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Palestine

Israël : derrière l’opposition de façade, Erdogan est loin d’être un allié de la cause palestinienne

A entendre Erdogan, la Turquie serait un fervent adversaire d’Israël. Mais, sous le masque de la solidarité avec la cause palestinienne, le commerce israélo-turc continue. A l’instar des autres bourgeoisies de la région, la Turquie d’Erdogan ne rompt pas avec la naturalisation des relations avec l’Etat d’Israël.

Enzo Tresso

3 janvier

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Israël : derrière l'opposition de façade, Erdogan est loin d'être un allié de la cause palestinienne

Crédit photo : Wikimedia commons

En dépit de la rhétorique belliqueuse du gouvernement Erdogan, qui comparait le 27 décembre le premier ministre israélien Netanyahou à Adolf Hitler, les échanges économiques entre la Turquie et Israël n’ont rien perdu de leur intensité. Comme le rapporte le journaliste turc en exil Metim Cihan, sur son compte X, près de 450 navires de fret sont partis en direction d’Israël depuis le 7 octobre. Si le volume des marchandises exportées a baissé, cette diminution n’est pas imputable à un choix diplomatique. Elle n’est qu’un effet de la déstabilisation des marchés régionaux. En parallèle des échanges commerciaux bi-latéraux extrêmement florissants – près de 9 milliards en 2022 –, l’entreprise Zorlu continue de fournir 7% de la consommation en électricité de l’Etat colonial tandis que le gouvernement d’Erdogan ne s’oppose pas aux livraisons d’armes étatsuniennes à Israël à partir de la base d’Incirlik. Il a même réprimé les manifestations pro-palestiniennes aux alentours de la base, le 5 novembre dernier.

Entre rhétorique de confrontation et maintien des relations commerciales

Malgré ses positions publiques appelant au soutien du peuple palestinien, Erdogan maintient des relations économiques fortes avec l’Etat israélien, tout en mobilisant une rhétorique brutale pour dissimuler les intérêts profonds de la bourgeoisie turque proche du pouvoir. Cas typique de la compromission des bourgeoisies de la région avec l’Etat hébreux, cette politique extérieure n’a rien de nouveau et s’inscrit dans le temps long.

D’abord sur la retenue, le président Erdogan renvoyait dos à dos Palestiniens et Israéliens au lendemain de l’attaque meurtrière du 7 octobre. Le 11 octobre, il haussait le ton en dénonçant les bombardements de Tsahal sur Gaza : « Bombarder des localités civiles, tuer des civils, bloquer l’aide humanitaire et tenter de présenter cela comme des exploits ne peut être que le réflexe d’une organisation et non d’un Etat ».

Mais, le 23 octobre, le président turc continuait encore de donner des gages à l’Etat colonial en expulsant les officiers du Hamas présents en Turquie, suscitant des réactions favorables de la part du pouvoir israélien, comme le déclarait une source anonyme à Middle East Eye : « Si cela se vérifiait, cela serait perçu comme un acte très positif par Israël. En dépit du fait que les gouvernants israéliens insisteraient sur la nécessité qu’il y avait de faire cela depuis longtemps ». Quelques jours plus tard, le 25 octobre, le président turc annulait un déplacement en Israël et déclarait que le Hamas était une « organisation de libération » œuvrant pour la liberté de sa terre et de son peuple. Mais, derrière les déclarations tonitruantes, le président Turc n’est pas décidé à rompre les relations économiques et ne veut pas menacer les intérêts du capitalisme turc.

En analysant les activités navales des différents ports turcs, le journaliste Metim Cihan a mis en lumière les connexions qui existent entre les grands armateurs et industriels engagés dans le commerce israélo-turc et les membres du gouvernement ou proches du pouvoir politique. En dépit des nombreux appels au boycott des produits israéliens formulés par son parti politique, le Parti de la Grande Union (BBP) actuellement membre de la coalition gouvernementale, Mustafa Sermerci continue de tirer profit du commerce de câbles dans lequel son entreprise, Pamukkale Kablo, est engagé. Le fils de l’ancien premier ministre Binali Yildirim, Erkam Tildirim, est également associé d’Oras Shipping qui continue d’opérer avec Israël. Certains navires sont par ailleurs la propriété de certains représentants du parti présidentiel d’Erdogan, l’AKP, comme celui d’Ibrahim Güler, qui fait régulièrement la navette entre les deux pays. Parmi les entreprises engagées dans ces échanges, l’on compte la Limak Holding, grand groupe industriel, proche du pouvoir, ainsi que Sabanci Group, un des plus importants conglomérats du pays, qui maintient des échanges quotidiens avec les ports israéliens.

Les importations n’ont également pas cessé. Si la Turquie exporte de l’acier vers Israël, elle « importe aussi beaucoup de pièces de haute technologie, et notamment des pièces essentielles de ses drones, dont elle est très fière », affirme à France Info le chercheur Cengiz Aktar, professeur invité à l’université d’Athènes. Derrière les déclarations enflammées du gouvernement turc, qui organise des manifestations monstres, comme ce lundi 1er janvier, pour soutenir en apparence la résistance palestinienne, les relations économiques avec l’Etat colonial se poursuivent sans interruption notable.

Entre concurrence et normalisation : la Turquie cherche à consolider sa place de puissance régionale

Il s’agit, en effet, d’une constante des relations israélo-turques depuis la fondation de l’Etat d’Israël. Après avoir reconnu l’existence d’Israël en 1949, la Turquie n’avait pas non plus rompu ses liens avec l’Etat colonial au sortir de la Guerre des Six jours en 1967. Depuis les années 90, le volume des échanges commerciaux n’a fait que croître et s’est doublé d’une coopération militaire accrue. Arrivé au pouvoir en 2002, Erdogan a rompu avec le sécularisme traditionnel de la Turquie mais l’usage d’une rhétorique nouvelle, d’inspiration religieuse, n’a pas modifié les relations qu’elle entretient avec Israël. Si la répression extrêmement brutale de la seconde Intifada avait suscité quelques déclarations hostiles, le commerce d’armes entre la Turquie et Israël a doublé de volume pendant les cinq années de révolte populaire. Dès 2004, Ankara avait tenté de normaliser ses relations avec la Syrie, hostile à Israël, pour s’imposer comme un intermédiaire entre les deux pays et accroître son influence régionale.

En 2010, six navires chargés d’aide humanitaire ont tenté de forcer pacifiquement le blocus naval israélien autour de la bande de Gaza. Tsahal a dépêché ses troupes et mis à sac les navires civiles, faisant 10 morts, dont 8 citoyens turcs. La crise diplomatique fut superficielle. En dépit de la rupture des liens diplomatiques et du rappel des ambassadeurs, dans les deux pays, les exports israéliens à destination de la Turquie augmentèrent de 50% l’année suivante. Alors qu’Erdogan qualifiait le sionisme de « crime contre l’humanité » en 2013, les exportations turques vers Israël atteignirent la même année le montant record de 2,8 milliards de dollars. Ces déclarations violentes n’ont pas plus refroidi les exportateurs israéliens : en 2014, Israël exporta vers la Turquie près de 2,73 milliards de dollars de marchandise. Ces échanges n’ont cessé de croître depuis : en 2022, le montant des exports turcs était de 7 milliards de dollars tandis qu’Israël vendait à la Turquie près de 2,5 milliards de dollars de marchandises.

Annoncée en Août 2022, le rétablissement complet des relations diplomatiques s’accompagna, dès septembre, d’une collaboration militaire accrue, en raison du risque d’attentats iraniens contre les touristes israéliens en Turquie. Les discussions rapprochées entre Israël et la Turquie en 2022 concernèrent également l’exploitation des champs gaziers marins, près de Gaza, et l’acheminement du gaz vers l’Europe au moyen d’un pipeline turc. La Turquie joua également un rôle non-négligeable dans la normalisation des relations entre son rival, l’Arabie Saoudite, et Israël.

Dans ces conditions, les déclarations du président Erdogan ne font que dissimuler les intérêts contradictoires de sa bourgeoisie, entre normalisation et approfondissement des relations avec la bourgeoisie israélienne et volonté de se présenter comme une puissance régionale et un leader du monde musulman dans la région. Si les relations diplomatiques entre la Turquie et Israël sont parfois instables, comme en témoigne l’incarcération d’une trentaine d’individus, mardi 2 Janvier, soupçonnés d’espionnage pour le compte d’Israël, la répression des manifestations autour de la base militaire étatsunienne d’Incirlik et l’essor du commerce israélo-turc font d’Erdogan un faux allié de la lutte palestiniennne. Si le président récemment réélu ne cesse de durcir ses déclarations à l’encontre d’Israël, pour conserver l’appui de la base de l’AKP, alors que la Turquie connait une crise économique durable, et pour apaiser ses relations parfois tendues avec l’Iran[1], son allié infatigable dans la lutte contre les minorités kurdes, la bourgeoisie turque demeure un allié d’Israël. Netanyahou, en 2020, déclarait ainsi cyniquement au Jerusalem Post que « les positions du président turc à mon égard en public sont différentes en matière de relations commerciales entre nos deux pays. Il m’appelle Hitler toutes les trois heures. Maintenant, il le fait toutes les six heures, mais, Dieu merci, le commerce entre la Turquie et Israël est en plein essor ».



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