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Billet

Du génocide au Rwanda au génocide à Gaza

Dans trente ans, les principaux dirigeants impérialistes se donneront peut-être rendez-vous pour commémorer le génocide des Gazaouis. Aujourd’hui comme hier au Rwanda, ils restent cependant les acteurs principaux et par procuration d’un processus génocidaire.

Nathan Deas

9 avril

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Du génocide au Rwanda au génocide à Gaza

Crédit photo : Elysée

Le 6 avril 1994, l’avion transportant Juvénal Habyarimana est abattu. Le président hutu meurt sur le coup. Le soir même, un des massacres les plus sanglants jamais enregistrés se déclenche. Entre 800 000 et 1 million de Rwandais, en majorité tutsis, seront assassinés. Durant les trois mois de cette folie sanguinaire, des militaires et des policiers, mais aussi des gens ordinaires armés de machette, de haches ou encore de marteaux tueront et tueront encore.

Ce dimanche 7 avril, les dirigeants des principales puissances impérialistes se sont donnés rendez-vous à Kigali pour « commémorer » et « faire mémoire ». Au même moment, à plusieurs centaines de kilomètres à l’est, la famine menace Gaza. Et plus de 350 000 enfants selon le dernier rapport du Conseil de Sécurité de l’ONU. Depuis six mois que dure le génocide gazaoui plus de 30 000 Palestiniens ont été assassinés dans une enclave qui n’est désormais plus qu’un amas de ruines et de poussière.

Colonisation et domination coloniale

A Gaza comme au Rwanda, la folie génocidaire est indissociable de l’entreprise coloniale. Un demi-siècle après la publication des Origines du totalitarisme, la pensée de la philosophe allemande Hannah Arendt sur l’impérialisme raciste en tant que laboratoire du totalitarisme et des processus génocidaires continue de résonner avec une macabre actualité. A Gaza comme au Rwanda, les idées et les pratiques, les « savoirs », l’eugénisme, l’« hygiène raciale », la planification des colonies ou encore la législation raciste et d’apartheid qui ont caractérisé la domination coloniale de l’Europe sur le monde ont eu des répercussions certaines.

Avant la colonisation, la population rwandaise était divisée en deux groupes principaux : les Hutus et Tutsis. Les historiens et les anthropologues s’accordent à dire que cette division ne représentait pas des groupes ethniques distincts, mais davantage des catégories sociales d’un même groupe ayant une culture et une langue communes. Les Tutsis, qui représentent 15 % de la population se spécialisent dans le pastoralisme, tandis que les Hutus (85% de la population) sont souvent des agriculteurs. La colonisation européenne, d’abord allemande, puis belge, attise ces différences, lui attribue des critères raciaux et finit par définir deux « races ».

A l’appui de pseudo-documents-enquêtes « scientifiques » publiés notamment dans les années 1930, les Européens justifient l’attribution de certains privilèges aux Tutsis et leur déclinaison politique. Les Tutsis sont en charge de l’administration dans la structure coloniale, de l’éducation et disposent de meilleures conditions de travail par rapport aux Hutus, considérés comme indigènes et inférieurs, et contraints de travailler dans les campagnes. Dans ses travaux tels que When Victims Become Killers : Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda [1], Mahmood Mamdani, souligne à quel point la racialisation coloniale, et son amplification nationaliste ultérieure sera à la genèse de l’affrontement entre Hutus et Tutsi.

Le processus n’est pas totalement assimilable à la situation palestinienne, mais indéniablement il est possible de tirer des traits de convergence. Les guerres à répétition qui ensanglantent la région, jusqu’au processus génocidaire en cours, ne sont ni le résultat de haines ancestrales, ni d’un conflit religieux. Il existe en réalité depuis des temps immémoriaux une petite communauté juive en Palestine. Lorsque l’impérialisme britannique, pendant et après la première guerre mondiale, décide de s’intéresser à la région, quelques 700 000 Arabes et 85 000 Juifs [2] y vivent. Cette « attention » se redouble immédiatement d’un projet colonial.

Depuis l’époque de Herzl, il était évident que la création d’un Etat juif en Palestine ne serait possible qu’avec le soutien des puissances impérialistes. La Grande-Bretagne jouera ce rôle, pour consolider notamment son influence dans la région -selon le mot d’un gouverneur colonial britannique à Jérusalem de l’époque, l’objectif alors était de « [créer] un petit Ulster [province d’Irlande] au milieu d’une mer d’arabisme hostile » [3]. Cet « objectif » s’accompagne sous mandat britannique d’une politique de division raciale. La société israélienne se fonde totalement ex nihilo, en dehors des populations arabes. En 1929, une Agence juive mise en place par l’Organisation sioniste mondiale joue de facto un rôle de gouvernement de la population juive palestinienne. Jamais, les populations arabes n’obtinrent la création d’institutions équivalentes.

Contre cette politique de « division » attisant la haine, des organisations chercheront à regrouper Juifs et Palestiniens contre l’impérialisme. Ce sera le cas de Ishud (l’Unité) ou Itashat en arabe entre 1924 et 1929 et dont le militant juif communiste Leopold Trepper livre un récit particulièrement intéressant dans Le Grand Jeu [4]. Ces tentatives resteront marginales. Le 29 novembre 1947, l’ONU vote un plan de partage de la Palestine, prévoyant un état palestinien et un Etat juif. Les Juifs qui ne représentent qu’un tiers de la population et occupent à peine 10% du territoire palestinien, se voient accorder 55% de la Palestine. Après 1956, l’impérialisme états-unien prendra le relais de son concurrent britannique en tant que principal sponsor de l’Etat juif pour défendre ses propres intérêts dans la région.

L’impérialisme et le massacre génocidaire

En 1973 au Rwanda, Habyrarimana prend le pouvoir à l’issue d’un coup d’Etat. Son régime dictatorial est soutenu par la France, la Belgique, la Suisse et la plupart des organisations internationales qui accordent une série de prêts au Rwanda dans les années 1980 [5]. En 1990, un programme d’ajustement est conclu avec le FMI. Des milliers de petits agriculteurs tombent en faillite. Quelques semaines plus tard, le front patriotique rwandais (FRP), composé de Tutsis envahit le pays. C’est le début de la guerre civile. En 1993, les accords d’Arusha sont signés. Des Tutsis entrent au gouvernement. Le pouvoir hutu dénonce une capitulation. Quelques mois plus tard, le crash de l’avion de Habyarimana déclenche le génocide. Ce génocide reconnu tardivement par la communauté internationale a pu se réaliser grâce au silence des grandes puissances, mais aussi et surtout grâce au soutien apporté par les autorités françaises.

Les Etats-Unis, la France et l’ONU étaient pourtant au courant de sa planification. Pendant que sont lues à la radio rwandaise, des listes de personnes à tuer, que sont communiquées des adresses, aux Etats-Unis les médias évoquent un « conflit tribal ». Bill Clinton interdit lui la qualification de génocide. La France, de son côté, apporte un soutien militaire, financier et diplomatique au gouvernement Hutu contre le FPR pendant la guerre civile de 1990 à 1993. En avril 1994, les militaires français, pendant l’opération Amaryllis, n’interviennent pas pour faire cesser les massacres. Pendant l’opération Turquoise, la France sous mandat de l’ONU, porte secours partiellement, mais souvent, notamment dans les zones sous contrôle les actes génocidaires se poursuivent [6]] Dans le cadre de cette opération, la France décide également de protéger et de laisser fuir les génocidaires. [7]]

Dans un entretien avec Martin Martinelli et republié par Ideas de Izquierdia en novembre dernier [8] Enzo Traverso, historien spécialiste du nazisme et de l’antisémitisme, faisait le lien entre le génocide rwandais et la situation gazaouie. « Ce qui m’inquiète particulièrement, c’est qu’il y a eu dans le passé des puissances qui ont été accusées de complicité pour cause d’omission. Il y a toute une littérature à propos des Etats-Unis et de l’Holocauste et qui suggère que les Etats-Unis auraient pu empêcher le génocide et l’Holocauste. C’est ce qu’on appelle la « complicité par omission ». On peut dire la même chose de la France lors du génocide rwandais et de bien d’autres exemples. Nous sommes aujourd’hui en présence d’une politique de génocide, qui est mise en œuvre avec le soutien ouvert de tous les dirigeants des grands pays du monde, qui se sont rendus à Tel Aviv pour rencontrer Netanyahu et lui dire qu’il a le droit de se défendre et qu’ils sont d’accord avec cette guerre ».

Plusieurs mois plus tard, jusque dans les rangs de l’ONU, il est de plus en plus difficile de contester qu’un génocide a effectivement lieu à Gaza. Il est également difficile de contester le rôle des puissances impérialistes dans sa réalisation. En début de semaine, le Nicaragua a traduit en justice l’Allemagne devant le Cour internationale de la Haye pour « complicité » génocidaire. L’industrie allemande est le second plus gros fournisseur d’armes à Israël après les Etats-Unis et exporte pas loin de 25% des équipements de l’armée israélienne. Les Etats-Unis de Biden continuent de livrer munitions et bombes et tentent de camoufler l’ensemble par un peu de pain. [9]. La France poursuit elle sur le sol intérieur une politique offensive de criminalisation de tout soutien de la cause palestinienne. Fin mars, Disclose révélait que malgré les allégations du gouvernement, les entreprises françaises continuaient d’armer Israël.

Ce dimanche au Rwanda, Emmanuel Macron n’a pas prononcé finalement le discours que l’Elysée avait publiquement promis. La reconnaissance de la France de sa responsabilité dans le génocide rwandais a encore été repoussée. De quoi faire signe vers une double réalité : parfois la mémoire et l’actualité se confondent. Au Rwanda comme à Gaza, la France a été et est toujours le soutien d’un massacre. Peut-être que dans trente ans les puissances impérialistes viendront commémorer à nouveau un génocide. Cette fois sur le minuscule territoire de Gaza. Encore faudra-t-il qu’il en reste quelque chose.


[1Princeton University Presse, 2001

[2Que faire des juifs de Palestine ?, Orient XXI

[3Winston Churchill sent the Black and Tans to Palestine, The Irish Times

[4Trepper, Le Grand Jeu, Mémoires du chef de l’Orchestre rouge, chapitre 3

[5Eric Toussaint, Le Rwanda : les créanciers du génocide, 2010

[6[La France complice du génocide des Tutsis au Rwanda, Survie

[7Quand la France laissait fuir les génocidaires en toute impunité, Révolution Permanente

[8Palestina e Israel, un debate necessario, Ideas de Izquierdia

[9Tensions entre les Etats-Unis et Israël : les contradictions du camp démocrate s’aiguisent, Revolution Permanente



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