De la résistance et de l’exil

Mahmoud Darwich, la poésie et Israël

Jean Baptiste Thomas

Mahmoud Darwich, la poésie et Israël

Jean Baptiste Thomas

Il n’y a pas que le cinquantième anniversaire de la guerre de 1973 qui résonne avec le bruit des bombes contre Gaza. Il y a quinze ans, à la fin de l’été 2008, Mahmoud Darwich, la grande voix de la Palestine et de l’émancipation, venait à manquer. Sa poésie, aujourd’hui, persiste obstinément à expliquer les causes et les racines du conflit, mais également l’entêtement du mouvement palestinien à lutter contre l’occupation. Ecrit en 2008, pour La Verdad Obrera, nous republions en français de larges extraits de l’article écrit en hommage à la trajectoire poétique et politique du militant et écrivain palestinien

Le grand poète palestinien Mahmoud Darwich est décédé au cours d’une intervention chirurgicale, le 9 août [2008], à Houston, au Texas. Son corps a été « rapatrié » à Ramallah en suivant un itinéraire compliqué car, même mort, le poète était « persona non grata » en Israël. Profitant de la grande émotion qui saisissait le monde arabe, tous les traîtres à la cause palestinienne se sont jetés sur sa dépouille comme des vautours. Tous pensaient qu’en apparaissant devant les caméras, le visage marqué par le chagrin, ils auraient pu tirer profit de la disparition du poète, récupérer politiquement cette figure très populaire qui est entrée avec sa mort dans le panthéon de la cause palestinienne. En effet, la poésie, dans le monde arabe, n’est pas l’apanage d’une élite intellectuelle. Elle fait partie de la vie quotidienne du peuple. Et Darwich était considéré comme la quintessence du poète arabe contemporain, d’une renommée extraordinaire, profondément aimé et respecté comme l’une des plus grandes voix de la lutte palestinienne de Rabat à Bagdad en passant par Gaza.

Détourner un corps

À Amman, la capitale de la Jordanie voisine par laquelle son corps a transité, les autorités du royaume hachémite, celles-là mêmes qui avaient impitoyablement assassiné les fedayins palestiniens lors des terribles massacres de Septembre noir, en 1970, ont prétendu rendre un dernier hommage au poète de la résistance. Mahmoud Abbas, président de l’Autorité nationale palestinienne (ANP), une « Autorité » qui n’existe en réalité que très peu et qui est davantage un appendice de la politique israélienne que véritablement « palestinienne », ne voulait pas rater l’occasion pour livrer aux caméras un plaidoyer bon marché pour l’unité nationale et pour redoubler le blason d’un Fatah de plus en plus impopulaire, résultat de son identification croissante avec la politique d’une partie du gouvernement israélien. Le bien mal nommé « président » d’une bien mal nommée « ANP » a donc décrété trois jours de deuil national en l’honneur du poète palestinien, ce qui n’avait pas été fait depuis la mort de Yasser Arafat. Des funérailles nationales ont été organisées à Ramallah.

Face à un tel détournement idéologique post-mortem, le défunt Darwich ne pouvait pas protester. Il n’a pas pu faire entendre sa voix dissidente, comme il l’avait fait en 1993 lorsqu’il avait démissionné de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) pour protester contre les accords d’Oslo, qui ont conduit à la création des misérables bantoustans connus aujourd’hui sous le nom d’ANP. Le plus farouche opposant à la trahison du programme initial de l’OLP - le droit au retour des réfugiés, le démantèlement de l’entité sioniste et coloniale d’Israël et la création d’une Palestine dans laquelle Arabes et Juifs pourraient vivre en paix - a fini par être honoré par le plus vendu des vendus.

À Gaza, malgré les larmes de la population, la chaîne de télévision du Hamas s’est bien gardée de retransmettre en direct les funérailles de Darwich à Ramallah. Et pas tant en raison de la présence des autorités illégitimes de l’ANP. La raison de ce boycott télévisuel était que l’idée même défendue par le poète, celle d’une Palestine laïque, d’une lutte pour la justice, pour la fraternité et pour la vie, est très éloignée de l’idéologie réactionnaire du Hamas, quand bien même elle se présenterait sous une rhétorique combative et populiste. La position de Darwich sur ces questions-là avait d’ailleurs conduit à plus d’un affrontement politique entre le poète et les représentants de l’islam politique qui l’avaient déjà condamné pour avoir repris des versets du Coran dans ses poèmes. Cette fois, alors que toutes les chaînes du monde arabe diffusaient les images de la cérémonie, le Hamas entourait son dernier voyage d’un silence télévisuel.

De l’autre côté du mur de séparation entre les territoires palestiniens et Israël, quelques personnalités ont hypocritement présenté leurs condoléances. Les plus réfléchies pensaient tout bas ce que le député de droite Zevulun Orlev a déclaré à la presse : « La mort de Darwich ne saurait être un motif de soulagement pour les amis d’Israël, car ses poèmes demeurent [et] ils pourraient favoriser le développement de sentiments contre le sionisme, le judaïsme et Israël ».

Un éveil à l’âge adulte qui commence à l’âge de sept ans, avec la Nakba

Darwich n’a jamais été antisémite. Il était, en revanche, profondément antisioniste, et ce n’est pas un hasard. En mai 1948, alors que Darwich n’a que sept ans, il traverse, avec l’ensemble de sa famille, la « Nakba ». « À l’âge de sept ans, raconte le poète, j’ai arrêté de jouer, et je me souviens très bien comment et pourquoi. Pendant une nuit d’été, ma mère m’a réveillé brusquement et je me suis mis à courir avec des centaines de paysans dans les bois, sous les balles qui nous poursuivaient. Cette nuit-là a mis fin à mon enfance, je ne demandais plus rien, j’étais soudain devenu un adulte ».

Après un an d’exil au Liban, son père, qui ne supporte pas d’être éloigné de sa patrie, décide de rentrer, malgré les risques encourus. Se remémorant son premier exil, Darwich dit qu’on lui avait dit « que nous reviendrions. Pour moi, le retour signifiait la fin des provocations des garçons libanais qui m’insultaient et m’humiliaient en me traitant de "réfugié". Après bien des souffrances, je me suis retrouvé dans un village. Quelle déception ! Ce n’était pas mon village ». Ou plutôt, Al Barweh, le village où Darwich était né en 1941 et que la famille avait quitté douze mois plus tôt, une nuit de fuite pour échapper aux commandos sionistes, n’était plus Al Barweh, la "Rose de Galilée". Al Barweh, comme cinq cents autres roses, villages de Palestine, avait été rasé, détruit, remplacé par une colonie sioniste. La localité s’appelait désormais Birwa, et il n’y avait pas de place pour les familles de réfugiés qui avaient été expropriées de leurs terres. Si Darwich note, enfant, « je ne comprenais pas comment un village entier avait pu être détruit, comment mon monde avait pu disparaître, ni qui l’avait détruit », il a rapidement trouvé une réponse à ses questions.

Une longue trajectoire politique au service de l’émancipation

En 1961, il rejoint clandestinement le MAKI, le Miflaga Komunistit Yisraelit, le Parti communiste d’Israël, dont sont membres aussi bien des Arabes que des Juifs. Jusqu’en 1970, il est détenu et emprisonné à quatre reprises par les autorités israéliennes. On lui reproche non seulement son activisme militant, mais également ce qu’il écrit, pas uniquement dans la revue du parti, Al Ittihad, qu’il dirige, mais également… dans ses poèmes. Darwich publie sa première anthologie de poésie en 1964 et, d’emblée, politique et poésie sont pour lui deux ressources profondes pour résister et répondre à ses interrogations d’enfant, deux armes qui vont de pair, même si elles sont différentes. Cela n’empêchera pas les sionistes de viser son double engagement, politique et poétique, d’abord pour le persécuter sans pitié, ensuite pour le calomnier.

Mais c’est la politique qui prime dans la vie quotidienne du poète. La politique est entendue à la fois comme un engagement subjectif (« la politique, pour un Palestinien, est existentielle », disait Darwich) et comme un contexte objectif qui le contraint à l’emprisonnement, à l’exil intérieur puis à l’exil véritable. Après s’être installé à Moscou, pendant un an, en 1971, ce qui lui vaut de perdre sa citoyenneté israélienne, il s’installe par la suite au Caire, puis à Beyrouth.

C’est au Liban que Darwich, comme tant d’autres militants de sa génération, se radicalise politiquement. Il rompt avec le PC d’Israël, en désaccord croissant avec ses positions alignées sur celles de la bureaucratie soviétique, qui prône la coexistence pacifique et qui, depuis 1948, a toujours eu une orientation plus qu’oscillante et ambiguë par rapport au sionisme et au monde arabe, à commencer par son soutien initial à la création de l’entité sioniste. A cette époque, des fractions consistantes du mouvement populaire commencent à déborder, sur leur gauche, leurs directions traditionnelles. Cela vaut également pour la région, qui connaît un processus intense de mobilisation sociale. Le Liban, sous cet angle, est un cas paradigmatique. C’est là que se concentre une bonne partie des réfugiés palestiniens de 1948, 1967 et 1973, et le pays est traversé par d’intenses conflits de classe, tant dans les grandes villes que dans les campagnes. En 1973, Darwich rejoint l’OLP.

Il reste à Beyrouth pendant toute la guerre civile, qui éclate en 1975, et jusqu’à l’issue tragique du siège de Tsahal après l’invasion israélienne de 1982, qu’il immortalise dans « Qasidat Bayrut », « Ode à Beyrouth », préfiguration, vingt ans à l’avance, d’un autre siège terrible, celui de Ramallah par les chars israéliens, dont Darwich a également été témoin [1]. Par la suite, Darwich n’aura d’autre choix que de s’exiler lorsque la capitale libanaise tombera aux mains d’Israël et des phalangistes libanais. Darwich ressemble une fois de plus à ce « nouveau Christ, descendu de sa croix qui, avec son bâton, a quitté la Palestine », un Christ symbolique qui chante un pays « transformé en milliers de corps qui parcourent le monde en chantant la mort », des corps dispersés dans l’exil et qui, comme le sien, « ont été transformés en bombes » par leur condition même d’exilés.

La rupture avec l’OLP et la fidélité à la lutte palestinienne

L’exil se change bientôt en défaite, non seulement en Palestine, mais à l’échelle internationale. Les vents ne sont plus les mêmes que dans les années 1970. Ceci est particulièrement évident dans la région avec la victoire impérialiste en Irak lors de la première guerre du Golfe, en 1991. Le sionisme tente de tirer parti de la situation pour faire plier la volonté palestinienne, en accélérant les négociations pour sortir de la première Intifada. L’idée, pour Tel-Aviv, est de profiter du rapport de forces favorable existant à échelle internationale pour tenter de résoudre de manière totalement réactionnaire le « problème palestinien », qui perdure depuis 1948. La clé du plan des travaillistes israéliens s’appelle « Oslo » et son principal interlocuteur est la direction historique de l’OLP, à commencer par le Fatah et son chef le plus prestigieux, Arafat.

Après un tournant à gauche, socialisant, dans les années 1970, l’OLP s’est de plus en plus droitisée après la défaite libanaise. Après avoir systématiquement soutenu son orientation, Darwich, membre de la direction de l’organisation depuis 1987, exprime son désaccord avec les accords d’Oslo de 1993. Selon Darwich, ces accords trahissent la lutte du peuple palestinien. Le poète ne présente pas sa position sous l’angle d’un faucon assoiffé de sang, comme la presse internationale pro-sioniste a tenté de le dépeindre. Il est pour la paix, dit-il, mais « une paix juste ». Manifestement, le plan concocté par Yitzhak Rabin, Shimon Perez, Yossi Beilin, Ron Pundak et Arafat, sous la houlette de l’administration Clinton, ne va pas dans cette direction. La création prévue par Oslo d’un État palestinien fictif à l’ombre de l’État raciste et colonialiste d’Israël ne garantissait en effet ni la paix, ni la justice. Le poète, que tout le monde voyait comme futur ministre de la culture d’une Palestine indépendante, rompt alors avec Arafat et démissionne avec fracas de l’exécutif de l’OLP.

Ce n’est qu’en 1995 qu’il retourne dans son pays, même si les autorités sionistes ne l’autorisent à vivre qu’à Ramallah. Tout en poursuivant sa lutte quotidienne contre le sionisme, comme toutes celles et ceux qui vivent dans les territoires palestiniens qu’Israël n’a cessé d’occuper, en les transformant en prisons à ciel ouvert, il lutte contre un mal insidieux qui l’affaiblit peu à peu, une maladie cardiaque diagnostiquée en 1998 et qui, à l’époque déjà, a failli l’emporter. « Mort, je t’ai vaincue », déclare-t-il victorieusement dans l’un de ses derniers poèmes.

Son engagement poétique, en même temps qu’il défie la mort, est renforcé par son retour au pays. Ce retour, cependant, n’est pas celui qu’il attendait depuis longtemps. Depuis sa maison de Ramallah, il assiste, d’une part, à l’évolution d’une ANP de plus en plus soumise aux diktats d’Israël et, d’autre part, au renforcement d’un islam politique dont l’idéologie est bien éloignée des préceptes de liberté et de joie que ses vers puisaient dans les profondeurs des classiques de la poésie arabe. Après avoir vécu le siège par Tsahal de la Mouqata’a où est retranché Arafat en 2002, face à l’offensive incessante d’Israël et aux reculades de la direction du Fatah, il assiste impuissant aux affrontements fratricides entre les différentes factions palestiniennes : « Une tentative de suicide à ciel ouvert, dans les rues, selon Darwich, sous le regard sournois des sionistes et des puissances occidentales.

Dans ce contexte, alors que le monde est secoué par la « guerre globale et permanente contre le terrorisme » [avec l’invasion de l’Afghanistan en 2001 et l’invasion de l’Irak en 2003], alors que la mort, toujours à l’affût, le traque, le nombre de prisonniers palestiniens dans les cachots israéliens augmente, les cadavres de combattants et de civils abattus par Tsahal s’accumulent dans les morgues palestiniennes. Le vieux poète est appelé à chanter avec plus de ferveur la douleur profonde qui secoue son peuple. Certains Palestiniens qui vivent dans ce contexte dramatique exigent du poète qu’il soit une sorte de correspondant de guerre, qu’il parle des événements qui se déroulent. Chaque jour, il y a des « shaid », des martyrs, et on demande au poète de leur rendre hommage. « Ce que j’essaie de dire à mon peuple, c’est que le langage poétique n’a pas la même fonction qu’un journal, et que le langage poétique, comme tout être humain, est parfois fatigué et faible, déclare-t-il alors. Certains disent que j’ai renoncé à mon rôle de poète de la résistance. Ma réponse est que la poésie qui résiste est celle qui ne nous laisse pas nous enfermer dans des stéréotypes, faisant de nous des êtres qui ne peuvent plus supporter la vie elle-même ».

Espoir et résistance

« Les Palestiniens, selon Darwich, souffrent d’une maladie incurable, l’espoir ». Même s’il a parfois senti grandir l’impuissance, sans jamais renoncer à cet espoir qui signifiait en fin de compte la fidélité à son peuple, aux réfugiés de 1948 comme à celles et ceux qui ont toujours été les déplacés de l’Histoire, dominés et exilés dans ces pays appelés oppression, misère, exploitation et humiliation par les nantis de la terre, Darwich a cessé d’être uniquement le poète de la résistance palestinienne. Il est devenu le poète de l’existence elle-même, palestinienne et pas seulement. C’est ce qui reste de Darwich, au-delà de son engagement politique, parfois contestable mais compréhensible dans la perspective du marxisme révolutionnaire, c’est que grâce à son indéfectible fidélité à la capacité de l’homme à transformer l’existant, y compris par la poésie, Darwich parlera aux générations futures de révolutionnaires. A celles et ceux qui, comme « l’enfant réfugié », « portent en eux le bûcher de la révolte/et qui tous ensemble ont promis de marcher/et tous ensemble d’avancer ! ».

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Sur fond de « seconde Intidafa », entre le 29 mars 2002 et le 11 septembre 2003, l’armée israélienne mène plusieurs opérations successives contre la Mouqata’a, la résidence officielle d’Arafat à Ramallah. Malgré des levées par intermittences, Tsahal maintient un siège autour de la résidence tout au long de la période, contrevenant bien entendu à tous les accords préalablement passés avec l’ANP et Arafat lui-même. NdT.
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