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Servir la révolution par les moyens de l’art. Il était une fois la FIARI

Philomène Rozan

Servir la révolution par les moyens de l’art. Il était une fois la FIARI

Philomène Rozan

De la rencontre mexicaine d’André Breton et de Léon Trotsky en 1938 naît la Fédération internationale pour un art révolutionnaire indépendant (FIARI). Cette expérience, aujourd’hui méconnue, est une tentative subversive de mise en pratique d’un art révolutionnaire.

De la rencontre mexicaine d’André Breton et de Léon Trotsky en 1938 naît la Fédération internationale pour un art révolutionnaire indépendant (FIARI). Cette expérience, aujourd’hui méconnue, est une tentative subversive de mise en pratique d’un art révolutionnaire. S’y replonger peut s’avérer stimulant pour celles et ceux qui, aujourd’hui, s’interrogent sur les liens possibles entre art et politique.

Au mois de janvier, le couple « littérature politique » faisait son grand retour dans l’actualité éditoriale [1]. Dans ces ouvrages, on lit autant la préoccupation de certain-es écrivain-es à situer le rôle que peut jouer la littérature dans nos combats politiques que la difficulté à l’envisager sans que la littérature ne perde ce qu’elle a de propre. Dans Défaire voir, Sandra Lucbert prend de front le problème et propose de faire tenir « ensemble les deux termes "littérature" et "politique", sans sacrifier l’un à l’autre ». Elle dessine ce que pourrait être une littérature politique qui, dans la grammaire propre de la littérature, et à travers la production de figures nouvelles, participerait du combat contre-hégémonique. D’autres contributions posent la question de l’accessibilité ou encore de l’engagement politique de l’artiste, comme le font Joseph Andras et Kaoutar Harchi dans Littérature et Révolution.

La question de l’art révolutionnaire anime donc de nouveau une partie des débats littéraires et artistiques. Pourtant, si Andras et Harchi empruntent à Victor Serge le titre de leur ouvrage, dessinant ainsi une volonté de s’inscrire dans une tradition qui les précède, les réflexions contemporaines qui traversent le champ de la littérature s’appuient rarement sur l’expérience de la FIARI. Cette dernière représente pourtant une tentative singulière d’une fusion entre art et politique [2].

La FIARI, kezako ?

La FIARI naît à la veille de la Seconde Guerre mondiale, alors que les tendances militaristes battent leur plein. C’est de la rencontre entre André Breton et Léon Trotsky, en 1938 à Coyocàn au Mexique – où Trotsky s’est réfugié, persécuté par le stalinisme – qu’émerge l’idée d’une Fédération internationale pour un art révolutionnaire indépendant. Elle prend d’abord la forme d’un manifeste qu’ils rédigent à quatre mains au mois de juillet 1938. Ce manifeste témoigne d’une volonté de concurrencer les appareils culturels des partis communistes de l’époque et plaide fermement pour la liberté de l’art contre ceux qui œuvrent alors à sa destruction – fascisme et stalinisme. « Le but du présent appel est de trouver un terrain pour réunir les tenants révolutionnaires de l’art, pour servir la révolution par les méthodes de l’art et défendre la liberté de l’art elle-même contre les usurpateurs de la révolution. ». L’appel se construit par ailleurs autour d’un engagement politique antifasciste et antistalinien, et s’ouvre sur le constat d’une situation mondiale particulièrement sombre : « Actuellement, c’est toute la civilisation mondiale, dans l’unité de son destin historique, qui chancelle sous la menace de forces réactionnaires armées de toute la technique moderne. »

Le manifeste est traduit dans plusieurs langues et publié dans divers pays : au Mexique, aux États-Unis, en Angleterre et en France. Dans l’hexagone, sa publication débouche sur l’organisation d’une section française, dont le comité national compte une douzaine de membres, auxquels s’ajoutent, en janvier 1939 une cinquantaine d’adhésions d’écrivain-es, d’artistes et d’intellectuel-les, qui adhérent aux principes du manifeste.

Sur le plan politique, les adhérents de la FIARI partagent l’opposition au fascisme et au stalinisme. Sur cette base commune, le manifeste revendique une pluralité des horizons révolutionnaires : « Les marxistes peuvent marcher ici la main dans la main avec les anarchistes, à condition que les uns et les autres rompent implacablement avec l’esprit policier réactionnaire, qu’il soit représenté par Joseph Staline ou par son vassal Garcia Oliver  ». Dans les faits, une grande majorité des membres est trotskyste ou sympathise avec les idées du trotskysme – du Parti ouvrier indépendant centralement –, malgré quelques exceptions : Michel Collinet est membre fondateur du Parti socialiste ouvrier et paysans (PSOP) et Jean Giono tient une ligne pacifiste.

Sur le plan artistique, la FIARI est une confluence de lignes esthétiques. Les surréalistes –poètes, peintre, écrivain, éditeurs – sont nombreux à avoir répondu à l’appel et à investir la section française. Ils sont rejoints par les membres – écrivains, journalistes, cinéastes – d’une tendance prolétarienne non stalinienne, qui animent alors la revue Les Humbles à l’image de Marcel Martinet ou d’Henry Poulaille. Ces derniers entendent travailler à la redécouverte de la culture par la classe ouvrière. Pour Martinet : « l’art doit être l’un des outils de la transformation sociale  ». L’approche esthétique des prolétariens est réaliste, ils travaillent le roman ou la dramaturgie avec des sujets empruntés à l’histoire de la classe ouvrière ou à son quotidien.

L’activité du groupe passe principalement par la publication d’un bulletin mensuel, Clé. Seuls deux numéros paraissent, en janvier et février 1939, avant que la guerre et le manque de moyens matériels mettent fin à l’initiative. Dans Clé, se mêlent des formes diverses. Ainsi, on y croise sans hiérarchie : des prises de positions politiques collectives ou individuelles, de courts articles de dénonciations, des textes plus personnels et ironiques mais aussi des extraits et des fragments d’ouvrages littéraires, des critiques artistiques (pièces, films notamment) ou encore quelques reproductions de dessins et de fresques.

Les bases politiques

Clé est largement traversé par des questions politiques. L’antifascisme et l’anti-stalinisme sont au cœur de ce rassemblement d’écrivains, de poètes et de théoriciens.

La lutte contre le fascisme est structurante et a déjà réuni, dans le passé, artistes prolétariens et surréalistes. En 1934, après les manifestations fascistes en France, 90 intellectuels et artistes rédigent et signent un Appel à la lutte qui exige des organisations syndicales et politiques de la classe ouvrière qu’elles poussent ensemble à l’unité d’action et à la grève générale.

Mais la FIARI cible également le stalinisme comme étant l’autre responsable de la destruction de la liberté et du développement artistique. À une époque où les partis communistes stalinisés sont majoritaires et où les trahisons et la répression ne sont pas encore un fait admis, la position de la FIARI est très à contre-courant : « Nous rejetons toute solidarité avec la caste actuellement dirigeante en URSS, […] précisément parce qu’à nos yeux elle ne représente pas le communisme mais en est l’ennemi le plus perfide et le plus dangereux. »

Plusieurs articles de Clé développent cette idée. C’est le cas par exemple d’un article de Victor Serge, « Disparition en URSS », qui rend compte de plusieurs enlèvements par les milices de Staline. Les procès de Moscou, ayant conduit à l’emprisonnement et à l’assassinat de toute la génération qui a participé à la révolution de 1917, sont encore très frais dans les esprits des membres de la FIARI. Ces derniers se sont d’ailleurs engagés pour faire connaître la vérité à ce sujet en organisant de grands meetings « Pour la vérité sur les procès de Moscou », réunissant plusieurs milliers de personnes.

La dénonciation de la répression en URSS se double d’un combat acharné contre les trahisons du stalinisme. Benjamin Péret, membre de la FIARI, revient d’Espagne où il a combattu le franquisme et écrit pour Clé un texte intitulé « Un ennemi déclaré », où il dénonce un journaliste bourgeois qui couvre de louanges la politique du Parti communiste espagnol. Déjà en mars 1937 Péret écrivait dans une lettre adressée à Breton : « En outre, sous l’impulsion des staliniens, la révolution [espagnole] suit un cours descendant qui, s’il n’est pas rapidement enrayé, mène[ra] tout droit à la contre-révolution violente. Dans ces conditions, j’ai décidé d’entrer dans une milice anarchiste et me voici au front. […] Je voudrais pouvoir te raconter ici toutes les canailleries des staliniens qui sabotent ouvertement la révolution avec l’appui enthousiaste évidemment des petits-bourgeois de toutes nuances. »

Mais l’antifascisme et l’anti-stalinisme ne sont pas les seuls points politiques que partagent les membres de la FIARI. Ainsi, comme le dit le manifeste : « Il va sans dire que nous ne nous solidarisons pas un instant, quelle que soit sa fortune actuelle, avec le mot d’ordre : "Ni fascisme ni communisme", qui répond à la nature du philistin conservateur et effrayé, s’accrochant aux vestiges du passé "démocratique" ». Ce sont bien tous les représentants de l’ordre capitaliste qui sont visés par la FIARI, qui conçoit sont combat contre le fascisme et le stalinisme comme un projet ouvertement révolutionnaire.

Dans une lettre publiée dans le bulletin de la FIARI, Victor Serge écrit : « Pour donner à notre organisation le maximum de chance de naître et de vivre, il faut, me semble-t-il, la concevoir largement, librement, ne point exiger de nos adhérents la clarté des idées qui est la nôtre : ne leur demander qu’une adhésion sincère à la révolution. Celle-ci pouvant être conçue de façon autre que marxiste. » Une façon pour lui de tendre la main aux anarchistes, bien que la majorité des membres de la FIARI sympathisent avec les idées du trotskysme. Cette « adhésion sincère à la révolution » est perceptible à chaque page de Clé. Par exemple au travers d’articles de dénonciation qui s’attaquent à la brutalité du monde capitaliste qui tue les pauvres pour leur statut de pauvre, mais aussi dans le soutien aux grèves ou à travers la dénonciation systématique de la xénophobie montante. Figure ainsi sur la page de garde du premier numéro de Clé une déclaration collective du comité national de la FIARI intitulée « PAS DE PATRIE » qui se conclue ainsi : « Nous dénonçons en les décrets-lois visant les étrangers – indésirables pour la bourgeoisie réactionnaire – une tentative d’avilir dans ce pays la personne humaine en créant UNE PREMIERE catégorie d’hommes sans droit ni dignité légale, voués à des persécutions perpétuelles du seul fait qu’ayant résisté à l’oppression ou fui des dictatures inhumaines, ils n’ont plus de "patrie" légale.  »

Les prises de positions et dénonciations de ce type sont nombreuses et tracent plus largement le chemin d’une révolution vécue comme absolument nécessaire : «  Il faut, dès cet instant, qu’il [l’artiste] comprenne que sa place est ailleurs, non pas parmi ceux qui trahissent la cause de la révolution en même temps, nécessairement, que la cause de l’homme, mais parmi ceux qui témoignent de leur fidélité inébranlable aux principes de cette révolution, parmi ceux qui, de ce fait, restent seuls qualifiés pour l’aider à s’accomplir et pour assurer par elle la libre expression ultérieure de tous les modes du génie humain. » Les membres de la FIARI appellent les artistes à voir, à travers la barbarie grandissante de l’époque, la révolution comme l’unique chemin logique à emprunter.

Contre le stalinisme, pour un art libre et indépendant

« Pour un art révolutionnaire indépendant ». Tel est le titre du manifeste de la FIARI et le principe autour duquel elle entend réunir théoriciens, militants et artistes.

La question d’un art indépendant et libre témoigne d’une volonté de combattre le stalinisme pas seulement sur le terrain directement politique mais également dans sa dimension proprement artistique et formelle. Ainsi, avant même que soit créée la FIARI, des désaccords s’expriment avec la ligne officielle de la Troisième Internationale. Le concept de littérature prolétarienne telle qu’elle est développée par les appareils culturels staliniens est mis en cause. La rupture est consommée au congrès de l’Union des écrivains soviétiques réuni à Kharkov en 1930 où la discussion se mène notamment à partir de l’exemple de la littérature française et de nombreuses attaques contre le surréalisme et Breton. Le congrès aboutit finalement à une sacralisation de la littérature prolétarienne «  nationale par la forme et socialiste par le contenu  », comme la définit Staline, et à l’intensification de la répression des artistes d’avant-gardes dont les créations novatrices se sont forgées dans le feu de la révolution. En France le congrès acte notamment la séparation d’Aragon avec le surréalisme et son ralliement plein au stalinisme.

Le lien entre les méthodes répressives du stalinisme et ses conséquences sur la création artistique et littéraire est ainsi établi par le manifeste de la FIARI : « Sous l’influence du régime totalitaire de l’URSS et par l’intermédiaire des organismes dits "culturels" qu’elle contrôle dans les autres pays, s’est étendu sur le monde entier un profond crépuscule hostile à l’émergence de toute espèce de valeur spirituelle. Crépuscule de boue et de sang dans lequel, déguisés en intellectuels et en artistes, trempent des hommes qui se sont fait de la servilité un ressort, du reniement de leurs propres principes un jeu pervers, du faux témoignage vénal une habitude et de l’apologie du crime une jouissance. L’art officiel de l’époque stalinienne reflète avec une cruauté sans exemple dans l’histoire leurs efforts dérisoires pour donner le change et masquer leur véritable rôle mercenaire.  »

La FIARI dénonce l’appauvrissement de l’art et sa réduction à un simple instrument de propagande dont la bureaucratie stalinienne se sert pour établir des contre-vérités historiques. Ainsi, par exemple, le journal l’Izvestija publie en 1938 la reproduction d’un tableau où Staline est représenté comme dirigeant d’une grève menée à Tiflis en 1902, alors même qu’il était en prison à cette époque. La pluralité artistique, telle qu’elle avait pourtant été défendue jusque-là par la révolution russe, se retrouve abolie en URSS. Sur le terrain formel, on assiste à une rupture avec toutes les influences des avant-gardes artistiques et à un retour au modèle tsariste. C’est ce basculement que met en lumière Nicolas Liucci-Goutnikov dans le journal de l’exposition Rouge en 2017 : « Du point de vue formel, la figuration moderniste, suspectée de dérive "formaliste", cède face aux tenants d’un retour au réalisme russe de la fin du XIXe siècle ».

Cette approche critique de l’art stalinien transparaît dans Clé. Yves Allégret – réalisateur et membre du groupe Octobre – rédige par exemple une brève critique du film Lénine en octobre. Il y dénonce la pauvreté d’un art mensonger qui n’a pour objectif que de faire de Staline le digne héritier de Lénine : «  Des décors en carton-pâte, une maigre figuration du châtelet pour les scènes d’ensemble, un acteur qui joue Lénine comme Charles Boyer Napoléon, un Staline bien moustachu, tout ce qu’il y a de bien naturel dans le genre Jarbin (toujours debout derrière la chaise de Lénine), aucune atmosphère, une grande pauvreté de moyens et pas une seule vision des masses en révolution, pas un visage vivant et anonyme auquel s’accrocher, aucun rythme, aucune émotion, mais des intrigues diplomatiques dans de tristes couloirs, du mauvais théâtre où il se passe quelque chose de louche et non quelque chose d’éclatant et où l’on oublie tout le temps de dire quelque chose d’essentiel, voilà ce qui fut servi.  » Dans ce rejet de la propagande mensongère de Staline, Yves Allégret s’en prend à un art-propagande centré uniquement sur le contenu et qui échoue à produire une forme artistique véritable.

Le manifeste de la FIARI prend ainsi le contrepied de cette conception stalinienne de l’art-propagande dénué de tout travail formel : « En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. À ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art.  » Pour la FIARI, l’art ne peut ni ne doit être dicté ni par un parti, ni par État sous peine d’être avili.

Servir la révolution par les moyens de l’art

Mais rien n’est plus étranger aux membres de la FIARI partisans de l’art libre que de revendiquer une vision bourgeoise de l’art selon laquelle celui-ci n’aurait pas de rôle à jouer dans le combat politique ou ne pourrait s’y mêler au risque de s’y compromettre. Au contraire, le manifeste plaide pour un rôle politique des artistes et un refus de se tenir au-dessus de la mêlée. Le manifeste figure ainsi la façon dont l’art peut contribuer au combat politique sans perdre son indépendance : «  L’opposition artistique est aujourd’hui une des forces qui peuvent utilement contribuer au discrédit et à la ruine des régimes sous lesquels s’abîme, en même temps que le droit pour la classe exploitée d’aspirer à un monde meilleur, tout sentiment de la grandeur et même de la dignité humaine. »

Les membres de la FIARI se battent pour l’émergence d’un « art véritable » : « c’est-à dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits mais s’efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l’homme et de l’humanité d’aujourd’hui ». Ainsi conçu, l’art « ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c’est à dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l’entravent et permettre à toute l’humanité de s’élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps, nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. »

Ici l’artiste sincère, « véritable », est nécessairement révolutionnaire car il aspire à libérer l’art et le rendre accessible à tous et toutes, pour permettre à la création artistique de devenir quotidienne et de saisir pleinement l’ensemble de l’humanité. Or seule la révolution peut permettre un véritable renouveau artistique et son extension en dehors des limites fixées par la société capitaliste, où il reste confiné à une élite.

Et ainsi se conclue le manifeste de la FIARI :

« Ce que nous voulons :

l’indépendance de l’art – pour la révolution ;

la révolution ‑ pour la libération définitive de l’art.  »

Autrement dit, la FIARI n’entend pas acter un art révolutionnaire unique ni même se constituer en école esthétique qui donnerait une expression positive et commander la forme que cet art nouveau pourrait prendre. Au contraire, ses partisans revendiquent clairement la multiplicité d’un art révolutionnaire. En témoigne cet échange entre Michel Leiris et André Breton :

« Michel Leiris – Cher ami, j’ai bien reçu votre appel et je l’ai lu avec sympathie. Mais pourquoi Diego Rivera, dont la peinture (si peu que je la connaisse) me semble de nature à entretenir la pire confusion sur ce que nous pouvons entendre par "art révolutionnaire" ? Plus encore : n’est-ce pas une expression même "art révolutionnaire" qui prête à toutes les confusions ? Très amicalement.

André Breton – Cher Michel Leiris, vous connaissez moins bien encore Diego Rivera que sa peinture. L’"art révolutionnaire" n’est pas moins celui de ses paysages (aussi bien que de ses fresques) que celui de votre "Miroir de la Tauromachie" (aussi bien que de votre "Afrique noire".) Cette unité profonde, la FIARI existe pour la proclamer et la rendre indissoluble. »

La FIARI propose de voir l’art révolutionnaire au croisement entre l’intériorité de l’artiste et son ancrage dans un monde divisé en classes et traversé par la lutte entre les intérêts antagoniques qui les structurent. Ce dont témoigne Michel Collinet, qui publie « L’homme à la recherche de lui-même » dans Clé où il défend que : « La création intellectuelle ou artistique ne peut se passer dans aucun domaine du conflit intérieur qui la sollicite. Et ce conflit, à notre époque, puise une sève vigoureuse dans celui qui oppose les classes sur le terrain social. Quand celles-ci voient leur activité anéantie par la hache des régimes totalitaires, la création intellectuelle se tarit, non pas seulement sous les coups de la censure gouvernementale que sous l’effet d’une perte d’équilibre intérieur. » Une approche dialectique qui englobe l’idée que la décadence capitaliste porte avec elle la décadence de l’art, de la liberté, qu’elle finit par faner l’intérieur même de l’humanité.

Ce lien entre l’intériorité, la conviction de l’artiste, le monde dans lequel il se positionne et la création artistique qui en découle est également développé par Trostsky, dans une lettre qu’il publie dans Clé : « La lutte pour les idées de la révolution dans l’art doit commencer une nouvelle fois par la lutte pour la vérité artistique, non dans le sens de telle ou telle école, mais dans le sens de la fidélité inébranlable de l’artiste à son moi intérieur. Sans cela il n’y a pas d’art. […] La FIARI n’est pas, bien entendu, une école esthétique ou politique et ne peut le devenir. Mais la FIARI peut ozoniser l’atmosphère dans laquelle les artistes ont à respirer et à créer. […] Mais que l’art dans son ensemble, que chaque artiste, en particulier, cherchent cette issue par leurs propres moyens, sans attendre quelque commandement du dehors, sans le tolérer, en le rejetant et en couvrant de mépris tous ceux qui s’y soumettent. »

En définitive, la FIARI s’apparente à un laboratoire pour l’art révolutionnaire, où celui-ci se construit en direction de la libération du monde avec en ligne de mire l’émancipation de l’humanité. Ce n’est pas une école esthétique, elle ne plaide pour aucune forme spécifique, mais appelle à un engagement collectif et sincère des artistes, une forme d’éthique de l’art révolutionnaire. Son expérience, bien que fugace, montre qu’il est possible de tenir sur une ligne de crête, certes escarpée, pour situer l’art et les artistes dans un combat politique révolutionnaire sans céder en rien à la liberté de création et à l’expérimentation formelle et esthétique.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Sandra Lucbert, Défaire voir. Littérature et politique, Amsterdam ; Collectif, Contre la littérature politique, La fabrique ; Joseph Andras et Kaoutar Harchi, Littérature et révolution, Divergences ; Mačko Dràgàn, Abrégé de littérature-Molotov

[2Pour un ouvrage documenté sur cet expérience, lire Jean-Pierre Plisson, André Breton. Le fil rouge des enchantements, Paris, Les éditions du Travail, 2018.
MOTS-CLÉS

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