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Les Carnets de Soukhanov. Une histoire militante de la Révolution russe

Guillaume Fondu

Les Carnets de Soukhanov. Une histoire militante de la Révolution russe

Guillaume Fondu

Les mémoires de Soukhanov constituent une source de première main sur la Révolution russe. C’est l’ouvrage d’un militant qui participe au processus révolutionnaire et qui s’interroge au jour le jour sur ce qu’il est possible de faire en se confrontant aux idées politiques de ses adversaires. Ces Carnets exceptionnels sont enfin disponibles en français grâce aux éditions Smolny. RP Dimanche s’est entretenu avec Guillaume Fondu, philosophe et traducteur des volumes.

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RP Dimanche : Vous publiez, avec Éric Sevault et Mylène Hernandez, une édition française des Carnets de la révolution de Nikolaï Soukhanov. Il s’agit de notes qu’un des acteurs de la révolution de 1917, menchevik de gauche, a prises tout au long de l’année 1917, à Saint-Pétersbourg. Pouvez-vous revenir sur l’intérêt de rendre enfin disponibles ces Carnets, un siècle après leur publication originale ?

Guillaume Fondu : Effectivement, on peut avoir l’impression que tout a été dit ou écrit sur la révolution russe. Il y a d’abord eu évidemment les différentes historiographies politiques : le récit de la droite russe, monarchiste et religieuse, insistant sur la catastrophe qu’a représenté la révolution ; le récit libéral, opposant la bonne révolution de Février au mauvais coup d’État d’Octobre et construisant une continuité entre la révolution bolchevique et le régime stalinien ; le récit stalinien ; le récit trotskiste, etc.

Depuis quelques années, j’ai l’impression que ces différents récits ont perdu une partie de leur place, du fait de la dépolitisation de la révolution russe. Celle-ci n’est plus une référence politique de premier plan dans le débat public, même si quelques groupes essaient (heureusement !) de continuer à faire vivre sa mémoire. En revanche, on dispose aujourd’hui d’énormément de travaux universitaires très sérieux sur les différentes dimensions négligées de la révolution (notamment pour ce qui est de ses marges, géographiques, sociales, etc.). On a notamment assisté à une explosion du nombre de travaux d’histoire « par en bas » de la révolution [1], qui documentent très bien l’événement révolutionnaire dans ses dimensions concrètes (ce qu’il a changé pour le quotidien des gens, comment il s’est inscrit dans des pratiques, etc.).

Mais cette historiographie universitaire a délaissé l’histoire politique de la révolution, c’est-à-dire le fait qu’elle a été aussi le produit de réflexions militantes, de décisions politiques, etc. Et qu’elle représente donc également un grand moment de discussions, en 1917 notamment, lorsque les mouvements de rue chassent le tsar et que des forces politiques marginales un mois plus tôt prennent le pouvoir ou plutôt tentent d’influer sur le cours des événements (la guerre et les désertions de masse qui commencent, la crise économique, etc.).

L’ouvrage de Soukhanov est principalement intéressant de ce point de vue-là. C’est l’ouvrage d’un militant, on y reviendra, qui s’interroge au jour le jour sur ce qu’il est possible de faire et qui se confronte aux idées politiques de ses adversaires (les libéraux, les mencheviks de droite, les bolcheviks, les anarchistes, etc.). C’est d’autant plus intéressant que Soukhanov représente un courant dont la mémoire s’est presque entièrement perdue, dans le monde politique comme universitaire, le menchevisme [2], avec ses différentes fractions. Enfin, Soukhanov constitue l’une des principales sources de première main pour toutes les histoires écrites après lui sur la révolution russe, qu’il s’agisse de celle de Trotski ou des nombreuses études universitaires parues au cours du siècle.

RP D : Alors, justement, est-ce qu’on peut revenir un peu sur l’identité de ce Soukhanov. Qui est-il et pourquoi est-ce qu’il écrit ces carnets ?

GF : Nikolaï Soukhanov, qui naît en 1882, est tout d’abord représentatif d’une certaine génération militante, celle qui vient immédiatement après Lénine, fera ses classes révolutionnaires durant la révolution de 1905 et connaîtra les premières années du régime soviétique ainsi que la répression du régime stalinien, jusque dans les années 1930 et leur lot de procès et d’exécutions. Comme nombre de ses camarades, il s’est formé à la politique dans le milieu de la clandestinité et a passé des années en exil et en prison (mises à profit pour lire Le Capital, comme c’était de rigueur dans ce milieu).

Mais l’originalité de Soukhanov est d’être aussi et surtout représentatif du mouvement socialiste russe dans ses différentes composantes. Il a été pendant longtemps un militant populiste (narodnik), c’est-à-dire attaché à l’idée d’un socialisme paysan permettant à la Russie de faire l’économie du passage par le capitalisme en s’appuyant sur les institutions communautaires de la campagne russe. Il a polémiqué à ce propos contre les social-démocrates, avant de reconnaître le développement de fait du capitalisme en Russie et d’essayer de construire une alliance entre la social-démocratie (ouvriériste) et le populisme paysan. Ça ne marche pas, il se fâche avec tout le monde et devient un « sauvage », c’est-à-dire un militant hors-parti. Il est alors principalement actif comme journaliste. En 1914, il prend résolument parti contre la guerre et sera la principale plume russe de l’internationalisme.

Lorsque la révolution de Février éclate, Soukhanov est aux premières loges : il est présent à Saint-Pétersbourg, contrairement aux grands chefs socialistes, tous en exil et qui mettront quelques semaines à rentrer en Russie ; et surtout, il connaît tout le monde et peut discuter aussi bien avec les libéraux du Gouvernement provisoire qu’avec les différentes fractions socialistes qui organisent le Soviet tout en allant également faire des discours dans les casernes et les usines. Jusque tard en 1917, il restera dans cette position médiane qui lui permettra d’être un acteur et un observateur direct des différents centres de pouvoir qui se font et se défont au cours de l’année 1917.

RP D : Venons-en à la révolution elle-même. Tu peux revenir un peu sur le déroulé des événements et sur ce qui fait de cette année une année révolutionnaire ?

GF : Quelques éléments de contexte, d’abord. En 1917, on a un régime épuisé par la guerre et l’effort économique qu’elle suppose : les gens ont faim, l’armée russe subit des défaites importantes contre les puissances centrales et le tsar, croyant redorer son blason, a décidé de prendre en main les affaires militaires. En outre, même la bourgeoisie industrielle, notamment à Moscou, décide de s’organiser indépendamment du pouvoir pour organiser l’effort de guerre. Bref, on a déjà un pouvoir qui est très largement contesté.

À la suite d’une manifestation des femmes de Saint-Pétersbourg, bientôt ralliées par les ouvriers de la capitale, un mouvement de masse se lève en février et les forces chargées de maintenir l’ordre, mais aussi et surtout les soldats de la garnison, prennent le parti des insurgés. À partir de là, les événements se précipitent et on voit se former différentes institutions qui vont se disputer le pouvoir jusqu’en octobre : le Gouvernement provisoire, occupé principalement par les libéraux, et le Soviet de Pétersbourg, qui regroupe les différentes fractions socialistes. C’est pourquoi les militants de l’époque parlent de « double pouvoir » : un pouvoir officiel marqué par une grande impuissance et un pouvoir effectif, le Soviet, qui a derrière lui l’immense majorité des forces armées du pays.

C’est ce qui fait de la révolution russe ouverte en février un exemple particulièrement pur de révolution : on a une crise de légitimité du régime, qui devient effective à partir du moment où elle s’introduit jusque chez les franges armées du peuple, particulièrement importantes du fait de la mobilisation liée au conflit. Bref, l’ancien régime n’a plus ni légitimité ni force et on va assister, à partir de là, à de multiples tentatives de reformer des institutions dotées d’un véritable pouvoir, c’est-à-dire capables d’obtenir la reconnaissance des masses et notamment des soldats. Et l’on va donc assister alors à une deuxième phase de la révolution, là encore assez typique : la compétition entre ces institutions pour répondre aux demandes de leur base sociale, notamment autour des trois questions centrales : la paix, la terre, le pain. Dans les trois cas, il y a évidemment un conflit entre le camp impérialiste bourgeois et les différentes franges du socialisme russe.

RP D : Au cours du processus révolutionnaire, les bolcheviks reprochent aux autres courants socialistes, d’abord majoritaires dans les soviets, de ne pas chercher à rompre avec la bourgeoisie et de lui laisser le pouvoir « tant que les conditions ne sont pas mures » pour le passage au socialisme. Quelle est la position de Soukhanov sur le sujet ?

GF : C’est assez compliqué et Soukhanov lui-même est parfois hésitant. Disons pour commencer que l’un des intérêts de l’ouvrage est de documenter les débats internes au Soviet. Le plus souvent, on considère en effet que ce dernier est tenu par des socialistes modérés qui ont peur de rompre avec la bourgeoisie et jouent donc un rôle de simple soupape canalisant la colère des masses. C’est d’ailleurs pourquoi la politique bolchevique, au cours de l’année 1917, consistera précisément à investir d’autres institutions plutôt qu’à se concentrer sur le seul Soviet de Saint-Pétersbourg : les comités d’usine, le parti lui-même, etc.

Et de fait, quelques semaines après sa création, le Soviet est tenu par les socialistes modérés en la personne, notamment, de Tseretelli, aujourd’hui un peu oublié mais qui est alors le chef incontesté du socialisme majoritaire en Russie. Mais, et c’est là que le propos de Soukhanov est intéressant, Tseretelli dirige d’abord en accord avec la volonté des masses, qui se radicaliseront entre février et octobre mais sont au départ très éloignées de toute volonté de rupture avec la bourgeoisie, car elle représente à l’époque une force neuve face au tsarisme.

Dans l’ouvrage, Soukhanov passe donc beaucoup de temps à raconter les luttes d’influence au sein du Soviet et comment il essaie, quant à lui, d’infléchir la politique soviétique selon un programme vraiment socialiste : une recherche active de la paix, la régulation de l’économie, des réformes agraires, etc. Bref, tout ce que les bolcheviks mettront en place de manière plus brutale après octobre. Car l’originalité de Soukhanov est de considérer que le Soviet (et les soviets locaux qu’il représente) est la seule véritable institution prolétarienne et qu’il faut la maintenir comme lieu de débats spécifiquement prolétariens, par opposition aux institutions parlementaires, de fait, bourgeoises.

RP D : S’il fallait résumer, quel est l’intérêt politique de l’ouvrage selon toi ?

GF : Pour moi, Soukhanov est particulièrement intéressant dans ses aspects un peu dérangeants : il raconte à la fois des scènes enthousiasmantes de mobilisation intense des masses mais aussi et surtout les moments plus pénibles pour un militant : un Soviet apathique dès qu’il est privé de ses chefs, les masses perméables à l’idéologie militariste et chauvine, voire antisémite dans le cas de paysannerie, etc. Bref, il nous rappelle que la révolution est aussi et surtout un moment de lutte idéologique particulièrement acérée et qu’il ne suffit pas d’avoir des institutions démocratiques pour faire advenir miraculeusement une volonté populaire (ou ouvrière, ou socialiste) unanime.

C’est aussi pourquoi l’ouvrage est un bel hommage au travail militant, à toutes les personnes qui font vivre les institutions qui mènent cette bataille idéologique en élaborant des idées et en essayant de les diffuser, à chaque occasion, dans les différentes assemblées et discussions suscitées par la révolution. Et de manière plus générale, Soukhanov nous rappelle que la politique est aussi et surtout une affaire d’idées. Bien évidemment, ce sont en premier les réalités matérielles qui produisent des soulèvements comme ceux de février. Mais en amont comme en aval, ce sont les différentes options politiques présentes – incarnées dans des partis – qui viennent donner un sens et une forme à ces mouvements populaires.

Soukhanov, enfin et même si ça peut paraître un peu trop consensuel, insiste sur la nécessité d’une forme de pluralisme. C’est d’ailleurs ce qui l’oppose aux bolcheviks : il pense que, même en période de guerre civile larvée, il importe de faire vivre ces différentes options (en tout cas les différentes options socialistes !) en leur donnant un lieu pour s’exprimer, en l’occurrence le Soviet. Dit abstraitement, ça peut paraître un peu banal mais Soukhanov a le mérite de le montrer à propos d’événements réels et intéressants en eux-mêmes : l’incertitude radicale propre à la politique interdit de la réduire à une gestion purement administrative et rend nécessaire la confrontation des idées, garante d’une forme d’apprentissage collectif qui est aussi la marque des révolutions.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Cf., par exemple, Alexandre Sumpf, 1917. La Russie et les Russes en révolution, Paris, Perrin, 2017 et D. Mandel, Les Soviets de Petrograd, Paris, Syllepses, 2017.

[2Mencheviks et bolcheviks désignent, à partir de 1903, deux fractions différentes au sein du parti social-démocrate russe. Les désaccords sont nombreux mais, en 1917, ils se cristallisent principalement sur la question de savoir dans quelle mesure il faut appliquer le schéma marxiste traditionnel à la révolution russe : les mencheviks veulent laisser la révolution devenir une révolution bourgeoise (similaire à la Révolution française), la société russe n’étant selon eux pas mûre pour le socialisme ; les bolcheviks, en revanche, font le pari d’une possible poursuite socialiste de la révolution. En réalité, les positions ne sont pas si tranchées au sein des fractions et il existe un quasi-continuum de positions entre les deux, avec des mencheviks de gauche, de bolcheviks de droite, etc.
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