[ANTHOLOGIE]

Marx et le parti révolutionnaire. Entretien avec Jean Quétier

Jean Quétier

Marx et le parti révolutionnaire. Entretien avec Jean Quétier

Jean Quétier

Karl Marx, théoricien du parti révolutionnaire ? Le philosophe Jean Quétier s’est penché sur la question. Il montre que le parti joue un rôle central dans les élaborations marxiennes et reconstruit la théorie du parti chez Marx, depuis ses textes de jeunesse à ses interventions au Conseil de la Première Internationale. Un travail stimulant.

Karl Marx, Sur le parti révolutionnaire, précédé de « L’adieu aux sectes. Marx théoricien du parti », par Jean Quétier, Paris, Les éditions sociales, 2023. Détails sur le site de l’éditeur

RP Dimanche : Tu publies une anthologie de textes de Karl Marx et le parti révolutionnaire aux éditions sociales. La première chose qui frappe lorsqu’on a le livre entre les mains c’est la taille de cette anthologie. Contrairement à l’image qu’on se fait de Marx (dont les réflexions sur le parti sont plutôt méconnues, voire niées), le nombre de textes que tu présentes suggère que cette réflexion infuse en réalité une grande partie de sa pensée. Dans ton essai, « L’adieu aux sectes. Marx théoricien du parti », qui introduit l’anthologie, tu dis même qu’on ne peut pas comprendre le communisme de Marx sans prendre en compte son rapport au parti et aux organisations ouvrières. C’est une thèse forte et sans doute surprenante pour certains. Peux-tu revenir sur l’intérêt de cette anthologie dans le contexte qui est le nôtre d’un regain d’intérêt pour Marx ? Et sur les raisons de cet effacement ?

Jean Quétier : Effectivement, l’anthologie que j’ai réalisée comprend environ 450 pages de textes de Marx sur la question du parti, ce qui montre qu’il ne s’agit pas du tout d’une question secondaire dans son œuvre. Bien entendu, ces 450 pages ne rassemblent pas uniquement des textes au sein desquels le parti constituerait un enjeu central. C’est d’ailleurs tout le problème lorsqu’on entreprend de mener à bien un tel travail. Il n’existe pas un livre unique dans lequel Marx aurait rassemblé toutes ses réflexions sur le sujet, une sorte de traité du parti révolutionnaire. Il faut parfois glaner des remarques qui peuvent sembler anodines au premier abord parce que Marx passe immédiatement à autre chose, mais qui contiennent en réalité des éléments tout à fait décisifs pour la compréhension de sa théorie. C’est d’ailleurs, à mon sens, tout l’intérêt de ce format anthologique, qui permet de sélectionner un grand nombre de textes assez courts en faisant ressortir les points les plus saillants. Je ne suis d’ailleurs pas le premier à avoir tenté de le faire. Roger Dangeville s’y était aussi essayé il y a cinquante ans [1], mais avec une démarche que je trouve plus dogmatique et moins rigoureuse du point de vue de l’étude des textes. Il fallait donc remettre l’ouvrage sur le métier et proposer quelque chose de nouveau, qui soit conforme aux acquis et aux méthodes de la recherche la plus récente sur l’œuvre de Marx.

L’intérêt de réaliser un tel travail dans le contexte actuel me paraît être avant tout de contribuer à approfondir la réflexion autour des aspects les plus directement politiques de l’œuvre de Marx. C’est dans cet esprit que j’ai été conduit à m’intéresser à la question du parti dans le cadre de ma thèse de doctorat, qui a également été publiée cette année sous forme de livre [2], et qui peut être lue en parallèle de cette anthologie. Mon constat initial était que le regain d’intérêt pour Marx auquel on assiste depuis une quinzaine d’années, dans le sillage de la grande crise financière de 2008, avait plutôt eu tendance à laisser ces questions de côté. Celles et ceux qui, dans le monde académique, s’intéressaient à Marx se concentraient plutôt sur les aspects philosophiques ou économiques de son œuvre. Il était d’ailleurs tout à fait compréhensible d’emprunter cette voie dans une période où le marxisme dans son ensemble semblait entièrement discrédité. Cela a donné lieu à des travaux tout à fait utiles et passionnants, mais il m’a semblé qu’il restait encore tout un pan son œuvre à redécouvrir. Je n’oppose donc pas les deux perspectives, j’ai plutôt cherché à proposer une approche complémentaire.

Et j’aurais tendance à ajouter que, parmi les différentes questions politiques sur lesquelles il était possible de se pencher, celle du parti pouvait apparaître comme la plus rebutante, bien davantage par exemple que celle de l’État. Il faut bien le dire, c’est un terme qui sent un peu la naphtaline aujourd’hui. Dans la mesure où la forme-parti fait l’objet d’un discrédit politique très profond, le choix d’approcher l’œuvre de Marx par cet angle n’était pas absolument évident. Contrairement à la question de l’écologie par exemple, le problème du parti pouvait sembler se poser en des termes moins immédiatement convergents avec les préoccupations actuelles des nouvelles générations militantes. Je dis bien « immédiatement », car il me semble qu’en entrant en profondeur dans l’analyse de Marx, on peut se rendre compte de sa capacité à anticiper un certain nombre d’écueils auxquels le mouvement ouvrier va se heurter tout au long du XXe siècle, ce qui rend à mon sens ses analyses profondément actuelles.

Mais au-delà de ces raisons conjoncturelles, très directement liées à notre contexte contemporain, je pense que, d’une certaine façon, c’est aussi le marxisme lui-même qui a contribué à faire passer au second plan la richesse des analyses de Marx sur la question du parti. La lecture classique, systématisée par le marxisme-léninisme, consistait à dire que le véritable théoricien du parti, c’était Lénine et qu’il n’y avait pour ainsi dire raison d’aller chercher plus loin et d’essayer de trouver quelque chose d’intéressant chez Marx sur le sujet. Parce qu’on a postulé qu’il n’y avait rien à dire, on ne s’est pas vraiment donné les moyens de mettre en lumière les aspects de son œuvre qui pouvaient aller dans ce sens.

RP Dimanche : Quelle place Marx accorde-t-il au parti dans ses réflexions théoriques ? A quel point est-ce fondamental dans son système théorique et politique ?

Jean Quétier : Il me semble qu’on peut résumer les choses en disant que le parti constitue pour lui l’instrument politique privilégié de l’auto-émancipation des travailleuses et des travailleurs. Je dirais qu’il ne s’agit pas simplement chez lui d’un discours normatif, mais aussi d’un diagnostic historique. Marx est le contemporain des grandes transformations qui affectent les modalités d’organisation du mouvement ouvrier au XIXe siècle. Il assiste au chant du cygne des sociétés secrètes révolutionnaires, qui ont eu le mérite de maintenir vivante la flamme d’un bouleversement fondamental de l’ordre établi, mais qu’il considère comme inadaptées aux enjeux de son temps.

Disons que le parti peut être vu comme un outil permettant au mouvement révolutionnaire d’affronter le double problème du nombre et de la démocratie. D’une part, il faut construire une mobilisation de masse, qui ne soit pas seulement l’œuvre d’une minorité, mais qui soit aussi majoritaire que la classe qui est appelée à être l’actrice de la transformation sociale. D’autre part, il faut construire une institution démocratique, au sein de laquelle les travailleuses et les travailleurs puissent exercer pleinement leur souveraineté dans le cadre de l’élaboration des grandes orientations politiques à mettre en œuvre. Il faut rappeler à cette occasion que les principes généraux qui régissent le fonctionnement des partis politiques et qui nous semblent aujourd’hui d’une grande banalité, comme l’élection de la direction par la base ou la convocation régulière de congrès destinés à déterminer collectivement la ligne portée par l’organisation, sont des inventions relativement récentes, qui datent précisément du temps de Marx.

De ce point de vue, on peut considérer que le parti joue un rôle central dans la conception stratégique de Marx au sens où il considère que le mouvement ouvrier sera condamné à l’échec s’il prétend s’en dispenser. Il s’agit d’ailleurs d’un point de divergence avec un certain nombre d’autres courants qui existent à l’époque. Marx ne pense pas, par exemple, que l’on pourra se contenter d’une action purement syndicale visant à améliorer les conditions de travail des ouvriers, comme le pensent souvent les dirigeants des trade-unions britanniques à la même époque. Car si le parti joue ce rôle central, c’est parce qu’il est pensé comme une institution profondément politique, orientée vers la conquête du pouvoir d’État.

RP Dimanche : L’autre thèse que tu défends dans ton livre est qu’il n’existe pas seulement des réflexions éparses mais une véritable théorie du parti chez Marx, que tu t’emploies à reconstruire. Tu montres qu’il existe en particulier une rupture, qui intervient entre les premières formulations (entre celles du jeune Marx et du Manifeste) et les années 1860 et 1870. Quels sont les enjeux de cette rupture ?

Jean Quétier : Effectivement, on peut dire que, de ce point de vue, mon approche est doublement hérétique par rapport au discours marxiste-léniniste traditionnel. Je ne me contente pas de dire qu’il existe une théorie du parti chez Marx, je vais jusqu’à affirmer qu’il y en a deux ! En l’occurrence, j’ai essayé de mettre l’accent sur la discontinuité qui existe entre deux modélisations qu’il est possible de reconstruire à partir des textes dont nous disposons. Il faut en effet parler de reconstruction car ces modélisations ne nous sont pas explicitement livrées comme telles, même si, comme j’essaye de le montrer, on peut les voir à l’œuvre de façon sous-jacente.

Parler de rupture au sein de la théorie du parti développée par Marx, c’est au fond considérer que le Manifeste du parti communiste ne constitue pas le fin mot de l’histoire en la matière. Ce que dit Marx dans ce texte correspond à un moment tout à fait décisif de sa réflexion et doit être mis en rapport avec son engagement au sein de la Ligue des communistes et toute la stratégie politique qui en découle. Ce premier modèle, c’est celui du « parti dans le parti », pour parler comme Michael Löwy dans son ouvrage sur La théorie de la révolution chez le jeune Marx [3]. On le trouve énoncé dans la fameuse formule de la deuxième partie du Manifeste d’après laquelle « les communistes ne forment pas un parti particulier vis-à-vis des autres partis ouvriers [4] ». Cette conception, qui correspond à la manière dont Marx voyait les choses à la veille de la révolution de 1848, repose sur l’idée d’une distinction fonctionnelle entre deux types d’organisation. D’un côté, il y a ce que Marx appelle le parti ouvrier, qui ne renvoie certes pas à une structure clairement délimitée et régie par des statuts explicitement formulés, mais qui constitue quand même une force identifiable. En la matière, l’exemple que Marx convoque sans cesse, c’est celui du chartisme britannique, qui constitue en quelque sorte le paradigme du parti ouvrier. D’un autre côté, il y a le parti communiste, qui n’est pas extérieur au parti ouvrier, mais qui en constitue une fraction, un cercle de moindre circonférence mais qui trouve son centre en un même point. Et ce qui distingue le parti communiste du parti ouvrier, c’est sa résolution pratique autant que sa lucidité théorique.

Comme je tâche de le montrer, ce modèle dyadique va être complètement abandonné à partir du milieu des années 1860. La difficulté, c’est qu’il n’existe aucune déclaration de Marx allant dans ce sens. Marx ne nous dit pas ce qu’il fait. Pourtant, les éléments qui permettent d’attester la présence d’un déplacement théorique majeur sont légion. On peut résumer les choses en disant qu’entre le milieu des années 1840 et le milieu des années 1860, on passe d’une théorie du parti communiste à une théorie du parti de classe. Pour le dire autrement, le Marx de la maturité n’est pas un théoricien du parti communiste, au sens où il ne considère pas qu’il y ait lieu de constituer une organisation politique spécifique sur une base doctrinale. Le nouveau modèle qui sous-tend les réflexions qu’il formule dans les deux dernières décennies de sa vie correspond d’une certaine façon à une fusion des deux formes d’organisation qui, dans le référentiel qui était celui du Manifeste du parti communiste, étaient appelées à s’articuler. Dans ce contexte, toute tentative visant à créer une structure présentant les caractéristiques de ce que le Manifeste appelait un parti communiste se trouve immanquablement renvoyée du côté de ces formes pathologiques de l’organisation politique que Marx appelle alors les sectes. Dans le cadre de ses responsabilités au sein du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs (AIT), Marx s’élève ainsi contre ceux qui prétendraient constituer des sections défendant une orientation politique spécifique, quand bien même cette dernière serait communiste. On voit donc bien les conséquences stratégiques qui découlent de ce changement de modèle, qui me paraît coïncider avec une prise de conscience des enjeux liés au développement progressif d’un mouvement ouvrier de masse. Il ne s’agit plus, pour les communistes, d’agir comme une fraction autonome en son sein, tel un empire dans un empire, mais bien d’en épouser pleinement les contours, à rebours de toute logique de fraction.

RP Dimanche : Marx n’est pas seulement un théoricien du parti mais aussi un militant politique. Quels sont ses liens et ses modalités d’intervention au sein du mouvement ouvrier de son temps (depuis ses débuts dans la Ligue des communistes à ses échanges avec la social-démocratie allemande) ? Comment s’articule son travail théorique sur le parti et ses interventions concrètes dans les organisations ?

Jean Quétier : L’intervention de Marx au sein des organisations ouvrières constitue une constante dans son parcours. Elle remonte au milieu des années 1840 et se poursuit tout au long de sa vie, même si elle est évidemment plus restreinte au cours des années 1850, qui marquent une période de reflux de l’action révolutionnaire. On peut dire qu’il existe en la matière trois grands pôles qui jalonnent son activité. Il y a d’abord la Ligue des communistes à partir de 1847 et jusqu’aux premières années de l’exil londonien, qui constitue la première expérience militante marquante de Marx. C’est dans ce cadre qu’est rédigé le Manifeste du parti communiste, qui n’est pas autre chose que le document d’orientation de la Ligue, issu de son deuxième congrès. Il y a ensuite l’AIT, fondée à Londres en 1864, dont les activités occuperont beaucoup Marx jusqu’en 1872. Dans ce cadre, l’intervention de Marx prend évidemment une autre dimension, car on a affaire à une organisation incomparablement plus massive que la Ligue des communistes. Il y a enfin la jeune social-démocratie dans ses différentes composantes, qui naît au milieu des années 1860 et s’unifie en 1875 au congrès de Gotha. On a ici affaire à des structures qui commencent vraiment à ressembler à des partis modernes, organisés à l’échelle nationale et représentés dans les parlements.

Ses modalités d’intervention ne sont pas les mêmes dans les trois cas, car on a affaire à des organisations de nature assez différente. La Ligue des communistes correspond à ce qu’on appellerait aujourd’hui un groupuscule. On parle de quelques centaines d’artisans et d’ouvriers allemands résidant dans de grandes villes européennes. L’AIT, en revanche, est une organisation qui, au début des années 1870, rassemble environ 150 000 personnes. On peut aisément comprendre que les enjeux ne soient pas tout à fait les mêmes, ne serait-ce qu’en raison de ces données quantitatives. La gestion des divergences et des prises de position contradictoires ne prend assurément pas la même forme dans les deux cas : au sein de l’AIT, Marx est bien davantage contraint de « faire avec » des gens qui ne pensent pas exactement comme lui.

Il faut ajouter à cela la différence de contexte. Même si elle commence quelques mois plus tôt, l’histoire de l’intervention de Marx au sein de la Ligue des communistes coïncide très largement avec le bouillonnement révolutionnaire de 1848. Et étant donné le rôle très secondaire – pour ne pas dire absolument marginal – de la Ligue des communistes dans ce mouvement, Marx se trouve le plus souvent contraint de s’adapter à l’agenda politique des libéraux. Avec l’AIT, les choses ne se passent pas de la même manière, parce que la capacité d’initiative de l’organisation est tout autre. Elle est en capacité de mener de véritables campagnes autonomes, par exemple de solidarité avec des ouvriers en grève dans tel ou tel pays, et de faire parler d’elle au-delà d’un cercle restreint. C’est notamment ce qui se passe avec la Commune de Paris de 1871 : le soutien apporté par l’AIT, notamment à travers la brochure sur La Guerre civile en France, rédigée par Marx au nom de son Conseil général, transforme l’association en bête noire de tous les réactionnaires européens.

Le cas de la social-démocratie allemande est encore différent, pour deux raisons. D’une part, il y a la distance géographique. Marx vit en exil à Londres depuis 1849, il n’est donc pas sur place pour prendre le pouls du mouvement ouvrier allemand. Il ne peut pas participer à des réunions avec ses dirigeants comme il le fait en Angleterre en se rendant presque chaque semaine aux séances du Conseil général de l’AIT. Son intervention est donc contrainte de se faire à distance, par l’intermédiaire des lettres qu’il reçoit et qu’il envoie. D’autre part, pendant près d’une décennie, jusqu’au congrès de Gotha de 1875, il n’a pas affaire à une seule organisation, mais à plusieurs structures concurrentes, qui ne défendent pas les mêmes orientations. Pour résumer, il y a d’un côté le courant dit « lassallien » – qui tire son nom de son principal fondateur, Ferdinand Lassalle – , qui défend une sorte de socialisme d’État et n’est pas exempt de complaisance avec la politique bismarckienne, et d’un autre côté le courant dit « eisenachien » – qui tire son nom de la ville d’Eisenach, où s’est déroulé son congrès constitutif en 1869 –, qui entretient des liens plus étroits avec l’AIT et penche plutôt pour une alliance avec la bourgeoisie libérale contre les hobereaux prussiens. Même si on peut considérer que Marx est plus proche des seconds que des premiers, il faut remarquer que toute sa stratégie va consister, le plus longtemps possible, à refuser de choisir entre les deux. De ce point de vue, on peut estimer qu’il considérait que son rôle n’était pas vraiment de dicter au mouvement ouvrier ce qu’il devait faire.

RP Dimanche : Peux-tu revenir sur les enjeux de la polémique entre Bakounine et Marx sur le parti ? Ces débats sont-ils toujours dignes d’intérêts ?

Jean Quétier : Si le parti constitue un enjeu central dans la polémique entre Bakounine et Marx, c’est parce que, pour reprendre une expression de Jean-Christophe Angaut que je trouve très juste, ce qui les oppose n’est « pas seulement un conflit politique, mais un conflit sur la politique [5] ». C’est la politique elle-même que Bakounine et Marx ne conçoivent pas de la même manière. Si l’on prend les choses du point de vue de Marx, Bakounine est quelqu’un qui refuse purement et simplement d’entrer dans l’arène politique. C’est pour cette raison que l’un des reproches récurrents qui lui est adressé est de sombrer dans l’ « abstentionnisme » ou dans l’ « indifférence » à l’égard de la politique. Et l’idée de Marx est que ce refus se manifeste tout particulièrement dans le rejet par Bakounine de la perspective de la constitution de la classe ouvrière en parti politique orienté vers la conquête du pouvoir d’État. Si l’on veut être parfaitement honnête, il faut évidemment préciser que Bakounine ne présentait pas tout à fait les choses de cette manière, et préférait quant à lui parler d’une « politique négative », qu’il distinguait de la « politique positive » prônée par Marx et ses partisans.

Derrière le reproche d’abstentionnisme – qui n’est pas ici à entendre en un sens purement électoral, mais bien comme un refus plus large de se confronter au problème de la prise du pouvoir –, l’objectif de Marx est au fond de montrer que la perspective anarchiste prive la classe ouvrière des outils indispensables pour mener la lutte. Dans plusieurs textes du début des années 1870, on retrouve l’idée selon laquelle les principes défendus par Bakounine vont conduire les travailleuses et les travailleurs à accepter passivement le sort que les capitalistes leur réservent. Ne pas vouloir se doter d’un parti politique reviendrait ainsi à pratiquer sans l’admettre une morale proche de celle qu’expose le Sermon sur la montagne dans l’Évangile de Matthieu : tendre la joue gauche à qui gifle la droite et offrir aussi le manteau à qui veut prendre la tunique...

Cette critique de l’abstentionnisme anarchiste est par ailleurs directement tributaire d’une compréhension très différente de ce que doit être l’organisation ouvrière elle-même. Si Bakounine et ses partisans ne veulent pas qu’elle devienne un parti politique, c’est parce qu’ils considèrent qu’elle doit être à l’image de la société de l’avenir et en constituer pour ainsi dire la préfiguration. C’est par exemple de cette manière que les choses sont présentées dans la circulaire éditée en novembre 1871 à la suite du congrès constitutif de la fédération jurassienne de l’AIT tenu à Sonvilier. On y trouve énoncée l’idée selon laquelle « la société future ne doit être rien d’autre que l’universalisation de l’organisation que l’Internationale se sera donnée [6] ». Cela revient donc à récuser le caractère d’abord et avant tout instrumental du parti politique pour faire de l’organisation ouvrière une fin en soi, dont la valeur est susceptible d’être jugée à l’aune du mode de vie qu’elle rend déjà possible ici et maintenant.

On voit bien ce qui fait l’actualité de ces débats. Les déceptions que la vie militante peut parfois susciter sont souvent liées au décalage qui peut exister entre l’ambition émancipatrice affichée par les partis et la réalité d’un fonctionnement interne qui n’est pas exempt de rapports de domination en tous genres. Et derrière les tentatives visant à instaurer des modes de vie alternatifs ici et maintenant, en contournant le pouvoir plutôt qu’en l’affrontant directement, il n’est pas impossible qu’on puisse trouver les contradictions que Marx essayait déjà de pointer dans sa polémique avec Bakounine lorsqu’il lui reprochait de vouloir faire comme si les ouvriers étaient des moines appelés à se retirer du monde.

RP Dimanche : Marx est un dirigeant politique au même titre que Bebel, Kautsky et Lénine ? Comment situer Marx dans la tradition marxiste sur les questions d’organisation ?

Jean Quétier : D’une certaine façon, dire que Marx est un dirigeant politique ne relève pas d’un jugement personnel de ma part, c’est plutôt un fait historiquement établi. Marx a exercé des fonctions dirigeantes dans plusieurs organisations politiques. Il a été membre de l’autorité centrale de la Ligue des communistes et l’a même présidée pendant quelque temps. De même, il a été membre du Conseil général de l’AIT pendant plusieurs années et y a exercé d’importantes responsabilités, non seulement parce qu’il était le secrétaire-correspondant pour l’Allemagne, mais aussi et surtout parce qu’il a été amené à rédiger un nombre tout à fait considérable de documents en son nom.

Quant à savoir s’il faut donner au terme de dirigeant le même sens que pour d’autres figures du mouvement ouvrier, c’est une question un peu différente. D’une part, il n’est pas tout à fait certain que Bebel et Kautsky eux-mêmes puissent être perçus comme des dirigeants socialistes de nature identique. La dimension théorique de l’activité de Bebel n’est pas vraiment comparable à celle de Kautsky. Il est vrai qu’il produit des textes importants, à commencer par La Femme et le socialisme en 1879, mais il s’agit surtout d’un orateur et d’un organisateur : il est député et président du parti. Kautsky, quant à lui, est d’abord un théoricien, un « intellectuel sans mandat », qui dirige la revue du parti Die Neue Zeit. Le cas de Lénine est encore différent au sens où il n’est pas seulement un théoricien et un homme de parti, mais aussi – quoique pour une période brève – un chef d’État.

Cela étant dit, il me semble que par-delà toutes ces différences, il y a bien quelque chose de commun entre toutes ces figures au sens où aucune d’entre elles ne considérait qu’il existait une rupture entre l’activité théorique et l’exercice de responsabilités politiques au sein d’un parti. De ce point de vue, j’ai tendance à considérer qu’ils font bien partie d’une même tradition à l’intérieur du marxisme. Cette tradition, c’est celle du « marxisme classique » plutôt que celle du « marxisme occidental », au sens où Perry Anderson entend ces termes [7]. Et pour cette raison même, il me semble qu’en s’intéressant à la question du parti chez Marx, on peut aussi contribuer à faire renaître l’intérêt pour l’ensemble de cette tradition aujourd’hui un peu oubliée. C’est notamment vrai pour Lénine, dont on commémorera le centenaire de la mort en 2024, et dont l’œuvre a donné lieu à un certain nombre de nouvelles publications dans la période récente, mais cela mériterait aussi d’être le cas pour d’autres figures moins connues. Le chantier est à la fois immense et très stimulant.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1[Karl Marx, Friedrich Engels, Le parti de classe, 4 t., Paris, Maspero, 1973.

[2Jean Quétier, Le travail de parti de Marx. Intervenir dans les organisations ouvrières, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2023.

[3[Michael Löwy, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Paris, Éditions sociales, 2022, p. 208.

[4[Karl Marx, Sur le parti révolutionnaire, Paris, Éditions sociales, 2023, p. 245.

[5Jean-Christophe Angaut, « Le conflit Marx-Bakounine dans l’Internationale. Une confrontation des pratiques politique », Actuel Marx, N°41, 2007, p. 116.

[6Karl Marx, Sur le parti révolutionnaire, op. cit., p. 605.

[7[Cf. Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977.
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