La situation en Europe avec, aujourd’hui, d’un côté, la montée de mouvements et de gouvernements autoritaires de droite et, de l’autre, les Gilets Jaunes, pose de façon renouvelée la question de la stratégie politique pour la gauche syndicale et politique. Dans "Pour un populisme de gauche"}, Chantal Mouffe cherche, dans ce contexte, à proposer une stratégie populiste. Qu’en est-il ?
[Honoré Daumier, "Le Ventre législatif. Aspects des bancs ministériels de la chambre de 1834"]
Les dangers d’une logique politique abstraite
La réflexion stratégique de Chantal Mouffe dans [Pour un populisme de gauche [1] est articulée autour de la certitude, presque essentialisante, que l’avenir sera « populiste ». Même s’il reste à savoir si s’imposera plutôt un « populisme de droite » et, par conséquent, se mettront sur place des gouvernements davantage autoritaires, ou plutôt un « populisme de gauche » qui disputera avec succès l’hégémonie, ce qui l’amènera à « radicaliser la démocratie ».
C’est avec raison qu’elle attribue la responsabilité politique de la montée de l’extrême droite aux partis sociaux-démocrates et leurs équivalents, devenus des courroies de transmission du néolibéralisme. Pourtant, elle évite d’étendre ses conclusions aux expériences qui ont d’ores et déjà eu lieu avec des gouvernements et des organisations qui rentrent dans la logique du « populisme de gauche ».
Ainsi, il n’y a aucune réflexion approfondie des raisons qui ont amené Syriza en Grèce, dans l’espace de six mois, de promettre un « gouvernement de gauche » à devenir un agent des plans d’austérité de la Troïka. Ou comment il se fait que Podemos soit passé de la « radicalisation de la démocratie » à être du mauvais côté de la barricade en ce qui concerne la lutte nationale catalane et à proposer au PSOE un gouvernement d’unité.
Il n’y a pas non plus de bilan des gouvernements dits « populistes » en Amérique Latine, desquels elle absout toute responsabilité dans la montée de phénomènes aberrants tels que Jair Bolsonaro au Brésil.
À partir de cette vision, le principal problème de la gauche serait de ne pas comprendre l’opportunité que constitue le « moment populiste » et de se laisser éblouir par la force actuelle de l’extrême droite. Mouffe s’oppose également à deux lectures qu’elle estime dangereuse. Tout d’abord, celle qui fait de la montée des « populismes de droite » un synonyme de retour du fascisme (Mouffe affirme qu’en réalité, le seul qui pourrait être considéré comme fasciste serait Bolsonaro).
Ce premier récit a une double conséquence, selon Mouffe : mépriser les exclus qui ne trouvent pas d’autre forme d’expression que dans les formations d’(extrême) droite, et penser que, devant le danger fasciste, on ne pourrait que faire le choix des démocrates néolibéraux — comme c’était le cas en France lors de l’élection d’Emmanuel Macron face à Marine Le Pen —. Le deuxième récit est plus sophistiqué. Il implique d’utiliser, chez les tenants du système, le signifiant « populisme » — de droite ou de gauche — comme un stigmate anti-démocratique pour disqualifier ceux qui sortent du consensus de la globalisation néolibérale.
Contre ces deux récits véhiculés par les gouvernements néo-libéraux séniles qui, par ces deux voies en apparence opposées, mènent à la défense de la démocratie libérale (bourgeoise), Mouffe postule une sorte de fatalisme du « moment populiste ». Celui-ci considère comme une donnée inamovible l’institutionnalité de l’État capitaliste et rend impossible tout dépassement de la polarisation qui n’adhérerait pas à l’une des variantes anti-néolibérales, c’est-à-dire capitalistes, qui disputent l’hégémonie.
Du point de vue de la stratégie politique, Mouffe revendique la position « partisane » du populisme (de droite) et propose à la gauche d’apprendre les techniques politiques de ses adversaires, ce qui consiste à polariser afin de mobiliser les affects et de permettre une identification collective.
La définition du cadre stratégique comme un conflit entre populisme est le point d’arrivée du parcours entamé par des post-marxistes comme Mouffe et Ernesto Laclau en 1985 avec la publication de Hégémonie et stratégie socialiste. Cette trajectoire a abouti à l’abandon de toute référence au marxisme et au socialisme, au détriment d’un « réformisme radical » et à la faveur de projets politiques qui proposent explicitement la gestion du capitalisme et de son État. On voit ceci dans les sympathies de Mouffe envers Syriza et Podemos, ainsi qu’envers les « populismes » latino-américains, y compris le kirchnerisme en Argentine et le bonapartisme chaviste.
Dans la théorie politique de Laclau et de Mouffe, en raison de l’hétérogénéité des revendications et en raison du rejet de tout rôle hégémonique de la classe ouvrière en alliance avec l’ensemble des exploités et des opprimés, la seule possibilité de créer une « chaîne d’équivalences », et par conséquent une nouvelle hégémonie, serait à travers d’un « signifiant vide », ce qui ressemble le plus à un dirigeant bonapartiste qui articulerait et mettrait en œuvre de manière verticale (et étatique) les aspirations populaires.
Le caractère abstrait de la « logique populiste » fait de la politique une question formelle, sans les intérêts de groupes sociaux plus ou moins permanents, et sans idéologie. Ceci mène à concevoir la stratégique populiste comme un « mécanisme symbolique » — ce qui fait qu’il pourrait y avoir des populistes néo-libéraux (Thatcher, Reagan), d’élite (Macron), anti-libéraux, xénophobes, racistes, de gauche, etc. En somme, toute politique aurait une dimension populiste.
Les paradoxes du « moment populiste »
Selon Mouffe, depuis la crise de 2008, nous vivons une situation « post-démocratique » [2] caractérisée par une indétermination, produit de l’épuisement de l’hégémonie néolibérale (mais pas des réformes néo-libérales), sans qu’il y ait une nouvelle hégémonie pour la remplacer.
De manière générale, nous pourrions tirer un diagnostic similaire à partir de catégories marxistes : celui d’un interrègne ouvert par les tendances à la crise organique (Gramsci), même si Mouffe le lit sous un angle réformiste de substitution de l’hégémonie néo-libérale par une autre, anti-libérale (populiste), sans rupture révolutionnaire.
Cette situation « post-démocratique » a deux versants. Le premier est politique, ce que Mouffe appelle une « post-politique », qui consiste en la transformation néo-libérale des partis sociaux-démocrates et l’émergence d’une « troisième voie », c’est-à-dire la liquidation de la division droite/gauche [3]. La démocratie a été réduite à ses dimensions libérales (élections, divisions des pouvoirs, etc.) en faveur de la négation de sa dimension conflictuelle (agonistique) et de subsumer la souveraineté populaire [4]. L’autre aspect est économique et consiste en l’ « oligarchisation » de la politique en tant que conséquence directe de la domination du capital financier et des plans d’austérité.
Le néolibéralisme a mené une sorte de « latinoaméricanisation » des sociétés d’Europe occidentale, qui ont connu une polarisation sociale avec, d’un côté, des super-riches et, de l’autre, la paupérisation des classes populaires et la prolétarisation et précarisation des classes moyennes. Il s’agit-là de tendances nouvelles depuis la longue hégémonie social-démocrate et keynésienne.
Cette combinaison particulière entre économie et politique est ce qui rend compte des crises des démocraties libérales et l’émergence du « moment populiste », qui n’est rien d’autre que les mouvements de résistance au néolibéralisme dans une situation non-hégémonique.
Afin de définir le « moment populiste », Mouffe fait sienne la critique du libéralisme de Karl Polanyi, en la reformulant comme une critique du néolibéralisme, notamment à partir de la notion de « double mouvement ». Dans La Grande transformation, écrit en 1944, Polanyi montre que l’auto-régulation du marché correspond à un contre-mouvement, une sorte d’action de « protection » d’une large couche de secteurs sociaux, face aux coups destructeurs du marché. Le fascisme et le New Deal s’inscrivent dans cette dynamique où la lutte politique entre « marchandisation » et « socialisation » ont permis la continuité du système capitaliste [5].
Cette sorte de « contre-mouvement » qui résiste aux effets de la globalisation néolibérale et la conjoncture « post-démocratique » est le substrat commun à tous les mouvements « anti-système », qu’ils soient de gauche ou de droite.
C’est ici où surgissent plusieurs problèmes. Nous allons en développer deux.
Le premier est de savoir comment déterminer le caractère progressiste ou réactionnaire des revendications, sans s’interroger si elles renforcent la domination bourgeoise ou, au contraire, vont dans le sens d’en finir avec l’exploitation capitaliste et donner naissance à une société socialiste.
Mouffe y répond de manière discursive. En suivant Laclau [6], elle dit que dans tous ces mouvements il y a un contenu démocratique dans la mesure où ils se dirigent contre le système. Ceci révèle le paradoxe que des revendications démocratiques peuvent être articulées avec le vocabulaire de la xénophobie et du nationalisme et, par conséquent, mènent à la construction d’un « peuple fasciste » (ethnico-national, dit Mouffe) et à un régime autoritaire.
Ceci nous mène au deuxième problème stratégique qui consiste à brouiller toute relation entre représentation politique et division de la société en classes. Ceci réduit la lutte avec l’extrême droite à une lutte discursive autour du sens des « signifiants flottants » qui établissent les frontières politiques et qui font qu’une situation peut aller dans un sens réactionnaire ou pas. L’exemple le plus clair qu’utilise Laclau est que la revendication autour des questions d’emploi peut avoir un sens progressiste s’il se dirige contre les patrons, mais peut avoir un sens réactionnaire s’il se dirige contre l’immigré qui « vole » le travail.
Dans la théorie laclausienne, la lutte de classes n’a aucune centralité, pas plus que la nécessité de construire une force matérielle des exploités et des opprimés pour faire face aux attaques capitalistes, y compris le fascisme. Par conséquent, cette question est livrée à la contingence, aux pratiques discursives et à la mobilisation par les affects.
Ce n’est pas un hasard que Mouffe reconnaisse qu’il s’agit-là d’un des aspects les plus polémiques de sa pensée et qui est contesté sur sa gauche [7].
Ceci n’est pas une question purement théorique puisqu’elle ouvre la possibilité à des politiques dangereuses qui visent à disputer l’hégémonie à l’extrême droite sur son propre terrain (que Mouffe ne considère pas comme des « ennemis », mais comme des « adversaires agonistiques »). Sur la base de ces positions, la campagne de Jean-Luc Mélenchon a intégré certains sujets chers au Rassemblement National de Marine Le Pen comme la « sécurité » ou la souveraineté nationale [8]. Dans le même sens, afin d’hégémoniser de nouveaux signifiants, le mouvement Aufstehen en Allemagne, où se retrouvent des figures de Die Linke et de la social-démocratie, des intellectuels tels que W. Streeck, entre autres, défend l’idée selon laquelle il faut disputer l’hégémonie électorale à l’extrême droite de l’AfD sur son propre terrain. La gauche doit donc être « réaliste » et défendre des mesures qui limitent l’immigration [9].
Il y a un dernier argument sur la question de l’extrême droite. Même s’il ne s’agit pas de partis fascistes [10], il ne le sont pas, précisément, parce que la situation n’est pas assez radicale. Mais devant le développement de la lutte de classes, ils pourraient, sans aucun doute, être la base pour le fascisme, qui ne se lèvera pas seulement contre la démocratie bourgeoise, mais aussi, comme le disait Trotsky, contre les éléments de démocratie prolétarienne à l’intérieur de l’Etat bourgeois [11].
Le populisme et la « raison réformiste »
Le « populisme de gauche » tente d’occuper une position équidistante du réformisme social-démocrate traditionnel, aujourd’hui pratiquement disparu, et de la gauche révolutionnaire. Mais cette tentative est vouée à l’échec car, au moment des définitions, il s’agit d’un des avatars de la vieille stratégie réformiste.
Mouffe consacre l’un des chapitres de son livre à discuter les leçons de la montée du thatchérisme. L’idée de s’approprier les idées à succès de la droite n’est pas nouvelle. De fait, Mouffe la reprend de Stuart Hall qui, aux débuts des années 1980, affirmait que la gauche devait apprendre de Thatcher, et qu’il fallait opposer un « populisme démocratique » à son « populisme autoritaire ».
Apprendre des « leçons du thatchérisme » veut dire qu’en Europe de l’Ouest il est possible de transformer un ordre hégémonique en son contraire, au sein des institutions de la démocratie libérale. L’imposition du néolibéralisme sans rupture contre-révolutionnaire donnerait chair à la stratégie réformiste de remplacement d’une hégémonie par une autre.
C’est la lecture particulière que Mouffe fait de Gramsci. Elle oppose hégémonie à révolution et se prononce pour une hégémonie qui implique, au-delà de ses parures et des artifices linguistiques, de déplacer le « régime oligarchique » pour une autre formation hégémonique (quel serait son contenu social ?) au sein du système et des institutions de la démocratie libérale.
En conclusion de Pour un populisme de gauche, Mouffe affirme qu’il est possible que sa stratégie populiste de gauche soit combattue par la gauche qui, selon elle, réduit la politique à une opposition entre capital et travail, accorde un privilège à la classe ouvrière et la considère comme le véhicule de la révolution socialiste.
Même si Mouffe ne voit aucun intérêt à ce débat, la situation le rend d’autant plus actuel et urgent. Comme on peut l’imaginer, la lutte du marxisme contre le « populisme » devient la mère de toutes les stratégies. Comme le dit Mouffe, le marxisme construit une frontière de classe entre capitalistes et travailleurs, tandis que la construction populiste distingue « peuple » et « oligarchie ». Cette division est fausse et crée des ennemis et alliés imaginaires. Par exemple, les patrons patriotes, les bureaucraties syndicales qui maintiennent un contrôle totalitaire sur les syndicats, font-ils partie du peuple ? Nous pouvons nous poser la même question sur certains agents réactionnaires, qui selon Mouffe, seraient du côté anti-néolibéral. Mais, surtout, cette stratégie occulte l’antagonisme indépassable entre exploiteurs et exploités, appuie une stratégie de collaboration de classes, et permet à la bourgeoisie de garder son pouvoir, même dans les moments de crise où émerge le populisme.
La situation en France avec l’irruption des Gilets Jaunes qui concentrent la haine contre Macron pose avec acuité cette discussion stratégique, où la lutte entre les deux stratégies populistes, qui laisseraient intact le régime d’exploitation, et pourraient même approfondir sa dérive autoritaire. Mais la situation reste ouverte pour une alliance stratégique de la classe ouvrière avec les secteurs exploités et opprimés qui ouvre la perspective d’une révolution sociale.
Voir également sur Pour un populisme de gauche « La déraison populiste » dans une édition précédente de RP Dimanche