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1968 - 2024

Du Vietnam à la Palestine ? En 1968, l’occupation de Columbia enflammait les campus américains

La mobilisation actuelle à Columbia fait écho à l’occupation de 1968. Au croisement de revendications antiracistes et contre la guerre au Vietnam, la mobilisation étudiante et sa répression avait mis le feu au poudre au mouvement sur les campus aux États-Unis. Des modes d’action qui se répètent dans le monde entier les mois suivants, jusqu’à Paris.

Raji Samuthiram

24 avril

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Du Vietnam à la Palestine ? En 1968, l'occupation de Columbia enflammait les campus américains

Depuis près d’une semaine, l’université de Columbia à New York, où des étudiants ont érigé un campement contre le génocide à Gaza, est devenu un sujet d’actualité internationale. Aujourd’hui, le mouvement s’étend sur plus de 20 campus et a aussi rallié d’autres secteurs, notamment plusieurs syndicats états-uniens représentant des dizaines de milliers de travailleurs, exigeant que l’université réponde favorablement aux revendications des étudiants et annuler les sanctions. « Le droit à la mobilisation est nécessaire à toutes les luttes, et cette attaque directe contre ce droit est également une attaque contre le mouvement ouvrier. Une attaque contre un est une attaque contre tous… Les travailleurs affirment leur solidarité total avec ce mouvement étudiant » note leur communiqué.

En face, la répression ne s’est pas faite attendre. Dès le 18 avril, l’administration a ordonné l’arrestation d’une centaine d’étudiants. Des étudiants ont été suspendus ou expulsés de leurs logements. Une répression dans la continuité de la criminalisation intense qui se joue sur les campus états-uniens depuis octobre, alors que nationalement les étudiants pro-Palestine subissent des pressions de tous les côtés, allant des accusations d’antisémitisme jusqu’aux menaces de mort. Le 23 avril, les étudiants de Columbia ont annoncé que l’administration menaçait désormais d’envoyer la Garde nationale.

Une annonce qui prépare un sursaut important dans la répression et qui fait écho au massacre de l’Université de Kent State le 4 mai 1970. Dans le contexte d’une mobilisation étudiante nationale contre la guerre au Vietnam, la Garde nationale de l’Ohio, avec l’aval de l’université et des politiciens locaux, avait alors tiré sur des étudiants, faisant neuf blessés et quatre morts. Un épisode sanguinaire qui a marqué l’esprit d’une génération militante.

Depuis le début de leur campement, les étudiants revendiquent l’héritage de Columbia en 1968. A l’époque, une mobilisation d’une semaine paralyse le campus et devient l’acte déclencheur du mouvement anti-guerre dans les campus à travers tout le pays.

« Le monde entier vous regarde » : Columbia en 1968, au croisement des mobilisations antiracistes et anti-guerre

En 1968, le contexte social est explosif aux Etats-Unis. Quelques années seulement après des victoires majeures du mouvement pour les droits civiques (l’acte des droits civique de 1964, l’établissement de l’aide médicale publique en 1965), la guerre coloniale des Etats-Unis (dont le bilan en 1975 s’élèvera à plus de deux millions de morts civils) exacerbe les contradictions de la société américaine. En janvier 1968, les forces américaines et sud-Vietnamiennes sont surprises par l’offensive du Têt conduite par l’armée du Nord, révélant les difficultés du côté américain. Pour poursuivre la guerre, le gouvernement démocrate de Lyndon B. Johnson continue d’appeler les jeunes hommes au front, malgré une vague de protestation croissante. Enchaînant les crises et les mauvais sondages, il finit par se retirer de la campagne présidentielle pour sa réélection le 31 mars. Puis, le 4 avril, Martin Luther King Jr., principale figure du mouvement pour les droits civiques, est assassiné.

A Columbia, ce sont ces conditions nationales, se mêlant à une mobilisation contre les politiques racistes de l’université, qui mènent 1 000 étudiants à occuper cinq bâtiments de l’université. L’occupation de Columbia marque alors le début des révoltes étudiantes contre la guerre au Vietnam, culminant dans une grève étudiante sur 900 campus universitaires et lycéens en 1970. Le directeur du FBI a été si effrayé par « une ère de disruption et de violence » menée par les militants de la nouvelle gauche, étudiants en tête, que, dès mai 1968, il commence l’établissement de COINTELPRO, un programme secret de surveillance visant à désorganiser et démanteler les mouvements radicaux, y compris par l’assassinat de militants du Black Panther Party ou des mouvements de Natifs américains.

« La question n’était plus de quelle carrière tu allais choisir. Il était question de si le pays survivrait à une guerre civile, » explique Juan González, étudiant militant à l’époque, pour décrire l’ambiance sur le campus. Le nombre de manifestations augmente, que ce soit pour protester contre la conscription ou pour dénoncer les liens de l’université avec l’Institut pour les Analyses de Défense (IDA) qui collabore avec le gouvernement. Enfin, les étudiants afro-américains se mobilisent contre la construction d’un gymnase dans le quartier historiquement noir d’Harlem qui, rattaché à l’université d’élite qu’est Columbia, renforce la ségrégation au détriment des populations noires locales.

La rencontre de ces diverses mobilisations donne lieu, dès le 23 avril 1968, à une occupation de près d’une semaine. Les étudiants de la Société Afro-Américaine, ainsi que de la société des Étudiants pour une Société Démocratique (SDS), s’allient pour revendiquer l’amnistie pour les étudiants mobilisés, la fin de la construction du gymnase, et la désaffiliation de l’université du programme de l’IDA. Rapidement, l’occupation s’étend sur plusieurs bâtiments et attire de nombreux soutiens, dont des groupes locaux de Harlem et deux militants Black Panther, Kwame Ture et H. Rap Brown, qui affirment leur soutien dans une conférence de presse devant l’université : « Le monde entier vous regarde, le monde noir vous regarde. »

L’ambiance est électrique : les étudiants séquestrent le doyen pendant une journée et s’emparent du standard téléphonique pour répondre aux parents affolés. L’administration tente de reprendre la main et d’arranger des réunions secrètes avec les étudiants, mais les étudiants refusent de céder sur leurs revendications, et après une semaine, le 30 avril, l’administration appelle la police. La répression est brutale : 1 000 policiers occupent le campus et arrêtent 700 étudiants. La brutalité des arrestations fait l’effet d’un électrochoc. Les étudiants et professeurs se mettent alors en grève, menant à la fermeture du campus pour le reste du semestre.

Mais la mobilisation arrache des victoires importantes. Si trente étudiants sont renvoyés, les autres sont amnistiés. Columbia suspend la construction du gymnase à Harlem, ainsi que son contrat avec l’IDA. Les évènements à Columbia jouent un rôle de détonateur au plan national, et au-delà. Comme se souvient l’écrivain Paul Auster, alors étudiant : « En 68, nous étions très conscients de ce qui se passait dans le reste du monde. Quelques semaines plus tard, la grève générale débute à Paris. Une pancarte disait : “COLUMBIA-PARIS”. »

Les universités d’élite au cœur des contradictions de la société américaine

Aujourd’hui, malgré un contexte mondial très différent, impossible de ne pas voir un parallèle dans les évènements à Columbia en 1968 et aujourd’hui. A l’époque, l’occupation de Columbia était aussi devenue un symbole en raison de son statut comme université d’élite, une des huit facultés de la Ivy League. Ces universités privées ultra-prestigieuses - avec des budgets élevés, des frais exorbitants, et des taux d’acceptation souvent inférieurs à 10% - servent à former l’élite du pays, mais sont aussi des centres de recherche importants et très bien financés. Les travaux qui y sont réalisés servent souvent aux intérêts de l’appareil militaire des États-Unis, comme le souligne Wendell Wallach un ancien étudiant de Harvard qui a participé à la grève contre la complicité de l’université dans la guerre du Vietnam en 1969 : Pour nous, il n’y avait aucun doute que le complexe militaro-industriel s’était changé en complexe militaro-industriel-académique. En décembre dernier [en 2021], j’ai été perturbé en lisant que Yale avait accepté 15.3 millions de dollars de l’ex-président de Google… pour établir le Programme Schmidt sur l’intelligence artificielle, les technologies émergentes, et le pouvoir national. » Selon le Département de l’Education, autour de 100 universités états-uniennes ont accepté des donations ou des contrats d’Israël, pour un total de 375 millions de dollars sur les deux dernières décennies.

Aujourd’hui, les étudiants qui se joignent aux mobilisations pro-Palestine viennent notamment d’universités privées sélectives, qu’ils accusent d’entretenir des liens importants avec le département de la Défense américaine ou avec l’armée israélienne : Columbia, Yale, Harvard, Vanderbilt, New York University, MIT… En même temps que ces universités soutiennent les recherches de l’industrie militaire et forment les futurs cadres des entreprises technologiques complices comme Google, elles répondent aussi aux volontés des conseils d’administration et des politiciens. En témoignent les auditions au Sénat des présidences de MIT, Harvard, l’Université de Pennsylvanie depuis le 7 octobre, accusées d’avoir laissé des étudiants pro-Palestine s’exprimer sur le campus. Ces sessions très médiatisées démontrent la pression nationale à la criminalisation absolue de toute parole critique de la politique de l’Etat américain et de sa tête de pont au Moyen-Orient, l’Etat d’Israël, alors même que ces universités sont généralement hostiles aux groupes pro-Palestine.

Depuis, les présidentes d’Harvard et de l’Université de Pennsylvanie ont démissionné, sous pression des conseils d’administration et des donateurs des deux universités. Le 17 avril, c’est la présidente de Columbia, Nemat “Minouche” Shafik, qui a été auditionnée. Le lendemain, les étudiants à Columbia montent leur campement. Soucieuse de ne pas subir le même sort que ses collègues des autres Ivy League, Shafik ne s’est pas fait prier pour suspendre les étudiants présents et appeler le NYPD pour arrêter plus de 100 d’entre eux. Aujourd’hui, elle menace d’envoyer la garde nationale, comme à l’université de Kent State en 1970.

La répression qui se déploie montre que le régime américain a bien conscience de la contradiction du moment actuel entre une jeunesse radicalement en faveur de la Palestine et sa place dans des universités ultra-prestigieuses, censées garantir la reproduction du système États-unien et du consensus pro-Israël qui y règne depuis des décennies.

« Columbia, pourquoi m’avez-vous obligé à lire Prof. Edward Saïd si vous ne vouliez pas que je l’applique ? »

« J’ai eu des frissons en entendant Emma González parler des débuts du mouvement de sa génération pour arrêter les fusillades, » explique Nancy Biberman, militante du SDS et étudiante à Barnard/Columbia en 1968, soulignant la radicalité militante qu’elle perçoit chez la nouvelle génération militante. En effet, la jeunesse présente aux universités aujourd’hui est politisée autour de nombreux sujets comme les tueries de masse, l’écologie, et l’antiracisme. La génération qui s’était forgée dans les marches contre les fusillades dans les lycées ou la grève de l’école pour le climat est aujourd’hui présente dans les campus. En 2020, elle a subi le confinement et les politiques désastreuses du gouvernement Trump lors du Covid-19, et a participé au mouvement Black Lives Matter, lors duquel beaucoup d’étudiants ont dénoncé la complicité de leurs universités dans le racisme systémique aux US.

La radicalisation des étudiants et leur désillusion dans les institutions universitaire se révèle dans l’occupation de cette semaine, et semble prendre une nouvelle ampleur alors que les administrations de Yale à Columbia assument un sursaut répressif.

« Je sors de garde-à-vue après que Columbia a appelé la police pour arrêter plus de 100 étudiants. J’ai été renvoyé et expulsé de mon logement par Barnard. Ceci n’a fait que renforcer mon engagement pour le mouvement pour la libération de la Palestine et je promets de poursuivre le combat pour le désinvestissement,  » a écrit l’étudiante et militante Maryam sur X la semaine dernière. « Columbia, pourquoi m’avez-vous obligé à lire Prof. Edward Saïd si vous ne vouliez pas que je l’applique ? » peut-on lire sur une des pancartes au campement. Une référence à l’hypocrisie de l’institution qui revendique le théoricien palestinien anticolonial Edward Saïd, professeur à Columbia pendant de nombreuses années et auteur inscrit sur la liste de lectures obligatoires pour tous les étudiants.

Aujourd’hui, le mouvement de solidarité dans les universités pourrait donner un nouvel élan aux mobilisations pour la Palestine, à l’heure où l’invasion de Rafah promet encore de nouvelles horreurs. Loin d’abattre le mouvement de solidarité avec la Palestine, la répression de Columbia l’a fait redoubler de vigueur et a déclenché une énorme vague de solidarité, témoignant de la profondeur de la politisation opérée par le génocide à Gaza dans les pays impérialistes. Si les étudiants de Columbia demandent que cette solidarité ne se focalise pas sur des questions de liberté d’expression, risquant selon eux d’invisibiliser le soutien à la Palestine, la lutte contre la répression doit bien faire partie intégrante du mouvement pour la Palestine. La marche à la guerre et le soutien aux massacres coloniaux vont toujours de pair avec une limitation et une disparition des droits démocratiques les plus basiques.

C’est ce qui s’observe dans l’ensemble des pays impérialistes, où les militants de la cause palestinienne sont diffamés, traités d’antisémite (y compris de nombreux militants juifs !), convoqués par l’anti-terrorisme, incarcérés. De Columbia à Paris en passant par Berlin ou Londres, les gouvernements mènent la même politique. Au risque de faire face aux mêmes explosions de colère et de revoir, au milieu d’universités occupées et de rues barricadées, fleurir les pancartes « Columbia-Paris ».


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