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Tribune libre

La jeunesse est dans la rue ? Le CPE vu depuis Rennes 2

« La jeunesse, c’est comme le dentifrice. Quand il sort de son tube, c’est impossible de le faire rentrer dedans ». C’est par ce genre de comparaison que les plus lucides (et les plus réactionnaires) des analystes de la bourgeoisie suivent à la loupe la poussée anti El Khomri dans la jeunesse. Avec, dans la tête, le souvenir du mouvement anti-CPE d’il y a tout juste dix ans. C’est ce dont parle cet ancien gréviste rennais sur son blog de Médiapart. Hugo Melchior

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En janvier 2006, je venais de fêter mes 18 ans. Primo étudiant, j’étais alors inscrit en première année d’AES à l’Université de Rennes 2. « Rennes 2 la rouge » comme elle fut surnommée les années suivantes. J’étais alors jeune militant trotskiste de la LCR. Je venais d’adhérer à la section jeune à Rennes au mois de septembre 2005. Premier engagement partisan. Le premier semestre de cours à la fac avait été particulièrement difficile. Comme pour nombre de bacheliers débarquant à l’université, j’ai eu beaucoup de mal à m’habituer à ce nouvel environnement que je jugeais hostile, à adopter un comportement conforme aux attentes de l’institution universitaire. Comparé au lycée, je me sentais pendant ces premières semaines de cours bien seul, livré à moi-même, croisant ces milliers de visages totalement étrangers. Mes examens du premier semestre ratés, je pensais à quitter déjà la fac.

Et puis, Dominique de Villepin en a décidé autrement. Sans prévenir personne, celui qui était devenu Premier ministre de Jacques Chirac après le non au référendum sur le Traité Constitutionnel Européen a décidé de présenter un nouveau contrat de travail, baptisé Contrat Premier Embauche, destiné exclusivement au moins de 26 ans. CDI assorti d’une période d’essai, dite de « consolidation » de deux ans au cours de laquelle le jeune embauché pouvait être licencié par son employeur sans que ce dernier ait à motiver sa décision, le CPE était censé permettre au gouvernement, et notamment à son Premier ministre, inspiré pour l’occasion par son conseiller Bruno Lemaire, d’obtenir des résultats rapides sur le front de la lutte contre le chômage de masse des jeunes, qui s’élevait alors à 22 %.

J’ai reçu un premier tract par un militant de l’UNEF le jour de la rentrée du second semestre, et tout s’est accéléré. Premières assemblées générales, quelques centaines de personnes à peine dans l’amphithéâtre Chateaubriand, premières manifestations d’étudiants dans les rues de Rennes. Puis intervint ce qui rétrospectivement apparait comme le moment tournant dans l’histoire du mouvement anti-CPE : la quatrième assemblée générale organisée à Rennes 2 au cours de laquelle certains militants radicaux tentèrent ce pari politique un peu fou : faire naître un mouvement de masse à l’échelle du pays à partir de la mise en grève d’une université pionnière. Le projet de loi devant instaurer le CPE allant être voté très prochainement au Parlement, la mobilisation se devait de franchir un cap décisif, au risque de s’éteindre prématurément. Pour ce faire, une université et ses étudiants devaient accomplir un acte exemplaire, voter la grève des cours en espérant que celui-ci connaisse des répliques ailleurs rapidement et qu’ainsi les centres nerveux de l’université française soient progressivement atteints jusqu’à la paralysie quasi-complète du corps.

Le vote de la grève des cours fut donc inscrit à l’ordre du jour sur la demande des militants de Sud étudiant, avec l’approbation tacite des militants de l’UNEF, tandis que la quasi-totalité des d’étudiants rassemblés lui donnèrent par leur vote collectif la légitimité démocratique suffisante pour que la suspension de la normalité universitaire soit mise en œuvre dans la foulée par les étudiants eux-mêmes. Avec ces 1 500 étudiants, je votais la grève des cours pour la première fois. Puis, débordant d’enthousiasme, sous la conduite de militants syndicaux expérimentés, je participai avec des centaines d’autres au grand déménagement de la faculté. Des piquets de grève, composés essentiellement de chaises et de tables sorties des salles de cours, furent érigés devant toutes les portes des bâtiments, afin que l’accès aux amphithéâtres soit strictement contrôlé et qu’ainsi aucun cours ne puisse se tenir le lendemain matin.

L’histoire semblait soudain s’accélérer. Dès le lendemain matin, j’arrivais à la fac à 6 heures pour participer au blocage de l’université et empêcher qu’un seul cours puisse se tenir. La grève commençait réellement. Elle allait durer pendant dix semaines en tout. Je pris part à toutes les assemblées générales, aux commissions qui se tenaient le soir dans les amphis de la fac, aux manifestations à l’assise numérique croissante, aux diffusions de tracts pour sensibiliser la population, aux multiples actions menées pour tenter de perturber le cours normal des choses en dehors des murs de l’université, mais aussi aux émeutes successives contre les forces de l’ordre qui se concentrèrent essentiellement Place de Bretagne. Je dormais peu, quelques heures à peine. Je rentrais chez ma mère tous les soirs en prenant le dernier métro. Puis, je revenais le lendemain matin à la première heure. J’avais une énergie débordante. Je me sentais tellement vivre. Je me sentais utile. J’avais l’impression d’exister enfin. J’avais l’impression de renaître.

La grève avec occupation de la faculté permit l’épanouissement de rencontres improbables avec des étudiants d’autres filières que je n’aurais sans doute jamais rencontrés sinon. Une sociabilité intense se développa au sein de l’université, occupée nuit et jour. Nous étions 300, 400 grévistes actifs, présents tous les jours dès le petit matin sur le campus et nous avions l’impression d’appartenir à une véritable fraternité de combat qui nous tenait bien chaud. Nous étions ô combien heureux de pouvoir rompre avec notre quotidien ordinaire, avec nos habitudes, avec nos certitudes, de vivre tout simplement autre chose, une période d’exception politique au cours de laquelle nous avions le sentiment de faire l’histoire, en agissant ensemble contre cette réforme scélérate. Idéalistes, nous aspirions à changer de société.

Utopistes, nous voulions profiter de ce mouvement pour remettre en cause l’administration ordinaire des choses. Nous ne voulions pas au fond qu’il puisse y avoir de retour à la normale. Nous voulions que du rejet du CPE puisse naître un mouvement qui parvienne à balayer ce qui l’avait enfanté : le capitalisme néolibéral.

Finalement, nous avons certes obtenu une victoire de prestige en contraignant Dominique de Villepin à remplacer le CPE adopté par le Parlement deux mois auparavant. Mais nous avons ressenti, nous les grévistes actifs, qui nous nous étions engagés totalement pendant ces longues semaines de grève, un sentiment de gâchis, très affecté par la distorsion remarquable entre la puissance numérique du mouvement auquel nous avions participé et ce que nous avons réussi à obtenir au bout du compte, c’est-à-dire le seul retrait du CPE bien que ce fut notre objectif initial, ce pourquoi nous nous étions mis en mouvement. Le CPE était retiré, mais la vie en France n’allait pas changer. Tant d’énergies dépensées, tant de temps consacré pour aider à la réussite de ce mouvement d’ensemble, pour en revenir en dernière instance au statu quo ante. Frustrant ! Oui, frustrant ! J’étais malheureux, comme tant d’autres autour de moi, que tout s’arrête déjà et de cette façon.

Toutefois, sans avoir réussi à changer la vie des gens, j’avais grâce à ce mouvement changé la mienne. L’an I de ma nouvelle vie venait de commencer. J’avais redécouvert la fac. Je prenais enfin plaisir à m’y rendre, à y demeurer toute la journée pour travailler, militer et discuter. J’avais rencontré des dizaines de personnes au cours de ce mouvement. Des relations d’amitié solides étaient nées. J’avais même pour la première fois de ma vie rencontré l’amour. Je poursuivais donc mes études jusqu’à arriver en doctorat. J’y suis encore dix ans après, rescapé de cette génération de combattants. Le mouvement anti-CPE aura été une césure dans ma trajectoire biographique comme pour celle de milliers d’étudiants et de lycéens.

Pour tout cela, je ne peux m’empêcher de conclure ce témoignage en disant : merci, merci beaucoup Monsieur Dominique de Villepin !


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