nous sommes. Nous n’assimilerons d’autant moins les pratiques dissonantes, qui s’occasionnent en fait de manière rare et ponctuelle, s’assimileront d’autant moins qu’elles sont déjà décalées par rapport à notre intériorité préalable mais aussi par rapport à l’ordre historico-social qui nous voit naître. Celui-ci ne nous donne pas l’occasion de les confirmer, nous pousse même à les délégitimer et à nous en défaire.

Mais il arrive aussi que des moments forts viennent marquer notre développement ultérieur : nous pouvons facilement regarder notre propre parcours et y trouver un événement marquant, déterminant, éventuellement bouleversant. À travers une réflexion sur la racialisation, mais aussi sur l’inceste, Lignier propose une hypothèse intéressante : ce qui fait qu’un événement sera marquant n’est pas son occurrence en tant que telle, mais la manière dont il sera reconduit par la suite (que ce soit dans les conversations intimes, ou en s’imposant dans les rêves, et dans les restructurations symboliques qui se poursuivent de manière infra-consciente après l’événement), par le fait que tout nous renvoie jour après jour à cet événement-là. Une catastrophe naturelle détruit notre habitat, le souvenir d’une crise s’ancre dans les murs de la pièce où elle a eu lieu, le discours d’une famille sur elle-même perd son sens après des faits de violences sexuelles entre ses membres alors que le secret est maintenu à ce propos. Dans un autre registre, il existe une habituation ethnoraciale quotidienne qui passe par des manières d’éduquer l’enfant en famille et dont celles-ci sont reçues à la crèche puis à l’école. Cette racialisation passe également par une inscription dans des ensembles de références et de modes de consommation culturels, hiérarchisés socialement dans les interactions et les institutions. Il faut ajouter à cela des expériences de discrimination (aux entretiens d’embauche, lors des contrôles de police, etc.) qui « commandent spécialement aux minoritaires une modification de leurs pratiques ordinaires, de leurs façons de faire au jour le jour – qui, quant à elles, sont bien susceptibles de produire des dispositions telles que : crainte des forces de l’ordre, rapport général à l’espace public, sentiment de devoir constamment prévenir les mésinterprétations de ses propres gestes, etc. » [7] En résumé, si tel contenu biographique s’ancre dans notre personnalité en une disposition durable, c’est toujours selon la forme temporelle qu’il est socialement déterminé à prendre dans notre activité sociale. La substance de notre habitus est la résultante d’une incorporation, qui passe pour une grande part via des temps faibles aussi vite oubliés qu’ils sont banals, mais aussi par des moments forts qui enclenchent des processus de bouleversement/réorganisation de notre univers symbolique, qui nous marquent parce qu’ils nous reviennent (et que nous y revenons) au fil des jours et des années. En ce sens, on peut noter qu’il est parfois plus souhaitable d’aider et d’accompagner un-e de ses camarades dans la construction de soi après un moment fort et se montrer présent-e sur un mode quotidien, que de vouloir l’en détourner vers d’autres activités qui nous apparaissent plus profitables de l’extérieur. Accompagner, échanger, assumer, est le meilleur moyen de donner de quoi se construire d’une manière réfléchie et plus facilement maîtrisable jusque des supports plus stables pour se réinvestir des tâches militantes dans lesquelles on se construit une place et une efficacité au fil des expériences. Qu’un événement soit marquant n’est pas un problème en tant que tel, c’est seulement la manière dont il vient à nous marquer qui peut en faire l’occasion d’un blocage ou au contraire le moment de solidifier des liens en se (re)construisant collectivement et réflexivement. Nos institutions militantes ici l’occasion de produire en nous (sur le moyen et le long terme) une certaine personnalité qui va au-devant de ce que les rapports d’oppression et d’exploitation ont tendance à produire comme individus.

Dans un dernier chapitre stimulant, l’ouvrage finit d’expliquer comment le fait même d’incorporer ou non une pratique est indissociable du fait que celle-ci est inscrite dans un univers qui fait sens pour l’individu, et ce par l’intermédiaire d’une symbolique dont sont porteurs le langage, les représentations, les signes (mais aussi que nous intériorisons des représentations en tant que telles, le livre prenant à ce propos l’exemple assez divertissant des personnages de séries).
À travers les conflits, les investissements et les rapports de force ici étudiés, les autres font partie de nous, se donnent en nous et nous font ce que nous sommes. L’ouvrage cherche à mettre en question la pratique usuelle de l’introspection et à la critiquer ; même si Lignier sait bien que cette manière de cultiver son intériorité est quelque chose auquel seules quelques personnes privilégiées ont accès. Ainsi, il sait aussi que son livre ne peut changer par lui-même cet état de fait et il semble se résigner à ne s’adresser qu’à ces personnes-là : développer au moins chez ce lectorat réduit, un rapport à soi plus ouvert et une solidarité plus consciente avec celles et ceux avec qui nous faisons société. Depuis notre perspective de militant-e-s politiques, il paraît cependant difficile de penser cette place des autres, de la société dans son ensemble, indifféremment des rapports sociaux (exploitation, oppression, ou au contraire coopération, camaraderie) qui les nouent à notre vie. Il existe cependant un enjeu spécifique pour lequel une telle réflexion peut faire sens : c’est la lutte politique et particulièrement les personnes qui s’apparentent à nous de manière plus proche dans les relations de camaraderie.

Car, si le monde social engendre des individus, les individus engendrent aussi un monde social, et on pourra regretter que l’ouvrage n’explore pas aussi cet autre versant. La sociologie de l’incorporation de Lignier pourrait se doubler d’une sociologie de la manière dont les individus extériorisent leurs dispositions, en regardant non pas seulement les effets internes de leur activité mais en étudiant ce qu’elle fait au dehors, et donc aussi quelles sont ses possibilités politiques. Il aurait été intéressant de voir ce que deviennent les dispositions enfantines dans la pratique adulte. Dans La société est en nous, la place du travail est ainsi assez peu discutée alors que toutes les stratégies de reproduction au sein des familles sont indissociables du fait que dans une société capitaliste l’enfant est à faire advenir comme travailleur-se : il lui faudra aller trouver un moyen de gagner sa vie sur le marché du travail (ou au contraire il héritera de ressources ou de positions à partir de sa famille).

On pourra d’ailleurs interroger, du point de vue de cette dichotomie de position dans le monde de la production, l’usage que Lignier fait du mot « lutte » pour qualifier les conflits parentaux qui émergent en vue de déterminer une stratégie de reproduction commune à toute la famille, à travers l’enfant. Un tel terme semble ici sous-déterminé et pourrait mieux s’employer pour caractériser de manière plus fondamentale et radicale les rapports entre les foyers plutôt que les interactions intrafamiliales. Certes, tout le monde est mis en concurrence par le marché pour se reproduire en tant qu’individu (plus ou moins doté en capitaux économiques, culturels, sociaux, qui semblent ne rien changer à cet état de fait). Partant de là, il est juste de souligner que nos possibles sont les impossibles d’autres. Mais au-delà de ce point, il existe des classes (pas seulement comme origine sociale, mais comme position dans la division du travail et dans les rapports de production) desquelles les possibilités de vie sont indissociables. Car il ne s’agit jamais de reproduire à l’identique sa position sociale puisque, relativement à ces classes, les intérêts dans la transformation de la société sont antagoniques. Plutôt que dans les interactions distinctives en vue d’une position enviable, où peuvent entrer en jeu des dominations interindividuelles bien réelles, la lutte semble se trouver dans le fait que contrairement à d’autres, certains foyers ont de la valeur à valoriser, du capital à reproduire et accroitre ; de ce point de vue les stratégies de reproduction prennent un tout autre sens [8]. La métaphore des investissements dans les enfants pour se constituer un « portefeuille » permettant d’éviter les incertitudes, devient particulièrement concrète quand la famille en question possède un portefeuille réel bien rempli, que leurs enfants demandent des investissements réels, et qu’il y a des incertitudes réelles pour savoir si la fortune réelle de la famille va pouvoir se reproduire. Et par ailleurs, ces positions de classe sont évidemment indissociables de notre unité en tant qu’individu, elles déterminent de l’extérieur la logique interne qui se noue au présent entre nos dispositions, selon les temps de vie où celles-ci sont sollicitées : par exemple, un travailleur est pris entre un temps de travail où il a accès aux moyens sociaux de réaliser son activité sans pouvoir en fixer les finalités, et un temps libre dont il fixe les fins mais qui est borné à des moyens de subsistance. [9]

Il y aurait un sens à ce qu’une telle sociologie aille jusqu’au bout de ses retombées politiques, à l’intérieur même de ses élaborations. À ce propos, il est intéressant de faire dialoguer le travail de Lignier avec celui de Bernard Lahire qui, dans la conclusion d’un petit livre sur la sociologie des individus [10], a le mérite d’affirmer que son travail nous montre que si nous sommes de bout en bout formés socialement, alors c’est le monde social qu’il faudra transformer si on veut qu’à terme il soit socialement possible de mieux choisir nos destins. Mais Lahire ne pose lui-même les tâches de sociologue que dans le cadre d’une critique en idées, interne aux institutions, sur le type d’individus qu’elles font advenir, dans un second temps a posteriori de la recherche. S’il ne s’agit évidemment pas de subordonner la recherche à des positions politiques, il ne faudrait pas non plus en venir à considérer les effets politiques de la recherche comme un second temps, à les en dissocier comme un après-coup. Et on peut pointer que, pour les deux sociologues, la question d’associer en son fond même leur travail intellectuel aux perspectives d’un collectif militant ne se pose pas, alors même qu’ils savent bien que leur travail est situé et donc de fait engagé socialement du fait de sa construction même. C’est une perspective bien différente qu’un marxiste, spécialiste de l’individu, comme Lucien Sève assume de poser consciemment : loin de se rapporter dogmatiquement à sa recherche comme la justification d’une ligne politique préalable [11], il affirme ainsi qu’une telle science de l’individualité, si elle veut être digne de son objet, « lequel n’est […] rien de moins qu’une vie humaine, [doit avoir] pour ambition de faire contribuer son savoir au développement maximal de chacune et chacun, donc aussi aux efforts multiformes favorables à ce développement maximal. Comme en toute affaire où il y va de l’humanité, la définition [d’un tel savoir] est une question politique, dans la haute acception stratégique du terme. » [12]

Quoi qu’il en soit, La société est en nous est un apport théorique important quant à la manière dont nous intériorisons le social, notamment parce que l’ouvrage a le mérite de poser sa réflexion sur les différentes médiations intangibles par lesquelles se fait ce processus (que ce soient nos relations, les personnes qui nous sont apparentées et qui font en ce sens partie de nous, mais aussi les signes et les représentations qui régissent la manière dont nous organisons notre expérience). Il a aussi l’intérêt d’étudier sérieusement les déterminations de forme dans lesquelles nous vivons notre activité (moments forts et temps faibles). À ce titre, il réussit pleinement sa démarche de guide à la compréhension de soi, en vue de nous faire ressentir la place déterminante des autres dans notre vie, et de mieux la maîtriser dans notre développement. En tant que militant-e-s politiques, nous avons tout intérêt à nous emparer de ces pistes pour mieux réfléchir les relations qui se nouent (politiquement, affectivement et matériellement) entre camarades, la manière dont les positions sociales impliquent beaucoup de notre activité, les retombées non-conscientes qu’elles possèdent. Et d’en instruire organiquement nos pratiques collectives.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1(Wilfried Lignier, La société est en nous. Comment le monde social engendre des individus, Seuil, Paris, coll. « Liber », Septembre 2023., p. 66.

[2Ibid., p. 11

[3Et notamment les siennes, Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2019, et (avec Julie Pagis), L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2017.

[4Lignier, op. cit.., p. 47.

[5Ibid., p. 57

[6Idem.

[7Ibid., p. 111.

[8Pour une conception de l’appartenance de classe par la médiation du foyer, voir notamment Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, 2e édition, Paris, La Découverte, 2002.

[9Pour approfondir l’idée que le social imprime une forme à notre activité, et une unité qui ne se réduit pas à celle des
sédimentations de notre passé, relativement à notre position de classe, voir notamment Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, Editions sociales, 1969. Celui-ci aurait tendance à dire que de telles logiques se surimposent aux dispositions élémentaires et aux orientations globales de notre personnalité, car même si nous restons la même personne au fil
de nos temps de vie, la possibilité de s’exprimer de ces dispositions, et de circuler socialement jusqu’à nous faire plus ou moins indirectement retour, ne sont pas les mêmes selon les temps de vie propres à notre position de classe.

[10Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris, La Découverte, 2013, p.153-160.

[11Ce qu’a malheureusement pu subir la recherche scientifique comme en biologie durant le XXe siècle lors de l’affaire
Lyssenko en URSS ou lors de l’affaire Burt au Royaume-Uni, où était débattu s’il y a hérédité génétique ou non, et si l’intelligence s’hérite génétiquement. Trofim Lyssenko s’était fait tristement connaître à l’échelle mondiale pour avoir nié l’existence des gènes qui entraient selon lui en contradiction avec les principes du matérialisme dialectique dont devaient être déduite la pratique d’une « science prolétarienne ». Sa position dominait largement les institutions de biologie sous Staline et Khrouchtchev. Cyril Burt s’est quant à lui fait connaître pour des travaux démontrant soi-disant que l’intelligence était innée et que le QI s’héritait par les gènes. Burt fut décoré par le pouvoir royal pour ses recherches avant qu’il soit démontré après sa mort que ses résultats avaient été complètement falsifiés.

[12Lucien Sève, « L’homme » ?, Paris, La Dispute, 2008, p.410.
MOTS-CLÉS

[Théorie marxiste]   /   [Université]