Analyse

Milei : un projet d’extrême droite dans le monde de la polycrise

Claudia Cinatti

Milei : un projet d’extrême droite dans le monde de la polycrise

Claudia Cinatti

Claudia Cinatti revient sur la politique étrangère de Milei et l’inscription de ce nouveau gouvernement d’extrême-droite dans des tendances internationales contradictoires.

À en juger par la première semaine de son mandat, le gouvernement de Javier Milei ressemble à un musée de nouvelles mesures ménémistes [du nom de Carlos Menem, président argentin de 1989 à 1999 à l’origine de nombreuses réformes néolibérales, NdT] : une combinaison orthodoxe de mesures d’austérité, de « stagflation » et de promesses de répression au niveau national. Une politique accompagnée d’un alignement automatique sur les États-Unis en matière de politique étrangère (une sorte de retour aux « relations charnelles »), principalement contre la Chine et la Russie et le bloc informel de ce que l’on appelle le « Sud global ». À cela s’ajoute une alliance inconditionnelle avec l’État d’Israël, avec y compris la promesse de déplacer l’ambassade argentine à Jérusalem, proposition tirée du manuel d’extrême droite de Donald Trump et de Jair Bolsonaro.

Le gouvernement américain a accueilli l’arrivée de Milei avec des sentiments mitigés. D’une part, il se félicite que le troisième pays d’Amérique latine - après le Mexique et le Brésil - soit entré dans l’orbite des serviteurs inconditionnels de Washington dans le cadre de sa concurrence avec la Chine. Cela a une valeur particulière compte tenu du déclin notoire de l’hégémonie américaine et de l’émergence de blocs alternatifs tels que les BRICS, que l’Argentine a été invitée à rejoindre à partir de janvier 2024. Mais d’un autre côté, le président Biden, qui est au plus bas de ses soutiens politiques, craint que le gouvernement d’extrême droite de Milei (qui considère que Biden serait une sorte de « collectiviste ») ne soit une tête de pont pour le retour de Trump à la Maison Blanche lors des élections de 2024, après la défaite de Bolsonaro.

Ce changement de paysage politique aura des conséquences régionales, et annoncera probablement des tensions en Amérique latine. N’oublions pas que le gouvernement de Macri a soutenu le coup d’État en Bolivie contre Evo Morales en 2019, promu par la droite locale et l’administration Trump. Dans la campagne, Milei a surjoué l’alignement exclusif sur Washington au point de remettre en cause les relations avec des partenaires commerciaux indispensables pour l’État et la bourgeoisie argentine comme le Brésil et la Chine. Plus tard, une fois arrivé au pouvoir, il a fait marche arrière par rapport à ce fondamentalisme extrême et, dans un virage « pragmatique », a demandé au président chinois XI Jinping - le tyran communiste - de renouveler le swap de devises pour faire face aux paiements au FMI. Au-delà de ses relations exécrables avec Lula, il a par ailleurs jusqu’à présent adopté une ligne « ouverte », même si c’est dans le cadre du maintien du Mercosur.

Mais au-delà des spéculations sur le futur, la politique étrangère profondément réactionnaire du gouvernement libertarien a déjà commencé à se concrétiser. Le 12 décembre, et pour la deuxième fois en moins de deux mois, l’Assemblée générale de l’ONU a approuvé à une majorité de 153 pays sur 193 l’appel à un cessez-le-feu humanitaire à Gaza. Par rapport au vote précédent du 27 octobre, 30 pays se sont joints à l’appel au cessez-le-feu, y compris des alliés stratégiques des États-Unis comme le Japon, le Canada, la Corée du Sud et l’Australie. Mais le gouvernement argentin a décidé de changer le vote en sens inverse et s’est abstenu. Seuls 23 pays se sont abstenus (en Amérique latine : l’Argentine, l’Uruguay et le Panama). Et seulement 10 ont voté contre dont, évidemment, les États-Unis et l’État d’Israël (Guatemala et Paraguay en Amérique latine).

L’ampleur du massacre perpétré par Netanyahou prend des dimensions terrifiantes. Comme le montre une enquête récente, basée sur des entretiens avec des membres des services de renseignement israéliens, il s’agit d’un « massacre planifié de civils » et non de « dommages collatéraux » : 18 800 civils tués (dont 8 000 enfants et 6 200 femmes), 51 000 blessés graves sans accès à des soins médicaux adéquats, 1,8 million de déplacés (80% de la population), auxquels s’ajoute la destruction des infrastructures civiles et du réseau d’eau potable. Une catastrophe humanitaire qui rappelle la Nakba de 1948.

Ces résolutions de l’ONU n’ont aucune conséquence pratique pour arrêter le génocide israélien contre le peuple palestinien, bien qu’elles aient l’effet symbolique d’exposer les alignements internationaux et, surtout, l’étendue de l’hégémonie de l’impérialisme américain. Ce qui a été exposé en revanche c’est l’isolement croissant des États-Unis et d’Israël dans leur justification du génocide à Gaza, mettant en lumière l’énorme hypocrisie des gouvernements occidentaux face à l’émergence d’un mouvement de masse contre la guerre et en solidarité avec le peuple palestinien.

L’alliance entre l’extrême droite et l’Etat d’Israël

Bien que cela puisse sembler être un oxymore, l’alliance des partis d’extrême droite - dont beaucoup se disent antisémites - avec l’État d’Israël et le gouvernement Netanyahou répond à une logique politique implacable. Selon un éditorial du quotidien Haaretz, M. Netanyahou a conclu avec les partis d’extrême droite européens un « marché faustien » qui consisterait globalement à tolérer l’antisémitisme et à fermer les yeux sur le négationnisme en échange d’un soutien à la politique d’expansion coloniale et au régime d’apartheid et de la promotion du transfert des ambassades européennes à Jérusalem. Cette alliance est également sous-tendue par un programme islamophobe commun, qui est très en phase avec les politiques anti-immigrés des formations d’extrême droite dans l’UE.

Pour la droite trumpiste aux États-Unis, le soutien des différentes églises évangéliques vient s’ajouter à l’alliance stratégique de l’impérialisme américain avec l’État d’Israël et à l’influence des secteurs pro-sionistes et néo-conservateurs de l’establishment démocrate et républicain. Ce soutien est basé sur des croyances religieuses et des interprétations des prophéties bibliques, qui se traduisent en positions géopolitiques et en affinités idéologico-politiques marqéues par le conservatisme. Des organisations telles que Christians United for Israel ont une influence décisive sur les politiques du parti républicain, notamment le déménagement de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem sous la présidence de Donald Trump, qui a ouvertement reconnu qu’il l’avait fait « pour les évangéliques », considérant qu’ils sont la principale composante de la base électorale républicaine. Dans sa campagne actuelle pour revenir à la Maison Blanche en 2024, Trump a de nouveau utilisé la carte israélienne à des fins électorales, établissant une continuité directe entre sa candidature et ceux qui « aiment Israël », qu’ils soient juifs ou évangéliques. Bolsonaro semble avoir eu des motivations électorales similaires à celles de Trump, étant donné le poids important de la droite évangélique dans son électorat, bien qu’il n’ait jamais donné suite à sa proposition de déplacer l’ambassade du Brésil à Jérusalem.

Milei s’est non seulement aligné de manière inconditionnelle sur l’État sioniste, mais il s’est également allié à la droite religieuse orthodoxe, ce qui l’a conduit à nommer son rabbin personnel ambassadeur en Israël. Il a également fait appel à des invocations messianiques, demandant l’aide des « forces du ciel » pour faire passer les plans d’ajustement brutaux qu’il tente d’imposer.

Un néolibéral au mauvais moment

Dans son discours d’investiture, Milei a comparé la conjoncture historique dans laquelle il est arrivé au pouvoir à la chute du mur de Berlin. Mais la situation ne pourrait être plus différente de celle de 1989-91. La victoire des États-Unis dans la guerre froide, la dissolution de l’Union soviétique et la restauration du capitalisme avaient laissé place à une décennie d’hégémonie unipolaire américaine. Le néolibéralisme s’est imposé avec de lourdes défaites dans la lutte des classes dont les dictatures en Amérique latine ont été une expression. On pourrait également évoquer le triomphe de la Grande-Bretagne dans la guerre des Malouines ou la défaite de la grève des contrôleurs aériens aux États-Unis par le gouvernement Reagan, et celle des mineurs britanniques par Margaret Thatcher. Mais il est devenu hégémonique au cours des années 1990, avec la propagation de la « mondialisation » et de la « démocratie libérale », qui, selon Fukuyama, annonçait la dernière étape de l’évolution des sociétés capitalistes. Le credo néolibéral - libre marché, dérégulation et privatisation - a été adopté sans nuances par les partis conservateurs et les sociaux-démocrates (ou réformistes) à travers la « troisième voie », constituant ce que Tariq Ali a défini à l’époque comme l’« extrême centre ».

La crise capitaliste de 2008 a mis en évidence l’épuisement de ce monde globalisé dirigé par Washington. Non seulement la Chine a émergé en tant que puissance et principal concurrent des États-Unis, mais aussi une série de puissances moyennes - telles que la Turquie, le Brésil, l’Inde ou l’Indonésie - poursuivant leurs propres intérêts nationaux. La tendance persistante aux crises organiques dans le contexte d’une profonde polarisation politique et sociale a divisé les classes dirigeantes et a conduit au développement de tendances bonapartistes et protectionnistes dans les pays du noyau dur, dont la plus haute expression a été la présidence Trump, et la guerre commerciale avec la Chine qui se poursuit sans variations majeures sous la présidence Biden. À son tour, cette situation a ouvert une nouvelle période intense de luttes ouvrières, de révoltes populaires et de nouveaux phénomènes politiques, tant dans les pays du centre que dans la périphérie capitaliste.

La pandémie d’abord, et les guerres entre la Russie, l’Ukraine, l’OTAN et Israël à Gaza ont approfondi ces tendances, avec la formation d’une alliance entre la Russie et la Chine qui se présente comme une alternative « multilatérale » à l’ordre américain, et a ouvert le champ à des « alignements multiples » et à des alliances mouvantes. L’incertitude règne sur la scène internationale, même si l’on peut affirmer que la probabilité croissante d’une victoire de Trump aux élections de 2024 rendra la situation plus convulsive. Même des intellectuels de la droite trumpiste évoquent la nécessité d’une sorte de « césarisme », c’est-à-dire d’une solution autoritaire-bonapartiste, suscitant l’alerte dans les médias libéraux.

Le revers de la médaille du renforcement des tendances d’extrême droite est le développement de phénomènes de lutte des classes inédits ces dernières années, comme le processus de grèves et d’organisation syndicale aux États-Unis. Et l’émergence d’un mouvement massif contre la guerre d’Israël à Gaza et en solidarité avec le peuple palestinien, principalement dans les pays du centre, avec une empreinte anti-impérialiste jamais vue depuis le mouvement contre la guerre du Vietnam.

A ce propos, l’historien américain Adam Tooze a dépoussiéré le terme de « polycrise », initialement formulé par Edgard Morin, pour définir la situation de ces 15 dernières années. Selon l’auteur, il s’agit d’une situation complexe dans laquelle plusieurs crises - instabilité économique, crise climatique, rivalités et affrontements entre puissances - interagissent d’une manière qui rend « le tout plus dangereux que la somme de ses parties », car la solution partielle de l’une d’entre elles peut aggraver certaines des autres dimensions. Une vision libérale de ce que nous, marxistes, définissons comme la réactualisation des conditions d’une époque de crise, de guerre et de révolution.

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